Revisitant en profondeur les importantes archives laissées par Joseph Vernet et son épouse, Émilie Beck Saiello redonne vie à tout un univers.

Avec ses paysages composés aux magnifiques atmosphères, Joseph Vernet (1714-1789) peut être considéré comme se situant dans le prolongement de l’idéal classique, tout en montrant une sensibilité nouvelle et en agrémentant ses tableaux de délicieux petits personnages contemporains – l’une des clés de son remarquable succès. Ses pêcheurs au clair de lune, ses rivières avec baigneuses, ses « sublimes » tempêtes et naufrages, et surtout sa (réaliste) série des ports de France ont durablement marqué les esprits.

Fils d’un modeste décorateur de chaises à porteurs, il a pu se rendre très jeune à Rome grâce au soutien de nobles avignonnais. Plutôt que de copier des œuvres de la Renaissance, comme il était supposé le faire, il s’est vite intéressé au paysage et plus encore aux marines. Les « grands touristes » britanniques appréciaient fort son travail et il devait connaître assez vite la réussite. Après presqu’une vingtaine d’années dans la ville éternelle, un tournant majeur se produisit lorsque le marquis de Marigny, frère de la Pompadour et surintendant des bâtiments, lui commanda au nom de Louis XV une vue des principaux ports du royaume. Vernet va se consacrer à cette immense tâche pendant une bonne décennie, de Marseille à Dieppe, en passant par Toulon, Sète, Bordeaux, Bayonne, La Rochelle, Rochefort, réalisant d’extraordinaires tableaux de grand format où son sens aigu de l’observation fait merveille. Viendra une troisième période où le peintre du roi, bénéficiant d’un logement et d’un atelier au Louvre, participe activement au Salon et devient l’un des artistes les plus cotés. On estime parfois qu’avec l’âge il tend à appliquer des recettes, s’en tenant peu ou prou à ses motifs privilégiés qu’il ordonne différemment. Même Diderot, qui l’a beaucoup soutenu, finit par s’en plaindre. Cependant, il n’en produit pas moins encore d’indéniables chefs d’œuvres.

Sur Vernet, pourtant volontiers considéré comme le meilleur paysagiste et peintre de marines de sa génération, voire comme le plus célèbre de « l’école française » du XVIIIe siècle   , somme toute assez peu de choses. Aucune exposition rétrospective majeure accompagnée de reproductions de qualité, aucun catalogue raisonné récent (il en existe bien un, qui remonte à il y a près d’un siècle et se révèle très incomplet). L’amateur doit se contenter de l’encore plus vieille biographie de Léon Lagrange (1864), fort riche mais multipliant les (agaçantes) spéculations quant à ce qui était censé se passer dans la tête du peintre. Restent un bel ouvrage consacré aux ports de France, un relatif aux estampes gravées et parfois une brochure glanée ici ou là, au sujet de tel ou tel tableau   .

 

Asseoir son propos non sur les œuvres mais sur les archives

C’est sur ce fond de regrettable disette que paraît l’énorme travail d’Émilie Beck Saiello, à qui l’on devait déjà, entre autres, une monographie sur Pierre-Jacques Volaire (le principal élève de Joseph Vernet). Nous est proposée ici une exploitation systématique des livres de comptes tenus par l’artiste ou son épouse, ainsi que d’autres documents intégralement reproduits dans le second et le troisième volumes. Que ce genre de manuscrits aient été conservés s’avère plutôt rare. Cela est peut-être dû au fait que lesdits documents furent perçus comme « fondateurs » par les descendants du peintre, également du métier : à commencer par son fils Carle (à qui l’on doit notamment des gravures des « Merveilleuses » du Directoire) puis son petit-fils Horace (fameux auteur de tableaux de batailles).

À vrai dire, le biographe Lagrange était familier de certaines des archives sur lesquelles s’appuie l’historienne de l’art et il avait su faire bon usage de ces « pièces justificatives » dans son étude pionnière. Cependant, Émilie Beck Saiello considère, elle, la totalité de ce qui est disponible. On imagine l’ampleur du travail de transcription impliqué. Surtout, elle nous offre une édition critique d’une louable érudition, ce que l’on peut vérifier au fil des pages (du premier volume, introductif, aux nombreuses notes des deux suivants).

Les « livres de raison » de Joseph Vernet contiennent, depuis les débuts, des enregistrements des commandes reçues (éventuellement barrés une fois le travail achevé et réglé – ce qui se trouve à juste titre reproduit ici). Il s’agit aussi de listes d’adresses relatives à ses clients, d’éventuels intermédiaires, ses fournisseurs et plus généralement toutes personnes utiles à ses activités de peintre. Finiront par se greffer sur ce socle durable moult sortes d’annotations, par exemple à propos de ses gains au jeu ou de recettes médicinales.

L’auteure s’efforce de tirer parti au maximum de ce qu’elle peut trouver dans ces manuscrits, entrainant le lecteur dans maintes directions : de l’histoire de la culture matérielle, à celle du goût, de la question du statut social de l’artiste reconnu, à celle des réseaux de sociabilité (académies, salons parisiens, loge maçonnique). Contrairement à ses prédécesseurs, l’objectif n’est pas vraiment de restituer un parcours de vie, ni une œuvre, mais de raisonner thématiquement. Il va être question aussi bien de présentation de soi, de stratégies vestimentaires, du prix des loyers et des déplacements, de ce que l’on mange, etc. Autrement dit, s’agit-il autant que faire se peut de voir quels types de contributions ces documents personnels, relativement « bruts », peuvent apporter à la connaissance de tel ou tel aspect perçu comme significatif. Les informations, souvent en filigrane, conduisent à élaborer des typologies, des classifications, des plans de villes également, renvoyant à divers aspects.

