Née en France récemment, l'histoire environnementale apparaît comme un champ d'études dynamique, à la croisée de nombreux enjeux. Un collectif d'historiens en propose quelques jalons.

Le XVIIIe siècle apparaît comme un tournant dans la relation que l’Occident entretient avec la nature. Conscientes des limites de celle-ci, les sociétés décident de les repousser et en font un enjeu économique, mais aussi social et politique. Les historiens Steve Hagimont et Charles-François Mathis proposent un ouvrage collectif dans lequel une trentaine d’historiennes et historiens abordent cette dialectique particulière, qui est pensée depuis le siècle des Lumières.

Dans le cadre du programme d’HGGSP, l’environnement est devenu l’une des questions fondamentales, avec la guerre. Les sujets pour le Grand Oral s’avèrent particulièrement nombreux par le biais d’hommes, de femmes, de lieux ou encore des actions liées aux enjeux environnementaux.

Nonfiction.fr : Vous dirigez un ouvrage collectif consacré aux relations entre l’Occident et la nature depuis le XVIIIe siècle. Qu’entendez-vous par « nature » sur ces trois siècles ?

Steve Hagimont : Cette simple question nous plonge directement au cœur de la réflexion historienne. Depuis les travaux en géographie, par exemple avec Augustin Berque, en sociologie des sciences avec Bruno Latour, ou en anthropologie avec Philippe Descola, la nature apparaît comme une construction culturelle européenne dont les problèmes présents résultent partiellement. La nature, au sens de réalité extérieure aux humains qui appartiendraient, eux, à l’ordre du social, de la culture et de l’artificiel, permet d’ordonner le rapport au monde et accompagne son appropriation par les sociétés occidentales. Cette représentation de ce qui n’est pas humain implique d’isoler dans la diversité terrestre des choses qui seraient réductibles à des lois. De faire de ces choses des ressources au service des humains, réduites à des processus contrôlables et même améliorables grâce aux sciences et aux techniques.

À mesure que l’on tente de saisir ce qui séparerait le naturel de l’artificiel, on approche la matérialité, le métabolisme même de nos sociétés. L’artificiel n’est qu’une transformation par le travail et les technologies des humains d’un ensemble d’éléments puisés sur Terre. L’extension sans limite de l’artificiel, à laquelle on a assisté depuis le XVIIIe siècle dans le sillage de l’Europe de l’Ouest, qui a amélioré le « confort », a mobilisé, transformé, dispersé, détruit, toujours plus d’entités naturelles, concourant désormais à menacer nos existences. La vision dualiste séparant nature et culture a dominé d’autres visions qui se représentent le monde comme un tissu de relations, d’interactions et de rétroactions qui lient chaque entité terrestre et les humains parmi elles.

Tout en partant de l’importance de cette construction culturelle de la nature pour saisir les problèmes présents, nous ne voulions pas réduire ces derniers à une simple question culturelle. D’abord parce que les sociétés occidentales présentent de nombreuses formes d’articulation avec les autres humains : peu en commun, au XIXe siècle, entre le couple de paysans vivant parmi ses quelques brebis et ses cochons, tentant de subsister de manière relativement autonome (et précaire) en prenant soin des capacités reproductives de la terre qu’il tenait, bornée par tels arbres et tel rocher, dépendant fortement du temps qu’il faisait, des animaux et des solidarités familiales et communautaires, et l’industriel mobilisant huiles de baleines boréales, huile végétale venue d’Indonésie, caoutchouc du Congo, cuivre du Chili, acier lorrain et charbon britannique pour produire telle ou telle partie de locomotive insérée sur un marché déjà international. Les deux mobilisent et dépendent de la « nature », mais leur empreinte, leur vulnérabilité, leurs réseaux, leur dépendance à la domination coloniale et leurs représentations sont étrangers. Comme ces personnages sont étrangers à nos propres existences présentes. Ensuite, parce que le concept même de nature a pu servir à porter le fer contre des intérêts modernisateurs et industriels. Enfin, parce qu’il ne suffit sans doute pas de changer de culture (d’autant qu’on n’opèrera pas de grande révolution culturelle dans le temps imparti pour éviter une trajectoire mortifère) pour empêcher la destruction de la diversité et des conditions de vie terrestre : une série de rapports de force, d’intérêts très matériels, de promesses et de réalisations politiques et sociales ont fait pencher la balance du côté de la domination et de la destruction de la richesse terrestre pour favoriser des modes de vie en apparence séparés de la nature, déliés de ses rythmes, « libres » mais finalement intenables.

