Éric Michaud explore comment l’art, à l’image de la ruse de Jacob, modèle les individus et les peuples.
Voici un ouvrage subtil, riche, et profondément original, qui explore une question aussi ancienne que brûlante d’actualité — celle du pouvoir des images sur les corps, les esprits, et plus largement sur la cité.
Le modèle de l’art comme élevage humain
En interrogeant une vaste littérature — philosophique, artistique, politique — Éric Michaud met en évidence une constante fascinante : les arts auraient longtemps été pensés comme des modèles d’élevage ou de formation des humains. Ils sculptent des formes, dit-on : pourquoi ne pourraient-ils pas aussi façonner les humains eux-mêmes, et même les peuples ? Par l’imagination, par la vision, les arts agiraient sur la génération, la formation, voire la sélection des êtres humains.
L’analogie entre l’artiste et le berger, ou encore entre le politique et le pédagogue, traverse toute la tradition occidentale. Le berger veille sur son troupeau, sélectionne les bêtes, guide les accouplements. Le pasteur, ou le pédagogue, oriente les âmes. L’artiste, de même, pourrait instruire, orienter, élever les citoyens.
C’est ce lien entre la figure de Jacob — le pasteur biblique qui use d’une ruse visuelle pour orienter la reproduction de son troupeau —, les ars, et la « sculpture » des humains qu’interroge ce livre. Il s’inscrit dans une ligne de recherche déjà creusée par Michaud dans Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme (Gallimard, 1996, rééd. Folio Histoire, 2016), où il analysait les usages politiques de l’art dans les régimes totalitaires.
Création artistique et procréation féminine
Le point de départ de cet essai est un épisode biblique bien connu : celui où Jacob — dont le nom signifie « le trompeur » —, par une ruse, fait en sorte que ses brebis donnent naissance à des petits tachetés, en plaçant devant elles des branches rayées pendant l’accouplement. Il s’agit là d’un acte d’engendrement « dévié » par l’image et donc d’une forme d’élevage par suggestion visuelle.
Michaud considère ce récit comme un paradigme. Il révèle une croyance ancienne, récurrente, et qui a traversé les siècles : celle des pouvoirs de l’image et de l’imagination sur la génération. Selon cette idée, la vue d’une image peut influer sur la conception, voire en détourner le cours naturel. L’image devient alors un agent actif dans le processus d’engendrement.
Mais derrière cette croyance se profile aussi une lutte symbolique : celle de l’homme artiste contre la femme procréatrice. L’art, historiquement exercé par des hommes, se serait imposé comme un rival de la maternité, un moyen de s’approprier le pouvoir d’engendrer. L’artiste « enfante » ses œuvres, revendique une puissance créatrice autonome, et relègue la femme au rang de matrice passive ou de simple objet de représentation.
Le livre retrace les multiples discours masculins sur le pouvoir de l’imagination féminine — cette imagination qui, en s’imprégnant d’images, pourrait influer sur le fœtus — mais pour mieux en contrôler les effets et en disqualifier la maîtrise. C’est ainsi, par exemple, que l’on a longtemps rendu raison de formations « monstrueuses » s’écartant du type génétique : la mère aurait regardé un objet ou un portrait que son imagination aurait alors reporté sur le fœtus. En somme, l’image qui serait le véritable agent de la création viendrait toujours de l’extérieur, c’est-à-dire de l’homme — de même que la semence.
Les grands textes — de la Bible à Aristote, de Malebranche à Marx — sont traversés par cette ambiguïté : la femme transmet la vie, mais l’homme aspire à créer un semblable, selon une logique d’imitation autonome. L’art permettrait cette création « sans femme », cette génération symbolique purement masculine. Ainsi l’affirmait déjà Euripide dans un propos de Jason (Médée), selon lequel il serait préférable que les enfants soient conçus sans l’intervention des femmes, dans des temples ou par des moyens artificiels, afin d’épargner aux hommes les affres du mariage.
Privés du pouvoir biologique d’enfanter, les hommes se sont ainsi approprié les fictions de la génération pour en faire des modèles de création artistique — l’imitation devenant leur mode propre d’engendrement. Cette logique s’étend jusqu’à la pédagogie, où l’art et les textes façonnent les âmes, comme l’artiste modèle la matière ou le spectateur.
Métaphores de la création et pouvoir politique des arts
Au XXe siècle, Michaud montre comment cette rivalité s’exacerbe dans des mouvements comme le futurisme. Marinetti oppose une création artistique masculine à la reproduction biologique, qu’il rejette comme pesante et archaïque. L’artiste donne naissance à un double féminin artificiel, obéissant, mais stérile — les Galatée ou les Olympia.
Le propos se déploie ainsi sur plusieurs plans : réflexion sur la nature même de la création artistique, sur le statut singulier de l’image, mais aussi sur le pouvoir politique que recèle l’art. En effet, l’art ne se limite pas à la simple production d’œuvres, il a aussi la capacité d’engendrer des groupes, des communautés d’appartenance esthétique ou idéologique — qu’il s’agisse des impressionnistes, des expressionnistes, des futuristes, ou d’autres mouvements. Cette capacité à former des collectifs d’initiés confère à l’art un rôle modèle possible pour l’organisation sociale et politique. Par la puissance des formes artistiques, une cité pourrait ainsi être transformée, façonnée, voire orientée vers un projet politique précis.
De ce point de vue, l’usage politique de l’art apparaît presque comme une conséquence logique. Comme l’affirmait Eisenstein, la tâche du théâtre et du cinéma est « le conditionnement du spectateur dans le sens désiré » grâce aux images fournies à son imagination. Ce processus d’« élevage des humains » par l’image — pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Michaud —ne se limite pas à la sphère du spectacle : il vise une influence profonde sur les citoyens et donc sur la cité tout entière. Qu’il s’agisse de républiques démocratiques ou de régimes autoritaires et fascistes, les pressions calculées exercées par les images artistiques contribuent à façonner l’esprit collectif, à orienter les comportements, et in fine, à transformer la société. Ce lien intime entre spectacle et cité est au cœur de l’ouvrage, et éclaire d’un jour nouveau le rôle politique fondamental de l’art.
En partant du récit ancestral de Jacob, l’auteur traverse les siècles en explorant le même motif matriciel : l’art comme technique de transformation collective. L’art, par la puissance des images et des formes, n’a cessé d’accompagner les projets de transformation sociale et politique. Et Michaud de conclure brillamment : c’est le même modèle qui a pu élever un troupeau (Jacob), édifier une Église (Augustin), fanatiser une foule (Marinetti), ou éveiller une conscience révolutionnaire (Engels).