Pour reprendre l’agencement du premier volume, l’accent se trouve mis sur « la gestion professionnelle », « l’économie familiale » et « les critères de la réussite ». Assez étonnamment, la tenue de ces carnets pourtant quelque peu « fourre-tout » est envisagée comme participant foncièrement à la réussite de l’artiste, en tant qu’instruments essentiels mis au service d’une ascension dont Émilie Beck Saiello s’emploie à repérer les moments clés.

Les interprétations se font parfois subtiles, par exemple quand il est estimé que les célébrités que l’on croise au quotidien dans les couloirs du Louvre n’ont guère de raison d’être mentionnées dans ces écrits. De même, certaines hypothèses sont dignes d’intérêt. L’on sait que lors de la grande tournée des ports de France, Vernet a été considérablement sollicité par des notabilités locales. Or, ces fructueuses transactions ne figurent guère dans ses registres. L’un d’entre eux ne nous serait-il pas parvenu, ou bien devrait-on supputer qu’il s’agissait là d’une volonté de ne pas trop laisser de traces de ces revenus complémentaires, en une période où Vernet était censé se consacrer pleinement à la commande royale ?

De même, les pages dédiées aux interactions avec les grands de ce monde, mais encore au train de vie élevé du peintre lorsqu’il s’installe à Paris, apparaissent éclairantes. Ses hauts revenus, sa réussite professionnelle finissent par l’apparenter à la haute bourgeoisie, voire à la moyenne noblesse, estime l’auteure. C’est avec fierté qu’il jouissait de son privilège de porter l’épée, en tant que membre de l’académie royale de peinture. Il semble qu’il ait caressé l’espoir d’un anoblissement via l’acquisition d’un château dans le Nivernais. Toutefois, l’on note ici une remarquable contradiction entre ce genre de velléité et la fierté d’être logé au Louvre, de par la volonté royale.

 

Le prisme familial

Les longs développements consacrés aux comptes familiaux sont habilement menés. Il faut dire que l’on a affaire à des personnages marquants, aux destinées mémorables. Il y a tout d’abord l’épouse irlandaise, Virginia Parker, fille d’un capitaine des galères du pape (qui aura joué un rôle décisif d’intermédiaire auprès de potentiels clients britanniques, avant de connaître des démêlés avec l’inquisition). Comme c’est souvent le cas dans les écrits d’aujourd’hui, l’auteure a à cœur de sortir de l’ombre la compagne du célèbre artiste et de souligner son rôle dans la réussite de son mari, même si elle passera les 36 dernières années de sa vie dans une maison de santé.

Il y a aussi Émilie, la benjamine née à Bayonne en 1760, à l’époque de la tournée des ports de France, qui épouse à 16 ans l’architecte Jean-François Chalgrin (le principal concepteur du style Louis XVI) et finira guillotinée – le peintre David ignorant les supplications de son frère Carle Vernet. Il est beaucoup question aussi de ce dernier ici, et notamment des efforts paternels pour le faire réussir dans la carrière, assurant ainsi un début de continuité « dynastique ». Si bien des détails sont dignes d’attention, s’agissant par exemple du rapport aux domestiques, aux médecins, de l’importance accordée aux étrennes du nouvel an (dans le cadre de plus d’une centaine de visites !), l’on s’éloigne quand même des dimensions artistiques. Le livre tourne alors à l’étude micro-historique de la consommation d’une famille qui pourrait presque relever d’un tout autre domaine d’activités.

 

Comme le réitère Émilie Beck Saiello, son travail très fouillé entend donner de « l’épaisseur » à la figure du peintre. Par-delà la lecture du premier volume, il faut savoir se plonger dans les deux suivants. Certes, nul probablement ne parcourra de manière exhaustive ces centaines de pages de documents où il est question aussi bien de pots de chambre que de la formule récurrente « à ma fantaisie » (quand il s’agit d’évoquer des projets où le commanditaire, voulant « un Vernet », laisse le peintre entièrement libre du thème et du traitement). Néanmoins, au gré des intérêts des lecteurs et des lectrices, il est instructif de partir des index fournis et d’aller voir ce qui se trouve dit dans les notes infrapaginales ou en fin de volumes, au sujet de personnes que l’on connaît bien par ailleurs et qui nous intéressent.

Pour conclure, l’on ne saurait que s’incliner avec reconnaissance devant un tel effort et remercier également l’éditeur de nous créditer de ces beaux ouvrages (imprimés à Venise). On regrettera toutefois le titre discutable, renvoyant à Montaigne : ces livres de compte et annotations tous azimuts étant bien loin des Essais ! Et puis, pour évoquer ce qui est dit au dos du coffret, aussi remarquable soit-elle, cette énorme enquête ambitionnant de « déplacer » ainsi les perspectives saurait difficilement s’imposer comme le livre de référence sur Joseph Vernet. En histoire de l’art, la dimension esthétique (quasiment occultée ici) devrait quand même demeurer présente. On attend toujours à cet égard, la grande somme étudiant l’œuvre du peintre sur la base de nos connaissances actuelles. À travers son formidable travail sur ces sources annexes, Émilie Beck Saiello éclaire magnifiquement tout un contexte historique. Il s’agit là d’une démarche extrêmement utile mais qui ne saurait se prétendre primordiale.