En partant de l’étude du jeu d'échec au Moyen Âge, E. Tattu Carvalho montre comment sa politisation allégorique permet d’analyser les reconfigurations politiques de la France des Valois.

L’association ALMA-Recherche (Association Littéraire du Moyen Âge) se donne pour but de valoriser les études des textes philosophiques et littéraires médiévaux. Le Prix Alma des Jeunes Chercheurs.euses, pour sa première édition, en 2023, a été décerné à Émilie Tattu Carvalho. Ancienne étudiante de master à l’université de Franche-Comté, elle y a rédigé, sous la direction d’Émilie Rosenblieh, un mémoire de recherche portant sur la politisation du jeu d’échecs à la fin du Moyen Âge, à partir de deux œuvres, le Jeu des échecs moralisés du prédicateur dominicain génois Jacques de Cessoles (mort après 1322), et le Songe du vieux Pèlerin, rédigé par Philippe de Mézières (v. 1327-1405), ancien chevalier et précepteur du futur roi de France Charles VI (1368-1422). L’ouvrage, Le jeu d’échecs, une allégorie politique dans la France des premiers Valois, présente une partie de ses recherches.

L’autrice entend montrer que l’allégorie des échecs, employée depuis au moins le début du XIIIe siècle dans une littérature poétique ou moralisatrice, se politise au tournant des XIIIe et XIVe siècles. De manière plus générale, les jeux deviennent, à la fin du Moyen Âge, un motif politiquement performatif, une manière « pour des groupes politiques en formation ou constitués […] de repenser la société politique dans un contexte de reconfiguration gouvernementale, monarchique, voire étatique intense. »

Les échecs, objet de jeu et sujet littéraire

Entre l’apparition des échecs en Inde vers le IIIe siècle de notre ère et leur arrivée en Occident aux alentours de l’an mil, le jeu a déjà connu des modifications par les cultures successives dans lesquelles il a évolué. L’autrice rappelle toutefois que l’Occident médiéval a été un des foyers majeurs de normativisation du jeu, qui y acquiert une forme très proche de celle que nous connaissons actuellement, sous l’effet de son appropriation par l’Église latine et l’aristocratie laïque.

Le jeu est aussi très tôt investi par toute une littérature. Il y eut bien sûr des traités techniques, mais aussi des écrits poétiques et symboliques, notamment scandinaves. L’allégorie des échecs fut mobilisée dans une littérature moralisatrice. Imitant et reproduisant l’organisation sociale mais aussi symbole, par l’alternance de cases noires et blanches, de la vie et de la mort, il reflèterait l’injustice et la précarité de la vie terrestre. Ainsi, quand Jacques de Cessoles et Philippe de Mézières reprennent la métaphore des échecs, leur originalité réside moins dans la singularité littéraire du motif que dans sa politisation encore plus marquée.

La politisation du jeu d'échec

Les démarches cessolienne et mézérienne diffèrent malgré ce motif allégorique commun. Pour Jacques de Cessoles, prédicateur dominicain de la fin du XIIIe siècle, la métaphore lui permet surtout de rendre son propos plus accessible lorsqu’il décide de mettre par écrit les exempla – récits censés illustrer un modèle de comportement moral – qu’il utilisait lors de ses prêches. La métaphore est avant tout sociale. La description des pièces rend compte de la structuration de la société, avec les pions nobles, « ceux qui combattent » (bellatores), en premier lieu, le roi, mais aussi la reine, les fous, les chevaliers et les tours. Ils incarnent les fonctions régaliennes, judiciaires, militaires et administratives. Vient ensuite la description des pions, représentant l’ordre inférieur de « ceux qui travaillent » (laboratores), les paysans, artisans, agriculteurs, tisserands, marchands, etc. Étonnamment, l’ordre de « ceux qui prient » (oratores) est absent des analyses cessoliennes. L’autrice n’explique malheureusement pas les raisons de cette absence. Enfin, en décrivant les mouvements des diverses pièces les unes par rapport aux autres, Jacques de Cessoles leur assigne des valeurs morales et éthiques. Ces dernières devaient participer à la construction de la société idéale. Par exemple, le chevalier blanc pouvait se placer sur la case noire devant le paysan pour le protéger quand ce dernier cultivait son champ, afin qu’en retour il lui fournisse des vivres et le fourrage pour ses chevaux.

