Une synthèse bienvenue, par les cartes, qui présente les lignes de force de l'époque moderne.
Les Temps modernes ont été étudiés par les plus grands historiens de Fernand Braudel à Pierre Goubert. C’est une société en mouvement, un État en construction et une circulation constante – des hommes/femmes, idées, marchandises – qui caractérisent cette période. Une telle richesse rend toute synthèse compliquée. Les historiens Boris Lesueur et Stéphane Guerre proposent un Atlas d’utilité publique pour saisir les enjeux de cette période en France, dont la compréhension passe aussi par son rapport à l’Europe et au monde.
Nonfiction.fr : Votre Atlas assume le parti pris d’insister sur les transformations à l’œuvre durant les Temps modernes. Cela peut apparaître comme une évidence pour une étude qui s’étend sur trois siècles. D’où vient l’image de Temps modernes immobiles ?
Boris Lesueur : Chaque nouvelle génération d’historiens entend déconstruire le discours majoritaire. Quid de la révolution militaire qui n’en est pas une finalement – trois siècles cela ne fait pas sens –, de la révolution scientifique qui ne concernerait que la physique et laisserait toutes les autres sciences de côté, de la révolution industrielle – plutôt que de considérer les progrès techniques cumulatifs – ? Une autre critique de fond tient aussi à une remise en cause d’une vision occidentale de l’histoire et de son exceptionnalité. Ainsi, l’expression de « Grandes découvertes » en ce qui concerne l’histoire maritime est largement débattue ; Vasco de Gama à Calicut en 1498 : un non-événement dans l’océan Indien ! C’est la thèse de Sanjay Subrahmanyan ou encore de Romain Bertrand, auteur de la belle expression « l’histoire à parts égales » invitant à décentrer le regard de l’Europe.
Un dernier élément à considérer est le questionnement légitime sur les fondements historiques de la périodisation. En effet, sur quoi reposent en réalité les quatre périodes canoniques ? L’introduction de périodes intermédiaires – on connaît l’Antiquité tardive – mais on mesure moins les effets de l’emploi de celle de « Renaissance » puisque les historiens de l’Art, à la suite de Michelet ou de Burckhardt ont beau jeu de rechercher ses origines loin en amont, aux XIVe-XVe siècles. Et puis, il faut dire aussi que les spécialisations universitaires tendent à phagocyter cette époque, dite moderne. Combien de médiévistes en viennent à enjamber les siècles et à insister sur les continuités, dans une perspective achronique ? À l’autre extrémité, les spécialistes de la Révolution considèrent souvent comme une évidence téléologique que tout conduit à 1789.
En vérité, il faut certainement remonter à la période révolutionnaire elle-même pour voir la naissance de ce préjugé de temps immobile, de ce renvoi dans un passé honni et indistinct, pour davantage insister sur la rupture et l’émergence d’une société nouvelle. Parler d’Ancien Régime, de Société d’Ordres, d’Absolutisme, ou plus fort encore, de Féodalité... comme le font les députés de l’Assemblée nationale, c’est une volonté de faire table rase ; autant d’expressions contemporaines des lendemains de la prise de la Bastille.
En 1513, Machiavel place l’État au centre de sa réflexion. Au fil des décennies, la définition de l’État évolue : d’un bien patrimonial appartenant au roi, il devient une entité à part entière dont le souverain est le premier serviteur. Au-delà de la personnification, comment se construit l’État moderne ?
Peut-être que pour répondre à cette question, il faut avant tout proposer une définition de l’État moderne. « Un État dont la base matérielle repose sur une fiscalité publique acceptée par la société politique [...] et dont tous les sujets sont concernés » selon Jean-Philippe Genêt, un historien médiéviste, – on n’en sort pas ! John Brewer, un historien britannique, a largement développé l’idée de « fiscal military state » pour expliquer l’émergence du Royaume-Uni en tant que puissance au XVIIIe siècle : c’est la taxation généralisée qui est à la base de l’affirmation de l’État. On peut considérer que l’équation s’établit peu à peu entre l’impôt, l’armée et la nation : c’est par ses collecteurs d’impôt – la taille en particulier – que l’autorité du roi pèse de plus en plus au quotidien. Et il y a simultanément l’impôt du sang dont s’acquitte la noblesse d’une part, et la population plus généralement par l’obligation du service de la milice qui existe sous différentes formes, avant d’être systématisée par Louvois et Colbert pour la Marine avec le service des classes (toute la population maritime est enregistrée et doit servir sur les vaisseaux du roi). Le roi, lointain, se fait pourtant connaître au quotidien par ses lois (édits, règlements, ordonnances...) qui concernent tous les sujets ; pour à la fois l’état civil, la langue, le recensement, l’ordonnance de Villers-Cotterêts est fondamentale car elle unifie le royaume.