Si les dynamiques à l’œuvre à la fin du Moyen Âge, en Europe occidentale, contiennent « en puissance le désastre actuel »   , c’est bien au cours des XVIIIe et XIXe siècles que s’accumule une série de changements aux conséquences terribles pour les sociétés occidentales et donc la nature. Dans quelle mesure ces changements marquent-ils l’entrée dans un nouveau régime climatique ?

Steve Hagimont : Il y a pu y avoir un grand décalage entre ces changements, multiples, et le caractère « terrible » de leurs conséquences : c’est en partie une construction rétrospective qui nous permet de voir l’accumulation de tendances qui s’avèrent à présent, effectivement, terribles. Et pas seulement terribles pour les sociétés occidentales, mais bien pour l’ensemble du monde. Quels sont ces changements ? Nous n’en ferons pas le tour ici, mais on les retrouve de manière détaillée et nuancée dans les chapitres qui composent l’ouvrage. La compétition internationale. Dans le sillage de la colonisation, vient l’extension géographique des terrains de rivalités entre nations et la hausse de puissance investie dans les guerres – après la guerre de Sept Ans, les guerres révolutionnaires et impériales, puis la guerre de Crimée et la guerre de Sécession mobilisent des ressources considérables et soutiennent un effort de modernisation des puissances en concurrence qui amènent les États à soutenir la croissance des économies.

L’avènement des énergies fossiles en économie, d’abord avec le charbon (et plus tôt avec la tourbe néerlandaise) dont l’introduction décisive a lieu au XVIIIe siècle dans la métallurgie britannique en tant que source de chaleur et de réduction du minerai de fer, puis dans le deuxième tiers du XIXe siècle en tant qu’énergie mécanique grâce à la machine à vapeur. Avec l’usage du charbon (croissant, jusqu’à nos jours), la concentration atmosphérique de CO2 commence, tout doucement, de manière imperceptible, à augmenter, préparant un changement climatique qui ne sera mesurable qu’à partir de la fin du XXe siècle.

La montée des nationalismes à la fin du XIXe siècle augmente encore les rivalités et accentue les prélèvements occidentaux sur la Terre : cela accompagne par exemple l’appropriation par l’Occident de l’essentiel des terres émergées lors de la relance coloniale qui suit la défaite française contre la Prusse en 1871.

Le dépassement des pénuries : Alors que la forêt semblait au bord de la disparition en Europe au début du XIXe siècle, le charbon, l’extension des zones d’approvisionnement et la mise en place, parfois par la force comme en France et en Allemagne, d’une sylviculture à vocation industrielle permettent de passer une frontière naturelle essentielle pour les sociétés anciennes très dépendantes du bois et de ses rythmes naturels. La forêt semble confirmer cette croyance selon laquelle la nature peut être rationnellement gérée pour fournir davantage de services, et que les sociétés occidentales peuvent être les garantes du bon usage de la nature mondiale. Le devoir de protection se lie ici intimement avec l’ambition de l’exploitation.

Le pétrole et le gaz apportent, au XXe siècle, plusieurs transformations majeures : ce sont de nouvelles sources d’énergie mécanique, qui alimentent les automobiles et globalement les moteurs thermiques – forces de transformation majeure des territoires. Ils deviennent aussi la base d’une pétrochimie qui fournit à l’agriculture occidentale, encore largement organique, bien qu’alimentée en guanos, potasse et phosphates venus du reste du monde, un nouveau carburant grâce aux engrais azotés et aux pesticides. Au même moment, le béton fait son entrée dans le BTP. Il représente aujourd’hui 8% des émissions de gaz à effet de serre. Additionné à la puissance du pétrole dans les technologies de construction, il a considérablement facilité et accéléré l’expansion spatiale des villes et des grandes infrastructures.

