La nouvelle édition de Descartes en Pléiade en deux volumes, dirigée par Denis Kambouchner, a été longuement attendue. Elle tient toutes ses promesses.

Plus de quatre siècles après son décès, il est probable que tout le monde admettra bien volontiers que Descartes est le plus grand philosophe français de tous les temps. Ce « cavalier français qui partit d’un si bon pas », comme le disait Charles Péguy, a ouvert une voie que les Modernes n’ont plus jamais cessé d’explorer, de Hegel à Husserl en passant par ceux-là mêmes qui se sont opposés à lui et qui ont dû commencer par prendre position par rapport à lui.

Hegel, justement déclarait à son sujet que « c'est avec [Descartes] que nous entrons proprement dans une philosophie autonome, qui sait qu'elle vient de la raison en toute autonomie, et que la conscience de soi est un moment essentiel du vrai. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et pouvons enfin, tel le marin après un long périple sur une mer déchaînée, crier : terre ! Descartes est un de ces hommes qui ont tout repris par le commencement, et c'est avec lui que débute la culture, le penser des temps modernes. [...] C'est donc seulement maintenant que nous entrons dans la philosophie proprement dite depuis l'école néoplatonicienne et ce qui s'y rattache. C'est un recommencement de la philosophie ». Et encore : « [Descartes] est ainsi un héros qui a repris les choses entièrement par le commencement, et a constitué à nouveau le sol de la philosophie, sur lequel elle est enfin retournée après que mille années se soient écoulées ».

Lire et relire Descartes, jusqu’à en connaître presque par cœur des passages entiers, en soulignant et en annotant, au fil des ans, presque l’intégralité de l’œuvre, dans des éditions usées jusqu’à la corde qui partent littéralement en lambeaux, est donc, comme le disait Georges Canguilhem, « un rite et presque un devoir, même d'abord au sens scolaire [...] le devoir de s'essayer à discourir de Descartes, quand on prétend philosopher quelque peu ».    

En ce sens, l’apparition d’une nouvelle édition des œuvres complètes de Descartes est toujours un événement, même pour ceux qui disposent déjà dans leur bibliothèque de l’édition en trois tomes qu’en avait proposé naguère Ferdinand Alquié dans les années 1960 chez Garnier, ou de celle, plus ancienne, en douze tomes, élaborée par Charles Adam et Paul Tannery pour le compte de Vrin. Depuis quelques années, les éditions Gallimard ont entrepris de publier des volumes séparés des œuvres de Descartes dans la collection « Tel », laissant présager la refonte du volume de « Pléiade » consacré au philosophe français, sous la direction d’André Bridoux dans les années 1930. C’est désormais chose faite avec la publication ces jours-ci, en deux tomes au lieu d’un, des Œuvres de Descartes dans la prestigieuse collection de Gallimard, placée sous la direction de Denis Kambouchner.

Les œuvres sélectionnées ne réservent pas une grande surprise, dans la mesure où le choix s’imposait. Les deux volumes sont organisés autour des quatre grands ouvrages de Descartes. Le Discours de la méthode (1637) est suivi des essais scientifiques auxquels il devait servir de préface, mais dont seuls des extraits sont ici procurés. A sa suite sont placées les Méditations métaphysiques (1641-1642), avec sept séries de Réponses aux Objections recueillies auprès de « personnes très doctes », parmi lesquels figurent Hobbes, Gassendi et Antoine Arnauld. Toujours suivant l'ordre chronologique, viennent ensuite les Principes de la philosophie (1644), et le traité des Passions de l’âme, publié à l’automne de 1649, quelques semaines avant la mort de l’auteur.

Deux autres ouvrages sont donnés à lire : la Lettre à Voétius (1643) et les Notes sur un certain placard (1648), retraduites du latin pour cette édition, qui s’inscrivent dans le contexte des querelles qu’a suscitées le développement de la « nouvelle philosophie  ».

Figurent enfin au sommaire de ces volumes des écrits posthumes aussi importants que célèbres, tels que les Règles pour la direction de l’esprit, Le Monde, L’Homme, la Recherche de la vérité, la Description du corps humain, ainsi qu’un large choix de correspondance, indispensable complément des œuvres et source de précieux aperçus sur la vie sociale de Descartes. On se réjouit également de retrouver dans cette édition L’Entretien avec Burman, que pour des raisons assez mystérieuses Ferdinand Alquié avait décidé d’écarter en son temps.

Conformément aux principes de la collection, l’appareil critique qui accompagne chaque texte est très étoffé et remarquablement précis. Le travail d’édition a été confié aux soins de la plupart des spécialistes actuels de Descartes en France (Michelle et Jean-Marie Beyssade, Frédéric de Buzon, Annie Bitbol-Hespéries, Jean-Luc Marion, Laurence Renault, Vincent Carraud, Jean-Robert Armogathe, etc.), dont il faut saluer l’excellence.