Le souverain intervient aussi sur la religion, la monnaie, le gouvernement des villes, etc. La justice est par essence royale. Elle procède à une codification progressive des lois – il existe ainsi un Code Louis qui précède largement le code napoléonien –, alors que se met en place une pyramide judiciaire depuis les bailliages, les présidiaux, les parlements et le conseil du roi en tant qu’organe d’appel suprême...
Et puis, il faut évoquer les serviteurs de la monarchie. La noblesse d’abord, mais une noblesse sans cesse renouvelée par l’incorporation permanente des élites socio-économiques. Il faut ici évoquer les offices, ces charges vendues par le roi pour exercer en son nom la justice ou pour percevoir les impôts. Il existe en outre une alliance objective entre les élites et le pouvoir, au point de parler de monarchie négociée, car de nombreux possédants, tels les financiers, sont largement intéressés aux affaires de la monarchie.
Autres aspects également à considérer, ce sont les liens clientélaires mis au service de l’autorité du roi. Laurent Bourquin a parlé de la « noblesse seconde », ces lignages qui dans les provinces sont des intermédiaires privilégiés entre le pouvoir central et les autorités locales. De grandes familles aristocratiques contrôlent des provinces entières, à l’instar des Condé en Bourgogne. Ce sont aussi « les bonnes villes », un soutien traditionnel de la monarchie. Jusqu’à un certain point, l’Église est aussi un pilier, au point de parler de monarchie ecclésiale (par le concordat de Bologne de 1516, le roi nomme aux principaux bénéfices dans le royaume), alors que la tradition gallicane qui correspond à une volonté d’indépendance du clergé en France est instrumentalisée à l’occasion par la monarchie, qui de toute façon utilise le clergé pour faire lire en chaire ses déclarations. Pourtant, ce n’est qu’un aspect de la question car peu à peu se met en place aussi la monarchie administrative. Au niveau supérieur, c’est la mise en place d’administrations spécialisées, les finances, la guerre, la marine, la maison du roi... avec toute une population de commis qui annonce les fonctionnaires ultérieurs.
Le roi envoie enfin des commissaires dont le type le plus établi est l’intendant, de justice, police et finance, ayant accès à tous les niveaux de pouvoir dans les provinces et quadrillant à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle tout le royaume. Pas d’anachronisme toutefois ; les uns et les autres sont peu nombreux et il faut mieux considérer que les différents niveaux par lesquels le roi fait sentir une autorité de mieux en mieux respectée s’additionnent ou se surajoutent.
On touche enfin à un dernier aspect, peut-être le plus difficile à saisir, l’existence d’un sentiment de fidélité monarchique, qui n’est pas encore un sentiment national, même si par bien des aspects il s’en rapproche, pour le roi sacré à Reims, le roi de guerre aussi selon l’expression de Joël Cornette qui sait aussi être roi de justice et de paix ! Les Français forment une communauté unie autour d’un roi, d’institutions, de l’histoire, d’une culture...
Vous rappelez en outre, à partir de Montaigne, qu’au XVIe siècle un paysan breton n’entend parler du roi qu’une fois par an. Comment la monarchie administre-t-elle l’ensemble des territoires du royaume, notamment les plus lointains ?
Poser la question du comment conduit d’abord à constater un paradoxe : un appareil d’État extrêmement léger – l’on parle de 70 000 détenteurs d’offices sous Louis XIV –, avec un souverain pourtant de plus en plus obéi. Les adages du type « le roi est empereur en son royaume » hérités du Moyen Âge ont une vérité indéniable. Surtout, il importe de revenir sur l’étymologie d’absolu : « absolutus », cela signifie « délié » ; en fait non soumis aux autres pouvoirs temporels ou spirituels. Certes, le roi respecte les lois humaines et divines, les juristes invoquent les lois fondamentales du royaume, encore qu’elles ne soient jamais clairement énoncées. L’on retiendra la primogéniture masculine, l’inaliénabilité du domaine royal, la religion catholique... De même, il respecte les coutumes ou les libertés des provinces par exemple. Longtemps, il doit ménager les Grands qui estiment avoir le droit d’accéder au Conseil du roi et de participer au gouvernement du royaume ; de moins en moins cela dit – le règne de Louis XIV est ainsi le terme d’une évolution.