L’entrée dans la société de consommation, les mécanismes de redistribution sociale, et les promesses d’abondance matérielle sur lesquelles se fondent les différents régimes politiques après 1945, en Occident mais pas seulement, ancrent sans doute encore davantage les sociétés à une trajectoire de croissance de laquelle il est difficile de sortir. Les rivalités de la guerre froide se jouent aussi sur la croissance économique, permettant de comparer les différents régimes en compétition, tandis que l’effort militaire considérable, en dépit de la paix, en Europe, aux États-Unis et en URSS, brûle des quantités considérables de matières et de carburants (des essais nucléaires à la conquête spatiale).

Pour finir cette fresque trop schématique, la globalisation commerciale et financière, favorisée par les accords commerciaux internationaux négociés dans le cadre du GATT (1947-1994) puis de l’OMC, conduit à une multiplication des échanges, à une mise en compétition de productions du monde entier, à une parcellisation des processus de production et à un déplacement de l’extraction de matières et des pollutions de l’Occident vers les pays dits émergents. La croissance occidentale continue de se nourrir des ressources du reste du monde mais se verdit relativement (en Europe), tandis que l’empreinte globale de l’humanité franchit des seuils vertigineux, avec un sentiment d’emballement que rien ne semble plus pouvoir arrêter, malgré la multiplication des luttes.  

Néanmoins, lorsque ces changements s’opérèrent, des voix s’élevèrent. À court terme, ces voix furent vite oubliées, quand elles ne furent pas ignorées, ridiculisées ou rejetées comme rétrogrades, catastrophistes. Elles furent partiellement contredites pas le non-avènement des désastres annoncés : l’angoisse de la surpopulation et de l’épuisement des ressources revient par exemple à plusieurs reprises depuis la fin du XVIIIe siècle en étant à chaque fois ou presque démentie par les faits, grâce aux innovations technologiques et, corrélativement, au déplacement constant des frontières des économies. Par la colonisation, par le prélèvement de nouvelles ressources (ainsi, en matière énergétique, au bois, au vent et à l’eau sont venus s’ajouter le charbon, puis le pétrole, puis le gaz, puis marginalement le nucléaire, et l’on peine désormais à trouver une énergie réellement nouvelle malgré les déjà vieilles promesses de la fusion ou de l’hydrogène), par l’appropriation de terres pour les impératifs productifs industriels (extension jusqu’à nos jours des terres consacrées aux plantations et à l’élevage), si besoin par des guerres – l’actualité montrant ce retour en force et sans fard d’un impérialisme soucieux de s’assurer de la disposition des océans, des terres et des ressources minérales et énergétiques qui s’y trouvent.

Guillaume Blanc a montré le rôle de certains films dans la construction d’une représentation tronquée et caricaturale des natures africaines comme vierges, immaculées, mais menacées par les populations locales. Vous consacrez toute une partie de l’ouvrage aux représentations artistiques sur la nature. En tant qu’historien, avez-vous une œuvre qui vous a particulièrement marqué sur la place qu’elle accorde à la nature et la définition qu’elle en donne ?

Charles-François Mathis : Question difficile ! En tant qu’historien, on ne peut que rappeler qu’il n’y a évidemment pas une œuvre artistique qui pourrait à elle seule expliquer des changements d’ampleur comme ceux que nous évoquons. Les grandes étapes dans le changement de notre rapport à la nature tel qu’il s’exprime artistiquement, sont connues.

On peut évoquer d’abord le courant romantique évidemment et la légitimité croissante de la peinture de paysage. J’évoquerai ici d’un côté Chateaubriand, qui contribue énormément, après Rousseau, à déployer une sensibilité nouvelle aux espaces naturels – et dont, je l’avoue, le style me touche beaucoup ; et, de l’autre côté, l’école anglaise de paysagistes (Constable notamment) et, en France, les peintres de Barbizon – après tout, Théodore Rousseau est bien l’un de ceux qui ont le plus contribué à la protection de la forêt de Fontainebleau en 1861. Un numéro récent des Cahiers George Sand (n° 46, 2024) étudie les liens entre la pensée de cette écrivaine et l’écologie – il faut lire son article dans le Temps en 1872, où elle défend elle aussi la forêt de Fontainebleau : il est remarquable de perspicacité. On a ainsi, dans le dernier tiers du XIXe siècle, tout un ensemble de textes et d’œuvres qui exaltent la nature et donnent à voir une sensibilité particulière, une compréhension forte de processus écologiques, une inquiétude pour les effets délétères de l’industrialisation ou de l’urbanisation – c’est vrai chez Elisée Reclus, chez les impressionnistes, chez ceux qu’on pourrait appeler les premiers éco-socialistes comme William Morris ou Edward Carpenter, etc.

