Par un solide travail d'historien, Guillaume Blanc révèle le caractère violent de la prétendue protection de la nature africaine par les Occidentaux depuis le XIXe siècle.

Guillaume Blanc* revient ici, dans le cadre du Thème 5 de Terminale traitant de l’environnement, sur le rapport entre certaines sociétés africaines et leur environnement. Ce paradigme a été faussé car longtemps regardé sous l’angle occidental. Les colons ont en effet pensé retrouver sur le continent africain une nature vierge perdue en Europe avec la révolution industrielle. Cette démarche, relevant certes d’un discours de protection au premier abord, s’inscrit pleinement dans le projet colonial. Les Africains se retrouvent victimes de cette démarche dès le XIXe siècle. Si le colonialisme s’est progressivement éteint au XXe siècle, le colonialisme vert perdure et avec lui le mythe de l’Éden africain. Les acteurs de ce processus ont eu recours à l’expropriation et de multiples formes de violence au nom de la préservation de la nature africaine.

 

Nonfiction.fr : C’est au XIXe siècle que les États-uniens créent leurs premiers parcs nationaux. Ils se retrouvent désormais pris entre la wilderness et la révolution industrielle. Y-a-t-il eu un processus similaire en Afrique et si oui, sous quelle forme ?

Guillaume Blanc: Aux États-Unis comme en Afrique, écologisme et capitalisme constituent les deux faces de la même médaille. De la destruction naît l’impératif de protection.

À la fin du xixe siècle, la colonisation intensifie le commerce d’ivoire au point que les chasseurs européens et leurs auxiliaires africains abattent près de 65 000 éléphants par an. La prédation est partout : les ouvriers du chemin de fer chassent pour se nourrir le long du rail ; les naturalistes européens peuvent tuer et envoyer jusqu’à soixante zèbres par mois à leur Muséum d’histoire naturelle ; et les administrateurs coloniaux se délectent des chasses sportives durant lesquelles ils expriment leur masculinité et leur capacité à dominer la nature. La grande faune s’effondre, et les Britanniques et les Allemands instaurent alors des réserves de chasse dans leurs colonies d’Afrique orientale. Ils sont rapidement suivis par les Belges, les Français, les Italiens et les Portugais. Et dans ces réserves, comme pour les Amérindiens aux États-Unis, les colons accusent les populations africaines d’être responsables de la dégradation. À ce titre, elles sont sinon expulsées, au moins privées du droit d’occuper la terre.

L’histoire se répète dans les années 1930. Avec la Grande Dépression, la déforestation et l’exploitation des sols s’intensifient. Pour faire face à la chute des prix agricoles les colons agrandissent leurs exploitations et, pour se ravitailler, les métropoles ponctionnent encore davantage les colonies. C’est dans ce contexte que les chasseurs désormais repentis plaident pour la sanctuarisation de la nature. Organisés en réseaux toujours plus influents, les conservationnistes poussent les administrateurs coloniaux à convertir les réserves de chasse en parcs nationaux. Et encore une fois, ils accusent les populations africaines d’être à l’origine des bouleversements écologiques qu’entraîne le capitalisme colonial. Les cultivateurs et les bergers sont expulsés hors des parcs, ou punis d’amendes et de peines de prison pour y exploiter la terre, faire paître leurs troupeaux ou chasser du petit gibier.

 

Vous expliquez parfaitement dans votre livre (p.51-52) que sur tous les continents le paradigme de la nature se pense par la relation que le peuple entretient avec celle-ci. Or, le continent africain fait ici figure d’exception puisque les Occidentaux pensent la nature africaine sans les peuples qui y vivent. Comment s’est construite cette différence majeure ?

L’idée d’une Afrique sauvage est aussi absurde que celle selon laquelle l’Homme africain ne serait pas rentré dans l’histoire. Cette idée naît à la fin du xixe siècle. Les Européens partis tenter leur chance en colonie laissent derrière eux des paysages radicalement transformés par l’urbanisation et l’industrialisation. Persuadés de retrouver en Afrique la nature perdue en Europe, ils la mettent alors en parc. Et ils inventent le mythe du bon et du mauvais chasseur : l’homme blanc qui traque le trophée avec bravoure au cœur d’un paradis naturel, face au braconnier noir qui chasse la nourriture avec cruauté, entraînant l’Éden dans une chute inexorable. Voilà qui justifie l’expulsion des Africains, et qui explique la croyance selon laquelle la nature africaine serait inhabitée. Or les parcs ne sont pas vides, ils ont été vidés.

Mais le mythe de l’Éden africain va l’emporter sur la réalité. À l’époque coloniale, la grande presse s’empare des récits de voyage de Stanley et Livingstone, de Churchill et Roosevelt, férus des grandes chasses africaines. Puis vient la littérature. Hemingway et Les neiges du Kilimandjaro en 1936, Karen Blixen et Out of Africa l’année suivante, Osama Tezuka et le Roi Léo au début des années 1950, Romain Gary et les Racines du ciel en 1956. Tous décrivent une Afrique verte, vierge et sauvage, naturelle mais malheureusement dénaturée par ses habitants.