Les historiens se perdent parfois à rechercher l’origine de l’absolutisme : l’autorité du souverain impressionne les ambassadeurs étrangers dès François Ier – « la volonté du roi est tout désormais » – qui semble préfigurer la maxime de Louis XIV inscrite sur le plafond de la galerie des Glaces à Versailles – « le roi gouverne par lui-même ». Loin de la figure bénévolente du roi « père de ses peuples », l’État royal sait sévir avec brutalité. La liste des révoltes paysannes écrasées, ou plus exactement réprimées avec une précision terroriste (exécution des meneurs, l’armée envoyée logée chez l’habitant, murailles rasées...) est symptomatique, alors que leur principale motivation est souvent un refus de la pression fiscale. Ce sont aussi les exécutions publiques au nom de la raison d’État, des personnages appartenant aux plus grandes lignées. Or, si une tendance s’observe, c’est bien un essoufflement des révoltes avec le temps, jusqu’à parler de contagion de l’obéissance dans le royaume. C’est flagrant si l’on observe les révoltes armées des « malcontents » qui quittant la cour, hissaient l’étendard de la contestation dans une province où ils étaient implantés. La Fronde (1648-1652) en est l’épisode ultime et Condé le dernier représentant d’un devoir de révolte de la haute aristocratie. S’installe au contraire dans les mentalités une obligation de servir l’État. Il n’est pas inintéressant de constater que dans les grandes crises que traversent la monarchie, il se trouve toujours des individus qui placent l’intérêt supérieur du royaume au-dessus de tout. Ce sont par exemple les « politiques » au moment des guerres de Religion qui font le choix de la continuité de l’État en favorisant l’accès au trône d’Henri de Navarre, le futur Henri IV.
La technostructure de l’État monarchique pour s’appuyer sur les hiérarchies traditionnelles dessine une carte administrative de plus en précise : judiciaire, avec des ressorts délimités ; fiscale et administrative avec les généralités qui correspondent souvent au domaine de compétence d’un intendant ; avec des subdivisions, militaire encore avec les « routes » organisées sous la forme d’étapes pour les déplacements des troupes et des « gouvernements », avec des gouverneurs qui en particulier dans les provinces frontalières exercent une réelle autorité. À ce chapitre, la ceinture de fortification qui protège le royaume contribue à la distinction avec l’étranger : c’est le « pré carré » de Vauban, où s’exerce la loi du roi. Finalement, le roi gouverne son royaume, car ses sujets lui obéissent !
L’idée de mouvement et de transformation se ressent également dans une société qui fonctionne selon des logiques réticulaires, que l’on observe avec la diffusion des informations. S’il faut sept jours pour que les Marseillais apprennent la mort d’Henri IV, vous présentez l’importance des sociabilités au village et sur les marchés pour s’informer. Il semble ici que le processus s’accélère aux XVIIe-XVIIIe siècles ?
La circulation de l’information est un riche champ d’étude car elle remet en cause de nombreuses idées reçues, notamment autour du « village immobile », de mœurs intangibles et d’un univers mental figé. Bien au contraire, les individus sont avides de nouvelles. L’exemple de la Normandie montre que tous les villages sont situés à moins de 5 km d’un marché ou 13 km d’un bourg marché. Le prix des récoltes est discuté, la météorologie mais aussi les événements politiques ou religieux du temps. Car, les individus se déplacent : à courte distance, mais aussi vers les villes, parfois lointaines. Certains sont des médiateurs culturels (mode, consommation, voire des idées nouvelles).
Prenons un exemple, celui du sire de Gouberville, un gentilhomme du Cotentin au XVIe siècle : il connaît le grec et latin ; il est peut-être tenté par la Réforme ; plus prosaïquement il s’essaie à la distillation. Or, dans son journal, on le voit sans cesse être en contact avec les paysans de Mesnil-au-Val qui ne cessent de venir le voir jusque dans sa chambre. Il y a toute une réflexion à avoir sur l’oralité, qui passe par des lieux privilégiés de rencontre mais aussi des moments, comme la veillée. Des études sur le chants traditionnels bretons – ce sont les travaux d’Éva Guillorel – montrent que les événements, les décisions de justice, les faits divers simplement, sont abondamment repris et portés à la connaissance de tous.