Dans l’entre-deux-guerres, je suis personnellement séduit par une certaine littérature régionaliste ou du retour à la nature – la Trilogie de Pan de Giono est un exemple magnifique de ce que Lucien Febvre appelle en 1938 une « vague émotive » nouvelle dans le rapport au monde naturel, qu’on retrouve aussi chez D.H. Lawrence par exemple.

S’impose ensuite progressivement une sorte de déréalisation de la nature, de plus en plus perçue de manière médiatisée par des populations majoritairement urbaines ; et en même temps, une vision plus planétaire. Les « levers de terre » pris depuis l’espace par les missions Apollo à la fin des années 1960 ont à ce titre un impact ambigu : ils sont bouleversants, encore aujourd’hui ; mais ils contribuent aussi à cette vision presque abstraite, comme Sebastian Grevsmühl le montre bien dans notre ouvrage. L’aboutissement de cela, en quelque sorte, me semble être la « dépression post-Pandora » qu’ont vécue certains spectateurs du film Avatar (2009) : la nature si parfaite dévoilée dans ce film rend le retour à la réalité décevant… Le Land Art ou l’Environmental Art essayent à leur manière de répondre à cette séparation, qui s’inscrit pleinement dans ce qui fait l’un des fils directeurs du livre : le déracinement de nos sociétés, incapables de percevoir la nature autrement que comme un lieu de loisirs ou une ressource, au lieu d’y voir, fondamentalement, un lieu de vie avec lequel nous devons tisser des rapports quotidiens.

En ce sens, et pour répondre à votre question, cette fois non en tant qu’historien mais comme lecteur, je pourrais conseiller Appleseed, un roman récent de Matt Bell, tout à fait remarquable dans la manière dont il fait jouer trois temporalités entrelacées : un passé légendaire où un nouveau rapport à la nature se met en place et où les graines du désastre sont plantées ; un présent dystopique du fait de désastres environnementaux, aggravés par le technosolutionnisme prévalent ; un futur terrible mais où l’espoir d’une terre fertile pourrait renaître, peut-être…

Aux États-Unis, l’intérêt pour l’histoire environnementale se développe après la Seconde Guerre mondiale, à l’image de Silent Spring de Rachel Carson, paru en 1962. Quels sont les principaux jalons de l’histoire environnementale en France et y voyez-vous des spécificités ?

Charles-François Mathis : L’histoire environnementale proprement dite, au sens d’une discipline qui s’affiche comme telle, ne naît en France qu’au début du XXIe siècle, autour de chercheurs comme Geneviève Massard-Guilbaud ou Grégory Quénet. La création du RUCHE (Réseau Universitaire de Chercheuses et Chercheurs en Histoire Environnementale) en 2008, à l’initiative de Geneviève Massard-Guilbaud justement, à qui nous devons beaucoup, est clairement une étape importante. Il est frappant d’ailleurs qu’au même moment se forme l’AHPNE (Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement) qui va elle aussi contribuer au dynamisme de cette histoire. Alors que les chercheurs français n’investissaient que timidement les colloques internationaux d’histoire environnementale (notamment ceux de l’ESEH – European Society for Environmental History), ils sont désormais nombreux, y compris parmi les jeunes générations de doctorants et post-doctorants. La structuration du RUCHE et son dynamisme – par son site web, sa liste de diffusion, ses webinaires, et globalement la collaboration forte entre ses membres dont témoigne notre ouvrage – est une des raisons de la reconnaissance que nous avons obtenue, non sans mal, de la part de nos pairs. Je ne perçois pas de spécificités particulières, si ce n’est, peut-être, le dynamisme de l’histoire environnementale urbaine – héritage d’une longue tradition historiographique française –, celui de l’histoire des énergies, et le rapprochement récent et bienvenu entre histoires rurale et environnementale.