Ce mythe s’est ensuite renforcé, au lendemain des indépendances. Des guides naturalistes comme le National Geographic jusqu’aux films comme Born Free ou Le Roi Lion, une quantité innombrable de produits culturels perpétuent la vision naturalisante du continent. Car plus la nature disparaît en Occident, et plus elle est fantasmée en Afrique, véritable monde-refuge où s’abriter de la modernité qui mine le reste de la planète.

 

Votre thèse s’appuyait sur une comparaison entre les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France. Peut-on dire que le parc national est une invention occidentale imposée à l’Éthiopie ?

Depuis les années 1960, qu’ils soient employés par l’Unesco, le WWF (World Wildlife Fund) ou l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), les experts protègent une idée coloniale de la nature africaine. La comparaison permet de le constater. En 2011, par exemple, l’Unesco a classé le parc national des Cévennes au Patrimoine mondial de l’humanité, au nom de l’agro-pastoralisme qui y façonne le paysage depuis trois millénaires, nous dit l’institution qui y soutient, depuis, la présence des agriculteurs et des bergers. En revanche, dans le parc national du Simien, en Éthiopie, les experts de l’Unesco et de l’UICN condamnent l’agro-pastoralisme. Depuis soixante ans, ils demandent aux autorités éthiopiennes d’expulser les populations hors du parc. Ce qui s’est produit en 2016 : 2500 agriculteurs et bergers ont été déplacés, et l’Unesco a salué l’effort des autorités éthiopiennes pour la sauvegarde de ce Patrimoine mondial. Face à un même type d’espace agro-pastoral, les institutions internationales de la conservation livrent donc deux histoires radicalement différentes. La première est européenne : elle décrit l’adaptation de l’homme à la nature. La seconde est africaine : elle raconte la dégradation de la nature par l’homme.

Je dis « africaine » car l’Éthiopie est loin de faire exception. Plus d’un million d’agriculteurs et de bergers ont été expulsés des parcs africains au xxe siècle. Aujourd’hui encore, des dizaines de milliers de paysans sont expulsés pour vider les parcs. Des millions d’autres sont sanctionnés d’amendes et de peines de prison pour exploiter la terre. Et dans les cas les plus sordides, des dizaines sont abattus par les éco-gardes des parcs, employés par les États africains et soutenus voire formés par les institutions internationales. Voilà ce qu’est le colonialisme vert, une entreprise qui cherche à naturaliser l’Afrique par la force, c’est-à-dire à la déshumaniser. 

 

Comment les sociétés africaines ont-elles perçu ce « colonialisme vert » ? Par quels moyens ont-elles tenté d’y résister ou de s’en accommoder ?

Le pouvoir n’est pas quelque chose qui se divise entre ceux qui l’ont et l’exercent, et ceux qui ne l’ont pas et le subissent. Le pouvoir circule, fonctionne, nous disait Foucault. Le colonialisme vert ne fait pas exception. Certes, les sociétés africaines n’ont pas choisi le cadre culturel de l’Éden africain ; ce mythe est l’un des nombreux legs du passé colonial. Mais les dirigeants africains savent fort bien l’instrumentaliser. La mise en parc de la nature leur permet d’engranger des revenus touristiques colossaux. Et plus encore, ils se servent des fonds et de la légitimité des institutions internationales pour planter le drapeau dans des territoires qu’ils peinent à contrôler. Dans la Tanzanie socialiste, les parcs ont permis de déplacer les populations dans les nouveaux villages collectivisés. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les parcs furent un laboratoire vivant de la lutte contre le « péril démographique africain ». Au Congo, Mobutu s’est servi de la conservation pour tenter de contrôler la région frontalière du Kivu. Et dans l’Éthiopie impériale, communiste puis fédérale, les parcs ont permis à l’État d’envoyer ses soldats chez les nomades, dans les maquis et les régions sécessionnistes.

Ainsi fonctionne l’alliance entre l’expert occidental et le dirigeant africain. L’habitant, lui, est généralement perdant. Les actes de résistance furent alors nombreux. Les archives laissent peu de traces à cet égard, mais les procès-verbaux dressés par les gardes des parcs permettent de déceler au moins deux types d’opposition. La première, la plus violente, peut consister à s’en prendre à la faune. En Éthiopie par exemple, en 1970 et en 1991, les agriculteurs et les bergers du Simien ont tenté d’abattre tous les bouquetins du parc : sans bouquetin il n’y aurait ni parc, ni expulsion, pensaient-ils. La seconde forme de résistance est, elle, quotidienne et plus passive. Il s’agit de continuer à cultiver la terre et d’y faire pâturer ses troupeaux, mais clandestinement. Ce qui revient alors à vivre en squatter dans sa propre maison.

 

Vous relevez de nombreuses formes de violence depuis l’humiliation au XXIe siècle du guide éthiopien par le riche occidental venu mener son safari au meurtre, en passant par l’expropriation. Paradoxalement, une partie de ces violences sont menées par des ONG et institutions parfaitement respectables au premier abord comme l’Unesco et le WWF. Comment expliquez-vous un tel décalage entre les objectifs affichés de ces groupes et les moyens mis en œuvre ?