Une des caractéristiques de la période, c’est bien sûr la diffusion de l’imprimé ; l’on pense à la gazette de Théophraste Renaudot. Les écrits peuvent avoir un net contenu politique, comme durant la Fronde avec les Mazarinades, des libelles parfois d’une grande violence liée à l’actualité. Une publication janséniste clandestine, les Nouvelles ecclésiastiques, fait enrager la police du roi au XVIIIe siècle qui n’en trouve pas les auteurs. Ce sont aussi les « canards » qui relatent les faits les plus extraordinaires survenus en Europe : on est là dans la littérature de colportage. Je voudrais citer une publication très originale aussi : Les Relations des jésuites. Cet ordre missionnaire publie très régulièrement des nouvelles, notamment du Canada, décrivant les mœurs des Amérindiens à destination d’un large public. Il y a donc de nombreux moyens de se tenir informé du vaste monde depuis son petit village !
Par ailleurs, l’information vient du haut également : ce sont les cérémonies de l’information étudiées par Michèle Fogel, à partir des crieurs publics aux carrefours ou des Te Deum ordonnés par l’État pour les grands événements publics. Grandes décisions royales, naissances, victoires, autant d’occasions de célébrer la parole publique. Le mécénat royal participe aussi d’une volonté de magnificence pour impressionner. Plus pragmatiques, les grands ministres s’entourent de plumes stipendiées : Voltaire lui-même fut historiographe du roi !
Plus qu’une accélération, c’est d’une transformation dont il s’agit. Les émotions populaires, y compris violentes, ont toujours existé, que l’on réagisse à la cherté, aux impôts, à une inquiétude religieuse. Mais les archives deviennent beaucoup plus nombreuses au fur et à mesure du temps et nous permettent de mieux les saisir ; celles de la Bastille permettent à partir du XVIIe siècle de recenser les mauvais propos, les paroles séditieuses – c’est ce qu’a étudié Arlette Farge. Un deuxième élément est celui des progrès de l’alphabétisation de la population qui est un mouvement de fond. Troisième élément aussi, les progrès routiers et le désenclavement généralisé du royaume ; 30 000 kilomètres de routes sont empierrés ou pavés au XVIIIe siècle. Oui, la société tout entière est en mouvement. Et encore oui, pour la curiosité des habitants de l’ancienne France jamais démentie.
La France ne se limite pas aux enjeux européens puisque les sociétés s’ouvrent vers les mers et océans. Quels sont les acteurs et actrices de cette vocation maritime ?
La géographie commande la destinée maritime de la France qui est ouverte sur trois mers. Il ne faut donc pas négliger les activités de pêche côtière mais aussi hauturière – les basques chassent la baleine au Labrador dès le XVIe siècle et les pêcheurs de la Manche les bancs de Terre Neuve à la même époque. Sur l’estran, les activités de cueillette ou de ramassage sont très actives en tout temps. Les activités de cabotage sont très anciennes – rappelons simplement le commerce du sel ou du vin pratiqué sur la côte atlantique. En Méditerranée, on parle de « caravanes » qui visent à se procurer de l’huile d’olive, du blé, de l’alun... C’est pris très au sérieux par la royauté qui négocie avec la Sublime Porte, les Ottomans, des escales privilégiées appelées les Échelles du Levant.
Mais la question posée relevait davantage de l’ouverture atlantique, voire mondiale. Longtemps les Français ont fait figure d’outsiders. Les Normands, comprendre les milieux portuaires de la province, fréquentent très tôt les côtes américaines, le Brésil par exemple. C’est le cas aussi de Saint-Malo où François Ier finance Jacques Cartier qui remonte le Saint-Laurent. Mais l’expansion coloniale est chose sérieuse et ne peut se passer du soutien de l’État qui, entre guerres d’Italie et guerres de Religion, a longtemps d’autres préoccupations. Il faut vraiment attendre le XVIIe siècle pour le voir changer d’attitude. La motivation, pour faire simple, relève du « mercantilisme » – le terme est très discutable d’ailleurs. Longtemps, il se contente d’accorder des privilèges, des monopoles aussi (sur la fourrure, la traite des esclaves...). La royalisation du domaine colonial date du début du règne de Louis XIV. La politique suivie est ambiguë puisqu’il y a des efforts peu suivis pour transplanter des populations venues d’Europe outre-mer : c’est le Canada, la Louisiane sous la Régence, la Guyane enfin après 1763.Ce sont surtout les ressources commerciales qui intéressent, en particulier le sucre cultivé aux Antilles, avec le phénoménal succès de Saint-Domingue qui repose sur le travail de 500 000 esclaves à la fin de l’Ancien Régime. L’Asie restera davantage le domaine de la Compagnie des Indes, même si là encore le commerce libre finit par l’emporter : de cette aventure subsiste le port de Lorient.