Dans la reprise du motif échiquéen, Philippe de Mézières cite le traité cessolien, qu’il a dû consulter à la Librairie royale du Louvre, après son arrivée à la cour de Charles V en 1373. Il s’attarde toutefois moins sur l’analyse des pions ou des mouvements que son prédécesseur, préférant consacrer son attention à la description de l’échiquier. Avec ses 64 cases, il représente les réformes que le roi, Charles VI, destinataire du Songe du vieux pèlerin, devra accomplir. L’approche mézérienne est plus totalisante que celle de Cessoles. « Chaque caractéristique (pions, échiquier, case, etc.) devient le prétexte pour filer la métaphore intégrée au code allégorique du Songe. Le jeu se mua en allégorie du bon gouvernement, du bon souverain, de la bonne société chrétienne occidentale et de la croisade. » Pour cet ancien chevalier, la croisade est en effet l’horizon ultime. Elle acquiert une conception eschatologique. Le moyen pour atteindre ce but est la mise en place d’un gouvernement réformateur par le roi, visant la correction des abus et des maux dans le royaume mais aussi dans la chrétienté latine.

Production, diffusion et réception des ouvrages dans la France des Valois

Un des principaux intérêts de l’ouvrage réside dans l’étude codicologique, c’est-à-dire l’étude matérielle des différents manuscrits disponibles des œuvres étudiées. Ces analyses lui permettent de rendre compte des différents moments de production, de diffusion et de réception de ces œuvres. Traduit en français par Jean de Vignay, protégé de Jeanne de Bourgogne (v. 1293-1349), première reine de la dynastie Valois, le Jeu des échecs moralisés de Jacques de Cessoles est connu par 88 manuscrits dans le royaume de France à la fin du Moyen Âge. La réception se fait surtout au XVe siècle (58 manuscrits) avec un pic de production sous le règne de Charles VI. L’autrice note par ailleurs que les pics de diffusion du traité correspondent à l’apparition du jeu d’échecs dans les comptabilités royales. Le jeu d’échecs constituait en effet une grande partie, si ce n’est la majorité, des dépenses ludiques de Charles V et Charles VI.

C’est lors de ce moment valois des échecs que Philippe de Mézières débute la rédaction de son Songe. Retiré de la cour royale au couvent des Célestins après la mort de Charles V en 1380 et le début de la régence des oncles, l’ancien précepteur de Charles VI entreprend la rédaction en 1389. La première crise de folie du roi en 1392, à qui l’ouvrage était pourtant destiné, constitue un obstacle politique immédiat à sa diffusion. Conservé en seulement neuf exemplaires, l’échantillon est toutefois bien mieux renseigné que ceux des manuscrits cessoliens. La production et réception du Songe se fait surtout à la fin du XVe siècle. Œuvre plus longue et complexe, sa production était coûteuse, donc de fait plus limitée, se destinant à une élite fortunée. Cette période voit aussi un regain du traité cessolien, au sein d’une élite financière et intellectuelle.

En effet, les sociologies de la réception du traité de Jacques de Cessoles et du songe de Mézières, malgré des chronologies de fait décalées, sont très proches. Dans les deux cas, la production est surtout liée au milieu royal et curial parisien. Les commanditaires sont des hommes importants, liés entre eux par le service et la proximité du roi. Le XVe siècle et la guerre civile Armagnac-Bourguignons s’accompagnent d’une diversification des milieux de production, avec l’émergence d’un foyer bourguignon, notamment pour le traité cessolien. Toutefois, explique l’autrice, cette division politique ne remet pas en cause une unité culturelle d’un « milieu lettré marqué par le préhumanisme ».