Il faut d’abord revenir à l’évènement postcolonial. En 1960, lorsque les indépendances africaines deviennent inéluctables, l’UICN, l’Unesco et d’autres agences des Nations unies lancent le Projet spécial pour l’Afrique. L’objectif est clair : « faire face à l’africanisation des parcs », écrit par exemple le Britannique Ian Grimwood, un ancien des parcs de la Rhodésie. Et pour cela, les conservationnistes imaginent de créer une banque dont la mission première serait de récolter les fonds nécessaires à la « poursuite du travail accompli dans les parcs africains », disent les archives. Cette banque est créée en 1961 sous le nom du Fonds mondial pour la nature sauvage : le Word Wildlife Fund. Tout au long des années 1960 et 1970, le WWF va alors permettre à des administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux. Ils circulent de pays en pays, et de parc en parc ils font valoir les mêmes normes coercitives : mettre plus de terres en parc, et criminaliser les populations qui les habitent.

Le discours, depuis, a changé. Depuis la signature de la Convention sur la diversité biologique à Rio en 1992, chaque institution internationale de la conservation, chaque ONG, chaque gouvernement africain œuvre pour une « conservation communautaire ». C’est-à-dire que les habitants doivent être associés aux parcs, en tant que gardes, guides, chauffeurs ou cuisiniers au sein de compagnies de voyage. Et les consultants qui ont succédé aux experts ne parlent plus d’« expulsions » mais de « départs volontaires » à promouvoir dans une démarche « participative ». Les mots du pouvoir ont donc changé mais l’esprit, lui, reste le même. Tandis qu’en Europe, les institutions internationales valorisent l’harmonie entre l’homme et la nature, en Afrique, leurs employés estiment toujours que les parcs doivent être protégés d’habitants trop nombreux et malhabiles. Et ce qui compte ici, ce n’est pas l’origine coloniale de ces politiques de la nature. Ce qui est grave est qu’elles perdurent.

 

Votre ouvrage repose sur le dépouillement de nombreuses archives, mais aussi sur une enquête de terrain approfondie sur le parc du Simien (Éthiopie). Il en ressort que les sociétés agro-pastorales vivant à proximité de ce parc ont un mode de vie respectueux de leur environnement et qu’au fond le mieux serait de laisser les sociétés qui y vivent les gérer. N’a-t-on pas là un modèle de développement durable dont l’on pourrait s’inspirer pour gérer certains parcs ?

Bien entendu, il ne faut pas tomber dans la glorification essentialisante des cultivateurs et bergers africains. Ces hommes et ces femmes exploitent la terre, en bien comme en mal. Mais il faut reconnaître l’évidence, ils ne participent pas à la crise écologique mondiale. Ils produisent leur propre nourriture. Ils se déplacent d’abord à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent très rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la nature, il faudrait vivre comme eux. En tous les cas, les professionnels de la conservation devraient faire dans les parcs d’Afrique ce qu’ils font dans ceux d’Europe, à savoir soutenir et parfaire des modes d’exploitation qui pavent la voie de la sobriété écologique dont la planète a besoin.

À cet égard, les détracteurs ne manquent jamais de rétorquer qu’aussi imparfaits soient-ils, ces parcs ont le mérite de protéger la nature. Il faut là-encore observer les faits. Quel est le coût écologique d’une visite d’un parc naturel africain ? Une tente avec des arceaux en aluminium pour un sac léger, une veste en goretex pour une tenue imperméable, un maillot de corps en polaire pour supporter le froid des soirées… Autant de matériaux dont la fabrication passe par l’extraction de téflon, de bauxite et de pétrole, à laquelle s’ajoute le trajet en avion. Visiter un parc naturel en Afrique, c’est détruire ailleurs les ressources qui sont conservées ici.  

Croire que la mise en parc de la nature permet de mieux protéger la planète est donc un leurre. Et à force d’entretenir cette illusion, les politiques globales de la conservation fonctionnent comme un trompe-l’œil qui occulte le vrai problème : la dégradation massive de « notre » environnement quotidien. Seulement, pour lutter contre la crise écologique, il est plus facile de blâmer les agriculteurs et les bergers de la lointaine Afrique. Car cela nous permet d’éviter de remettre en cause les modes de vie véritablement responsables de la sixième extinction. S’en prendre à eux, c’est éviter de nous en prendre à nous-mêmes.

 

*L’interviewé : Guillaume Blanc est maître de conférences à l’université Rennes 2. Formé à la Chaire du Canada en histoire environnementale, il travaille aujourd’hui sur la circulation contemporaine des experts et des savoirs qui préside, en Afrique, au gouvernement global de la nature et des hommes. Il dirige la collection « histoire environnementale » aux Éditions de la Sorbonne, où il a notamment publié Une histoire environnementale de la nation (2015) et co-dirigé Humanités environnementales. Enquêtes et contre-enquêtes (2017). Son dernier livre, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, vient de paraître chez Flammarion (2020).