L’État a un rôle d’incitation déterminant. D’abord basiquement, en soutenant cette expansion par sa marine, voire son armée. En édictant ensuite une législation favorable et protectrice des intérêts des négociants français : c’est ce que l’on appelle l’exclusif commercial. Il s’établit une relation d’intérêts mutuels bien comprise avec les milieux négociants des villes portuaires, mais qui doit être élargie ; Louis XIV a voulu donner l’exemple en investissant dans la Compagnie des Indes et il se trouve de grands financiers qui participent à cette aventure – c’est le cas de Crozat en Louisiane. Et plus largement aussi les élites : ce sont les actionnaires des compagnies commerciales, des armements de navires ; on pourrait être surpris du nombre de familles ayant investi aux Antilles par exemple. Pour tout dire, la formule de « premier empire colonial » de la France a une pertinence incontestable.
On garde l’image d’une Europe française avec la diffusion des lettres et des sciences qui atteint son acmé sur le plan politique avec Louis XIV. Vous nuancez cette image avec un roi contesté dès son vivant ou la sous-estimation du modèle anglais. À partir de quand est écornée l’image d’une France héritière d’Athènes, Rome et Florence portée par Voltaire ?
Je pense que l’on se situe là en partie dans l’illusion rétrospective. Il y a toutefois des facteurs objectifs à considérer. Le premier est politique. La France est l’État le plus peuplé d’Europe et sa construction unitaire en fait de toute façon un acteur incontournable en Europe, redouté même. Elle impressionne : le geste de François Ier de faire visiter Chambord, Paris, Fontainebleau à Charles Quint, son ennemi, a une signification politique. De la même manière, plus tard, Versailles n’a pas d’équivalent par sa taille. Les souverains sont magnificents ! Même, la construction de l’État est un modèle pour les souverains Stuart en Angleterre, pour l’Espagne aussi. Mais cette puissance a des effets négatifs car la France inquiète : c’est en particulier la condamnation de l’agressivité du Mars Gallicus ou de l’expansion sans limite, qui vaut à l’Europe entière ou presque de se coaliser contre elle lors de la guerre de Succession d’Espagne. La diplomatie est parfois plus habile que comprise ; l’alliance avec les Turcs en particulier, ou encore, l’entrée aux côtés des puissances protestantes dans la guerre de Trente Ans, choquent. Que dire du retournement des alliances sous Louis XV qui la rapproche de la maison d’Autriche combattue depuis plusieurs siècles ?
L’Europe est par ailleurs divisée par la question religieuse ; avec hésitation la France se range dans le camp catholique. La Saint-Barthélemy en 1572 a un retentissement énorme ; plus tard, les persécutions contre les protestants depuis les dragonnades jusqu’à l’édit de Fontainebleau contribuent à forger une image repoussoir, tandis que les huguenots réfugiés en Hollande ne contribuent pas peu à forger l’image d’un roi-tyran – le pasteur réfugié à Amsterdam Pierre Jurieu en est l’archétype. Il faut prendre garde aussi à ne pas minorer la vitalité artistique et intellectuelle qui concerne en fait toute l’Europe – ce qui impose au premier chef de sortir d’un certain roman national. Car la France elle-même est ouverte à de nombreuses influences. La redécouverte de l’Antiquité qui est à la base de l’humanisme, la renaissance artistique italienne et l’école italienne en général – c’est un cas traité dans l’ouvrage –, mais aussi du Siècle d’or espagnol, ou Hollandais. Une autre approche certainement plus juste serait de raisonner à l’échelle de l’Europe entière. La République des Lettres d’Érasme préfigure la République des Sciences du XVIIIe siècle. Les Lumières également sont un phénomène à l’échelle du continent, voire atlantique, et la fameuse Encyclopédie devait être d’abord la traduction de la Cyclopaedia de Chambers parue à Londres en 1728 !
