Un recueil d’articles de l’écrivain allemand nous invite à découvrir une œuvre marquée par l’horizon de l’émancipation de la violence dans les rapports sociaux.

Qu’est-ce qui relie une princesse indienne, l’étude du fascisme et la pop ? L’œuvre éclectique et originale de l’Allemand Klaus Theweleit. Après la publication par L’Arche, son principal éditeur en France, de Pocahontas au pays des merveilles (2024), un essai décapant sur l’un des mythes fondateurs états-uniens   , les Éditions Météores ont pris l’initiative de réunir plusieurs de ses textes dans un recueil intitulé La possibilité d’une vie non fasciste. Chroniques d’une Allemagne hantée, en référence à une citation de Michel Foucault   . Le livre est édité par Déborah V. Brosteaux et Christophe Lucchese, qui en signe également la traduction.

Introduction à Klaus Theweleit

Auteur phare de la génération 68 allemande, Klaus Theweleit est principalement connu en France pour Fantasmalgôries (1977 ; L’Arche, 2016), un ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, qui interprétait de manière novatrice, à l’aune des études de genre, les écrits des auteurs corps-francs, précurseurs du nazisme. C’est d’ailleurs l’avant-propos – inédit en français – de ce même livre qui ouvre le présent recueil. Theweleit y rappelait que les raclées reçues, enfant, de la part de son père avaient constitué ses « premières leçons sur le fascisme  ». Ces éléments autobiographiques expliquent son intérêt pour le lien entre le corps, les affects et le fascisme. Enfant de l’après-guerre, né en 1942, Theweleit est travaillé depuis son adolescence par la question du nazisme, comme d’autres auteurs de sa génération, tel W. G. Sebald, dont l’œuvre ne cesse d’interroger le mutisme de nombre d’Allemands sur le passé nazi de leur pays. Comme l’écrit Déborah V. Brosteaux, « Les textes réunis [rédigés entre 1995 et 2021] dans ce recueil, entre l’autobiographie, la chronique et l’essai théorique, sont des textes qui scrutent les effets de cette histoire des corps, visant à cerner – et à ouvrir – les possibilités d’une vie non fasciste dans l’Allemagne d’après la Shoah. » Theweleit revient donc sur le passé et sur sa « persistance au présent ».

Dans « Masse & série », Theweleit propose une relecture d’Elias Canetti. Actualisant le questionnement de Canetti de Masse et puissance (1966 [1960]), Theweleit se demande si l’émergence de masses est encore possible à nos époques de sociétés d’individus. Il voit dans les médias, qui conditionnent notamment les individus via des séries d’événements, les principales sources d’une masse désormais « invisible ». Le livre se termine sur un entretien avec Theweleit mené par les deux éditeurs. À cette occasion, il revient sur son œuvre, ses influences (notamment d’intellectuels français comme Deleuze, Foucault et Guattari), et son intérêt pour les corps, leur relation à la mémoire, la violence, la langue et bien sûr le fascisme. Il affirme sa recherche d’une non-binarité et d’un non-fascisme, plutôt qu’un « anti- ». En effet, pour lui, « [l]a meilleure façon de changer la réalité est de supporter d’abord ses contradictions ».

L’importance de la langue

Ce recueil vaut en particulier pour les deux chapitres autobiographiques qui l’ouvrent (« Langage et violence au pays dénommé étranger » et « À propos d’exils »). Theweleit y aborde son rapport à la langue, lui qui naquit dans un territoire, alors allemand et aujourd’hui russe, doté de son propre dialecte. Pendant longtemps, l’allemand est pour lui une langue « d’ordres ou de consignes », inopérante pour aborder la période nazie. C’est aussi l’idiome d’une communication presque impossible avec ses parents, puisqu’à partir de douze ans il entre en exil intérieur. Il développe alors progressivement de nouvelles langues. Jeune adulte, avec le théâtre absurde français, puis, avec le rock and roll anglo-saxon. La langue réprouvée de la psychanalyse constitue une autre influence marquante pour l’étudiant en lettres allemandes et anglaises, militant au sein du syndicat étudiant SDS   . Lors de sa thèse, il s’intéresse ainsi au fascisme sous l’angle de la répression du désir.

Lors de la réception du prix Adorno pour l’ensemble de son œuvre en 2021, principalement écrite en marge de l’université, Theweleit dressa un parallèle entre son exil intérieur et celui, bien réel, du grand philosophe allemand. Toutefois, s’il rejoint Adorno dans sa critique du langage d’Heidegger – et qui n’aura pas attendu la publication de ses cahiers noirs pour repérer sa proximité idéologique avec le nazisme –, Theweleit le suit beaucoup moins dans sa critique de la culture de masse anglo-saxonne, qui est et reste une grande source d’inspiration autant qu’un objet d’étude pour l’auteur de Freud et la pop (L’Arche, 2020). La grande originalité formelle des livres de cet auteur prolifique doit beaucoup au récit cinématographique via un recours constant à une forme de montage.

La non-violence comme aiguillon de sa pensée

Pour Theweleit, la situation de paix de l’après-guerre – et d’absence de violence – a été déterminante pour la formation de sa génération. À cela s’ajoute le renoncement à la violence érigé en devoir pour les Allemands du fait de leur histoire récente. Tout comme Adorno, Theweleit prône la non-violence : «  "Réduire la violence dans le monde", qui pourrait surplomber mon travail tel une banderole, ne s’emploie à rien d’autre qu’à tenter une telle débarbarisation. » Pour réaliser un tel programme, il lui apparaît nécessaire d’établir une vraie égalité entre les sexes. Theweleit souligne de même l’influence de sa femme psychiatre dans la définition de nombre de concepts centraux de ses travaux.

Ainsi, ses livres – comme les volumes des Livres des rois ou de PO/CA/HON/TAS – sont autant d’« histoires culturelles de la violence et les modes et techniques de production de soi » (D. V. Brosteaux), où il se penche également sur les techniques, mythes et fictions.

Theweleit cherche à comprendre comment la violence s’inscrit dans les corps, les affects, se perpétue et se transmet. Avec pour horizon, l’émancipation. Il prolonge d’ailleurs cet impératif de non-violence jusque dans sa pratique intellectuelle, déclarant : « La "pensée" ne devient libre que lorsqu’elle peut se passer de l’exigence de la destruction d’autrui ». La possibilité d’une vie non fasciste constitue donc une introduction, à la tonalité autobiographique, à une œuvre majeure et iconoclaste dont les questionnements sont encore les nôtres – plus que jamais.