Steve Hagimont : Sans particulièrement revenir sur les jalons posés par l’école des Annales, avec Lucien Febvre, Marc Bloch et Fernand Braudel qui interrogent la part du « milieu » dans l’histoire des sociétés humaines, milieu vu de manière relativement statique, il nous faut évoquer les nombreux travaux effectués en géographie humaine depuis le début du XXe siècle puis en géohistoire des paysages depuis les années 1970. Un nom revient souvent, car il incarne en France un courant de recherche visible dans toute l’Europe de l’Ouest, c’est celui de Georges Bertrand. Questionnant la notion « d’environnement » réintroduite en France par les prospectivistes de la DATAR et autres à la fin des années 1960, il propose un programme d’histoire de l’environnement (l’appellation change d’un texte à l’autre) soucieuse de lier l’évolution des sociétés humaines à l’évolution des écosystèmes. Le paysage serait cette archive visuelle, palimpseste de rapports successifs noués entre les sociétés et la nature. Des rapports qui, dit Bertrand, auraient tourné à la prédation et à la dégradation relativement récemment, basculement qu’il faudrait documenter précisément.

Un programme de recherche s’ouvre en géographie, qui s’avère fécond avec de grandes thèses publiées à partir de la fin des années 1970, qui retracent l’anthropisation des milieux et inscrivent les bouleversements contemporains dans une histoire longue. Elles montrent à la fois la construction humaine de paysages que l’on pouvait penser comme les plus sauvages, et l’ampleur des changements économiques opérés depuis le XVIIIe siècle. Ce sont de grandes recherches, menées en relation avec quelques historiens et historiennes, archéologues aussi, qui s’intéressent aux forêts, à l’eau, à l’industrialisation.

Si cette histoire s’appuie sur des méthodes empruntées à l’écologie, comme la palynologie (étude des pollens pour recomposer les environnements anciens) ou la dendrochronologie (étude des cernes des arbres), des travaux sur les catastrophes ou les rapports culturels à la nature s’appuient sur le dépouillement d’archives manuscrites et imprimées. Cette géographie historique environnementale est plutôt rurale dans ses premiers développements, allant interroger la nature où on pense le plus spontanément la trouver. Mais, indiscutablement, des jalons sont posés, la nouveauté des années 2000 venant, comme l’a dit Charles-François, de l’avènement d’un nouveau courant de recherche reconnu au sein de l’histoire académique.

La pression sur l’environnement s’explique aussi par une volonté de rendre la nature davantage productive. Ainsi, dès le XVIIIe siècle, deux idéologies se font face : l’une défend les limites naturelles du progrès économique alors que l’autre défend la volonté de surpasser ces limites pour accentuer le progrès économique. Comment les sociétés tentent-elles, ou non, de trouver le juste équilibre entre ces deux données depuis le XVIIIe siècle ?

Charles-François Mathis : Le projet moderne est bien de permettre à l’Homme d’échapper à son animalité par la raison, de vaincre ses passions, d’échapper à la tyrannie de la nature : et c’est tout à fait louable ! Il a par ailleurs connu d’impressionnants succès, qui expliquent sa pérennité, si l'on considère le recul des maladies, l’abondance de certaines sociétés, certains exploits technologiques. Le problème tient en partie à la façon dont l’économie s’est emparée de ce projet, en voulant s’extraire de la matérialité du monde, ou plutôt en la rendant invisible : il y aura toujours, croyait-on, des ressources qui pourront se substituer à celles qui s’épuiseront, le génie humain y veillera ; les rejets se dilueront dans l’immensité de la nature (des océans et de l’atmosphère). C’est ce que Fredrik Albritton Jonsson a appelé une vision cornucopienne, qui fait fi en effet des limites réelles du monde, lesquelles deviennent visibles aujourd’hui mais étaient pensées déjà, et soulignées, dès le XIXe siècle, notamment par ceux qu’il appelle les Malthusiens.