Et il ne faudrait pas non plus passer à côté de la pluralité des influences. D’abord, celle de Rome et de l’Église qui à la faveur de la réforme catholique transforme en profondeur les modèles de dévotion. Ensuite, l’Angleterre, au point que l’on puisse parler d’anglomanie. Les voyageurs français qui se rendent en Angleterre au XVIIIe siècle en retiennent la tolérance religieuse, l’absence de censure, le rôle du parlement. Il est vrai toutefois qu’ils occultent délibérément ce qui n’arrange pas leurs thèses. Et puis l’Angleterre à ce moment-là est victorieuse, elle domine déjà les mers. Sa propre population est persuadée de mieux vivre que les paysans français « en sabots ».
Il n’empêche ; pour les élites européennes, le raffinement de la cour de France, le luxe, la vie mondaine sont fascinants. Il y a une civilisation française qui est enviée, parfois imitée, dont témoigne la diffusion de la langue française.
Historiennes et historiens ont longtemps insisté sur l’importance de la guerre d’indépendance. Ces dernières années, la guerre de Sept Ans a gagné en visibilité grâce au livre d’Edmond Dziembowski et à son entrée dans les programmes d’HGGSP. Pourquoi est-elle considérée comme la première guerre mondiale ?
L’histoire militaire – c’est plus chic aujourd’hui de parler de military studies – a souffert un temps d’une certaine désaffection qui n’a plus cours aujourd’hui : faisons nôtre cette formule « l’État fait la guerre et la guerre fait l’État ». Il y un profond renouvellement historiographique sur ces questions, à élargir à l’histoire maritime d’ailleurs. Pourtant, ce n’est pas neuf. De grandes collections érudites existent : pour la guerre de Sept Ans je pense en particulier à l’ouvrage monumental de Richard Waddington en 7 volumes publiés vers 1900. Un volume par année, autant de chapitres que de théâtres d’opération. Œuvre utile bien sûr, mais qui n’échappe pas à l’obsolescence de la forme.
La guerre en question est désormais largement réinterrogée autour de l’étude de l’opinion publique, des finances, de la réforme de l’État... C’est peut-être ces nouveaux regards qui, en définitive, renouvellent son intérêt. Car cette expression de « première guerre mondiale », est très présente et depuis longtemps dans la littérature anglo-saxonne. Winston Churchill lui-même l’utilise. Il s’agit de souligner une communauté de destins des peuples de langue anglaise à travers le monde. Les expériences des guerres du XXe siècle invitent également à regarder le passé et à constater des similitudes troublantes. Cette guerre est mieux connue outre-Manche qu’en France. L’année 1759 est célébrée à juste titre comme étant celle de tous les triomphes pour le Royaume-Uni (Québec, baie de Quiberon, Guadeloupe...). Il existe objectivement beaucoup moins de raisons pour que l’on s’en souvienne en France !
Le retour d’intérêt pour la guerre de Sept Ans interroge de toute façon. Disons qu’elle se prête bien à une analyse géopolitique d’un conflit, Clausewitz par exemple l’étudie dans Vom Krieg : les programmes d’HGGSP allient la réflexion de ce dernier sur la guerre limitée à une vision plus globale du conflit, puisque l’on se bat effectivement en Amérique, en Europe, en Asie, sur terre et sur mer, même si le général prussien ne portait pas son regard aussi loin.
J’aurais personnellement des réticences de fond à exprimer. Pitt en Angleterre n’est pas un stratège, il prend des décisions pour chaque campagne, par opportunisme, sans plan d’ensemble. En outre, des affrontements en dehors de l’Europe, il y en a en vérité depuis le XVIe siècle. Et puis les conséquences sont moindres que ce que l’on pouvait craindre. La France de Choiseul voulait conserver les îles à sucre, rentables, et abandonna sans trop de regrets les arpents de neige de l’Amérique du Nord.
La guerre d’Indépendance américaine a au contraire une tout autre signification. Jacques Godechot et Robert Palmer en forgeant en 1968 l’expression de « révolutions atlantiques » pour la liberté et l’égalité ont bien souligné l’importance de l’événement pour l’histoire du monde. La Déclaration d’Indépendance de 1776 figure parmi les sources d’inspiration évidentes de la Déclaration des droits de l’homme de 1789. La naissance des États-Unis, ce n’est pas rien ! Pour la France enfin, on pourrait affirmer que le destin de la monarchie se noue lorsque Louis XVI se décide à intervenir dans le conflit au prix d’un endettement qui s’avèrera fatal.