Le reflet des reconfigurations politiques

Le contexte politique troublé est aussi à prendre en compte, notamment pour la France du XIVe siècle. Le temps des Valois est à la fois un temps de crise et d’effervescence. La commande de la traduction de l’ouvrage cessolien par Jeanne de Bourgogne a lieu alors que la nouvelle dynastie doit faire face au début de la guerre de Cent Ans et à des remises en cause multiples de sa légitimité. Le traité était sans doute destiné au jeune fils du couple royal, amené à régner, afin de l’inciter à participer à la réforme des mœurs du royaume. La réception de Jacques de Cessoles sous Charles V s’opère en même temps que s’intensifie l’investissement culturel de la dynastie dans la commande et la traduction d’œuvres en langue vernaculaire. Il faut aussi rappeler que pendant un temps, sous Charles V et Charles VI, le gouvernement était acquis à l’idée de réforme défendue par Cessoles. C’était le cas de l’équipe formée par les individus que la postérité a appelés « Marmousets », conseillers de Charles VI au début de son règne personnel en 1388, jusqu’à ce que la folie du roi en 1392 signe leur départ.

Le Songe de Philippe de Mézières est souvent présenté comme le manifeste politique de ces conseillers. Paradoxalement, l’œuvre fut rédigée à un moment où l’ancien précepteur de Charles VI, retiré au couvent des Célestins, n’était plus membre à proprement parler des Marmousets. Marquée par des idées réformatrices, appelant à la correction du prince et du royaume, elle est traversée par une recherche d’équilibre entre, d’une part, l’affirmation d’une souveraineté royale renforcée et, d’autre part, sa limite par le droit et la morale. Cette ambivalence permet de comprendre que cette œuvre ait pu être appropriée à la fois par les défenseurs d’une monarchie en voie d’absolutisation sous Louis XI, et ses détracteurs. L’œuvre fut ainsi copiée dans le camp breton ou bourguignon lors de la guerre du Bien public en 1465, conflit opposant une coalition de grands vassaux au camp royal.

Situé à la croisée de plusieurs champs historiographiques – histoire intellectuelle, histoire de la pensée politique, codicologie, histoire politique –, l’ouvrage d’E. Tattu Carvalho permet d’affiner, via le prisme culturel, la lecture de l’histoire politique des XIVe-XVe siècles, montrant que les divisions politiques ne signifient pas forcément la désunion culturelle. L’autrice rappelle avec force l’importance de la culture livresque et bibliophile dans la haute noblesse à la fin du Moyen Âge : le champ culturel a été un terrain d’investissement particulièrement prégnant, notamment sous Charles V, pour asseoir sa légitimité. Certains points aveugles de l’analyse sont toutefois à regretter. La discussion sur le terme de réforme n’est que trop amorcée : le terme veut-il dire la même chose chez Cessoles et chez Philippe de Mézières ? Est-il compris de la même manière par les différents tenants du parti réformateur sous Charles V, parmi les Marmousets ou les représentants du camp Armagnac ?

La capacité de l’autrice à formuler des hypothèses de recherche et ouvrir de nouvelles pistes de réflexion est toutefois à souligner. À ce titre, la conclusion est particulièrement féconde, appelant à étudier plus profondément le lien entre politisation allégorique des jeux et absolutisation du pouvoir royal à l’aube de l’époque moderne. « Transposés dans la théorie politique, les jeux s’incarnent à travers les règlements juridiques et bureaucratiques visant à rendre l’exercice du pouvoir prévisible, soit non arbitraire. » Il y eut bien, selon l’autrice, en citant David Graeber, un « rêve de maîtrise complète et totale de l’aléatoire par les règles des jeux », une « utopie des règles » appliquée au champ politique. Cette référence à l’anthropologue étasunien montre la richesse des lectures de l’autrice et sa capacité à inscrire son objet d’étude dans une perspective plus large. Elle fait là, avec son premier ouvrage, œuvre d’historienne.