Les deux tendances ont cohabité, mais le rapport de force est resté inégal : les tenants du progrès, souvent soutenus par les pouvoirs publics, encourageant au développement matériel sans frein. Dans Les natures de la République, le 2e volume d’une histoire environnementale de la France qui paraît cette année, nous montrons que la IIIe République a été confrontée justement à cette tension. Pour tenir son rang, face aux dynamiques internationales (impérialisme et 2e révolution industrielle notamment), elle a pu vouloir encourager les dynamiques d’innovation technique, d’accumulation industrielle, d’inscription dans des réseaux mondiaux ; mais elle s’appuyait aussi sur une population rurale et des campagnes qui lui donnaient son identité, qu’il fallait moderniser sans trop les brusquer. Cet équilibre précaire, instable, ce moment de maturation en quelque sorte, a révélé sa fragilité lors de la Seconde Guerre mondiale et a laissé place ensuite à une « grande accélération » qui s’est peu souciée des contraintes naturelles… La logique de « ménagement » de la nature, qui prévalait encore au début du XVIIIe siècle, a ainsi progressivement laissé place à celle de « l’aménagement » d’une nature qu’on veut rendre plus productive et uniquement utilitaire, jusqu’au « surmenage » actuel. Ce qu’on veut montrer dans La Terre perdue, ce sont bien sûr les logiques qui ont mené à cela, mais aussi rappeler que tout le monde ne partageait pas ces ambitions.

Steve Hagimont : Cette recherche du juste équilibre traverse en effet l’histoire contemporaine bien avant que le concept de « développement durable » (en 1980 dans un rapport du WWF, en 1987 dans le rapport Brundtland et en 1992 lors du Sommet de la Terre de Rio) ne vienne mettre un mot dessus. Ce concept, qui cherche à établir une vision commune consensuelle pour l’avenir, est ainsi traversé d’une contradiction structurelle entre l’affirmation d’un impératif de croissance partout et pour tous et toutes (avec l’idée que l’enrichissement serait la voie d’une meilleure gestion de la nature), qui met de côté l’emprise matérielle et écologique de la croissance, un objectif d’équité et de démocratie (qui suppose un temps long de délibération, qui est contraire au temps court de la décision économique et de la libre entreprise), et un enjeu de protection de la nature au nom des générations futures.

Ce concept qui condense les aspirations contradictoires des progressistes occidentaux depuis deux siècles s’insinue partout depuis les années 1990 et renouvelle entièrement la communication des États et des grandes entreprises, qui ne peuvent officiellement faire fi de l’environnement. Mais ce concept aseptise aussi la critique environnementale, tandis que les luttes nombreuses des années 1970 pointaient l’indécence morale et écologique des modes de vie des plus riches, l’aliénation et la fuite en avant produites par les promesses jamais entièrement satisfaites d’abondance matérielle, le caractère dissipatif de l’économie contemporaine, consommant et gaspillant de plus en plus de ressources et de terres rendues indisponibles pour les générations à venir et nécessitant de plus en plus d’énergies et de ressources pour pouvoir être simplement maintenue.

Le développement durable bien qu’énoncé dans le cadre d’une pensée globale, a en fait balayé l’analyse systémique (dont le rapport The Limits to Growth en 1972 est un des grands jalons) qui montrait le caractère insoutenable de la croissance économique à moyen terme, au profit d’une sorte de fable optimiste, aux fondements très anciens. Une fable qui peut lire dans le passé les preuves que chaque peur de pénurie a été dépassée par le progrès, l’enrichissement, l’innovation. Une fable qui met de côté que ces menaces de pénuries ont été passées au prix d’une mobilisation accrue de milieux et de matières, créant un ensemble de problèmes quelquefois réglés mais le plus souvent déplacés (comme les pollutions) ou mis de côté (comme l’appauvrissement des sols agricoles).

La lecture « faible » du développement durable, qui l’a globalement emporté car favorable au statu quo et compatible avec une vision du monde profondément ancrée dans les sociétés occidentales et désormais dans une bonne partie du monde, postule que le juste équilibre entre croissance et protection tient à la substituabilité des ressources naturelles évoquée par Charles-François : ce qui compterait, ce serait de léguer aux générations futures une économie suffisamment prospère pour qu’elles puissent faire face aux enjeux environnementaux. La croissance porterait en elle la solution aux problèmes présents et à venir.

En face, une lecture « forte » de la durabilité pose la valeur intrinsèque des éléments qui composent la Terre et la nécessité de léguer aux générations futures un monde suffisamment diversifié pour leur laisser le choix du modèle de société qu’elles voudront adopter, qui ne restreigne pas le champ de leurs possibles du fait même d’un héritage ingérable. Cet héritage, c’est celui dont nous avons-nous-même hérité et que nous contribuons toujours à dégrader. Il est fait de sols et d’eaux potables pollués dans des proportions inégalées, d’océans acidifiés et souillés de nos ordures plastiques, d’écosystèmes appauvris comme jamais ils ne l’ont été (bien que des espèces soient régulièrement sauvées de l’extinction), d’un niveau de consommation énergétique gigantesque, de ressources minérales dissipées (par exemple dans les composants numériques) et sans doute largement perdues pour les usages humains futurs en raison des limites physiques et énergétiques du recyclage, de déchets nucléaires disséminés, ou encore du changement climatique qui va inévitablement obérer la capacité de certaines parties de l’humanité à vivre dignement – malgré la croissance.

Les sociétés industrielles ont donc pris assez tôt conscience des conséquences de leur mode de développement sur l’environnement, à l’image de Napoléon III lançant un programme de reboisement. À partir de quand peut-on parler d’une gouvernance mondiale de la nature ?

Steve Hagimont : La question invite à distinguer d’un côté une sorte de conscience de l’environnement planétaire, dont Christophe Bonneuil tente dans le dernier chapitre de l’ouvrage de donner un aperçu contextualisé depuis l’époque moderne. De l’autre, le principe d’une gouvernance mondiale de la nature trouve ses jalons, sans doute, au XIXe siècle et ses premières réalisations concrètes au XXe siècle. Dès le XVIIIe siècle, des auteurs comme Buffon parlent déjà d’une sorte de mission environnementale des sociétés occidentales. Si Buffon condamne la colonisation, il estime que l’Occident pourrait répandre la civilisation dans le reste du monde, civilisation qui commande un meilleur usage des ressources terrestres.

Le premier élément de gouvernance mondiale, qui suppose la reconnaissance d’un certain multilatéralisme, semble venir de la protection des animaux. Dès 1902, l’Europe et les États-Unis s’engagent dans un premier traité international de protection des oiseaux utiles à l’agriculture. Un traité peu contraignant et qui intègre la possibilité voire la nécessité d’œuvrer à la destruction des oiseaux jugés « nuisibles ». Depuis le milieu du XIXe siècle en tout cas, des savoirs circulent sur la faune et la flore et conduisent à proposer des mesures de régulation internationale afin de préserver des entités naturelles vues comme des ressources (ainsi pour les poissons).

A cette vision plutôt utilitariste s’adjoint une préoccupation plus désintéressée au XXe siècle : préserver la diversité de la vie sur Terre. Des organisations naissent, à l’exemple de la Fauna & Flora créée en 1903 en Grande-Bretagne qui milite pour la préservation de la nature à l’échelle de l’empire britannique. A l’entre-deux-guerres, dans le cadre du multilatéralisme promu par la Société des nations, la protection de la faune et de la flore mondiale est l’objet de discussions internationales, motivant la création d’un réseau de parcs nationaux dans les colonies (les puissances impériales occidentales se faisant garantes de la sauvegarde de la nature et de son bon usage, selon l’idée que la partie la plus « avancée » de l’humanité, l’Occident, aurait à préserver une nature vue comme un bien commun de l’humanité, contre les intérêts immédiats des populations colonisées).

A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la protection de la faune et de la flore mondiales est prise en charge par l’UNESCO et l’Union internationale pour la préservation de la nature (UIPN, 1948, devenue Union internationale pour la conservation de la nature en 1956). La préoccupation majeure devient alors de pouvoir continuer à protéger la nature mondiale alors que la décolonisation s’opère et que les nouveaux pays indépendants engagent des programmes de développement économique. La « surpopulation » à venir inquiète, le gouvernement mondial de la nature semble s’imposer et c’est paradoxalement l’Occident qui s’en fait maître alors que son modèle de développement accroît la destruction des milieux à l’échelle mondiale.

L’effort étatsunien pendant la guerre a par ailleurs conduit à mettre au point une liste de ressources stratégiques dont l’approvisionnement est jugé d’intérêt vital. Aux multiples travaux cherchant à évaluer les ressources mondiales d’énergies fossiles et leur consommation, réalisés depuis le XIXe siècle, succède une tentative de collaboration internationale après 1945, avec la création en 1948 au sein de l’ONU d’une Conférence scientifique sur la conservation et l’utilisation des ressources. Coopération, partage d’informations et évaluations doivent permettre de gouverner la menace de pénurie, qui demeure dans l’horizon d’attente des années de forte croissance. En même temps, les États-Unis et l’URSS (dans une moindre mesure, la France et la Grande-Bretagne affaiblies par la décolonisation) sécurisent de manière unilatérale les circuits internationaux d’approvisionnement en matières premières stratégiques, du pétrole à l’uranium. La Chine s’invite dans cette course aux ressources dans les années 1990, mettant la main sur les matières premières stratégiques de la révolution numérique en cours (terres rares des semi-conducteurs, lithium, cobalt). La gouvernance mondiale des ressources n’est jamais réellement établie.

Charles-François Mathis : Sur la question climatique, la gouvernance mondiale s’opère à partir de la mise à l’agenda politique du problème et de ses premières manifestations. L’ONU qui a animé depuis 1972 de grandes conférences mondiales sur l’environnement porte en 1992 le Sommet de la Terre de Rio. Y est adopté, outre l’objectif global de développement durable traduit dans des « Agendas 21 » déclinés dans chaque pays, la Convention cadre des nations unies sur le climat. Elle sert de base aux discussions qui s’ensuivent sur la réalité de ce changement climatique (étayée par les synthèses produites par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat créé en 1988) et les moyens de lutter contre.

Le primat aux outils de marché et la remise en cause du multilatéralisme par des acteurs clés comme les Etats-Unis retardent finalement l’action à la mesure des enjeux, tandis que les mécanismes de solidarité internationale pour permettre aux pays en voie de développement d’accéder à des technologies moins polluantes ou de bénéficier de transferts internationaux tenant compte de la responsabilité historique de l’Occident, peinent à voir le jour. Comme pour les ressources, la gouvernance mondiale du climat, affaiblie par la force de la compétition économique, les intérêts stratégiques des grands États et désormais le regain des nationalismes, a jusqu’à présent largement échoué.

L’histoire environnementale est désormais enseignée en Terminale dans le cadre du programme d’HGGSP. Les élèves abordent ainsi l’optimum climatique médiéval, le « petit âge glaciaire  » ou encore l’ambiguïté de la politique des États-Unis en la matière depuis le XIXe siècle. Quel regard portez-vous sur ces programmes et le fait qu’ils soient enseignés en lycée ?

Charles-François Mathis : Pour avoir été auditionné par le groupe d’élaboration des projets de programmes d’histoire-géographie (mais pour les cycles 2 à 4, donc pas pour le lycée), je mesure toutes les attentes contradictoires auxquels les programmes scolaires doivent répondre : celles des parents, des responsables politiques, des enseignants qui veulent des programmes tenables et enthousiasmants, et bien sûr des universitaires qui veulent tous qu’on ajoute tel ou tel aspect de leurs recherches qui leur semble important. Difficile de satisfaire tout le monde !

Pour autant, je ne peux évidemment que me réjouir que l’histoire environnementale, désormais si dynamique et dont on peut dire sans fard je crois qu’elle a renouvelé le regard que nous portons sur le passé, soit abordée en lycée. J’ose espérer aussi que les classes de Terminale sont un moment opportun pour cela, alors que la conscience politique et du monde doit s’affirmer chez ces élèves. L’idée d’ancrer ces questionnements dans le temps long me semble louable aussi – nos collègues antiquisants et médiévistes apportent beaucoup à notre compréhension des enjeux environnementaux actuels – même si je me méfie un peu des sauts chronologiques trop importants et acrobatiques (néolithique et révolution industrielle !). Montrer par exemple l’historicité des questionnements sur le climat (dont Fabien Locher parle très bien dans notre ouvrage par exemple) est un bon moyen de faire comprendre aux élèves ce que l’histoire peut apporter aux réflexions actuelles.

Si je devais me demander : « qu’est-ce qu’un lycéen pourrait retenir d’un enseignement d’histoire environnementale ? », je pense que je répondrais : 1. Que la matérialité naturelle du monde est au fondement de toute action humaine, donc de l’histoire ; 2. Que l’histoire environnementale a justement rappelé et étudié cela ; 3. Que la façon dont on se rapporte au monde repose sur des imaginaires qui sont historiquement constitués et que celui sur lequel nos sociétés se sont construites a voulu invisibiliser justement notre dépendance aux écosystèmes. Bref, je leur dirais de lire notre livre !