Le 23 juillet 1945, s’ouvrait le procès de Philippe Pétain. Près de 80 ans plus tard, Julian Jackson signe un grand livre sur cet épisode marquant de l’histoire contemporaine
Le 20 juillet 2024, un article de La Dépêche du Midi fait état de la publication, dans le journal municipal de Montauban, d’une photographie de Philippe Pétain pour illustrer les commémorations de la Libération. Une polémique s’ensuit au conseil municipal de cette ville, portant notamment sur l’image véhiculée par le chef de l’État français et son héritage. Cet énième débat sur cette personnalité si controversée démontre à quel point l’ouvrage de Julian Jackson, traduit en français par Marie-Anne de Béru, est nécessaire. Comme historien, il s’intéresse, après des ouvrages remarqués sur la France sous l’Occupation et sur De Gaulle , à ce moment clé que constitue le procès Pétain, qui va cristalliser les clivages au sein de la société française.
Le contexte particulier de l’épuration des années 1944-1945
À partir de 1944, un vaste mouvement d’épuration s’opère en France. À la faveur de la liesse des libérations des villes, les résistants et les populations s’attaquent aux collaborateurs ou aux personnes considérées comme tels. Cette épuration extra-judiciaire ou sauvage est animée par un esprit de vengeance et de règlements de comptes, qui conduit à de nombreuses exactions aujourd’hui bien documentées.
En partie pour mettre un terme à ces pratiques, le gouvernement provisoire de la République française organise l’épuration judiciaire au travers de l’ordonnance du 26 juin 1944. Plusieurs institutions sont alors créées. Les cours de justice et les chambres civiques occupent la place centrale dans le jugement des faits de collaboration. À côté de ces juridictions, l’ordonnance du 18 novembre 1944 entérine le rétablissement de la Haute Cour de justice. Instituée pour la première fois en 1791 avant de voir son rôle, son fonctionnement et sa composition fluctuer en fonction des régimes politiques, elle est supprimée le 30 juillet 1940 par le régime de Vichy. En 1944, la Haute Cour de Justice a la charge de juger le chef de l’État, le chef de gouvernement, les ministres et les hauts fonctionnaires pour leur conduite entre la signature de l’armistice avec l’Allemagne en juin 1940 et la libération de la France en août 1944.
Le premier procès, sur la centaine sur lesquels la Haute Cour de justice doit statuer, est celui de l’amiral Jean-Pierre Esteva, résident général de France en Tunisie. Il est condamné à la détention à perpétuité le 15 mars 1945. Dans le même temps, la cour de justice du département de la Seine a commencé son travail d’épuration, notamment à l’égard des journalistes. Plusieurs condamnations à mort sont prononcées dès la fin de l’année 1944.
Depuis sa retraite de Sigmaringen en Bade-Wurtemberg où les Allemands l’ont conduit, le maréchal Pétain apprend la création de la Haute Cour de Justice, et acquiert donc la certitude de la tenue de son procès, avec ou sans lui. Soucieux de défendre sa réputation, il souhaite rentrer en France. Le 26 avril 1945 en fin de journée, il se rend à la frontière franco-suisse où il est arrêté par le général Koenig, héros de la France Libre et de la bataille de Bir Hakeim.
C’est dans cette ambiance particulière d’épuration et alors que les Parisiens désormais libres ont froid et faim que se tient le procès du maréchal. L’instruction est terminée au moment de son arrestation mais son retour nécessite un supplément d’information afin de pouvoir entendre le prévenu. Interrogé à neuf reprises entre mai et juin 1945, l’ancien chef de l’État français joue tour-à-tour l’esquive, le rejet de responsabilité, l’amnésie et la perplexité devant le feu roulant des questions posées. L’acte d’accusation est finalisé le 11 juillet 1945. Il est organisé autour de deux idées principales. Tout d’abord, Pétain doit assumer sa responsabilité pour avoir signé l’armistice du 22 juin 1940 et avoir promulgué les actes constitutionnels du 11 juillet, évènements qui s’inscrivent dans la cadre d’un « complot » visant à mettre à terre la République. Ensuite, sa politique de collaboration est assimilable à une trahison. Pétain est accusé de crime d’attentat contre la sûreté intérieure de l’État et d’intelligences avec l’ennemi ; il est alors renvoyé devant la Haute Cour de Justice.
La « photographie » du procès
Le procès Pétain a déjà fait l’objet d’une littérature importante entre comptes rendus, reportages, mémoires individuels, essais ou encore sténographie des audiences. Pour autant, il n’avait fait l’objet d’aucune étude historique d’envergure. En s’appuyant sur des sources publiées ou non, de natures diverses (judiciaires, privées, presse), françaises ou étrangères, Julian Jackson décrit avec soin le déroulé du procès tout en l’inscrivant dans son contexte. Cette démarche historique est essentielle pour comprendre ce procès dont l’issue est déjà connue : une condamnation. Seule manque la peine : la mort ou la prison à perpétuité ?
À la lecture des nombreux témoignages des personnalités qui ont couvert l’affaire, dont la plupart sont déjà connus, le lecteur comprend dès la première audience que le procès sera chaotique. Les incidents entre les magistrats et la défense, les interactions tumultueuses du public, la déclaration liminaire – et unique intervention - du maréchal Pétain toute en affirmations douteuses, inexactes ou provocatrices donnent en effet la tonalité à la semaine qui va suivre.
La première semaine est consacrée à la déposition des témoins de l’accusation. Pas moins de quatre anciens présidents du Conseil, d’un ancien président de la République, des présidents de la Chambre des députés et du Sénat en 1940, ainsi que d’autres hommes politiques de premier ordre issus de la Troisième République sont ainsi auditionnés. Les débats portent logiquement, à la demande de l’accusation, sur les évènements qui ont conduit à la conclusion de l’armistice en juin 1940. Ces témoignages sont peu probants et pas forcément en accord avec la stratégie de l’accusation, qui vise à démontrer l’existence d’un complot ourdi par Pétain pour anéantir la Troisième République. Ils sont âprement discutés par la défense, en particulier par le plus jeune avocat de Pétain, Jacques Isorni. Ce dernier en profite d’ailleurs pour mettre à mal l’accusation en rappelant le passé peu glorieux du procureur général André Mornet. Celui-ci n’a pas prêté serment au maréchal, ayant fait valoir ses droits à la retraite peu avant le vote des pleins pouvoirs à Pétain. Toutefois, il a siégé à la Commission de révision des naturalisations et s’est même porté volontaire pour siéger à la Cour suprême de justice lors du procès de Riom voulu par Pétain pour juger les dirigeants de la Troisième République, selon lui responsables de la défaite de 1940. Les deuxième et troisième semaines sont consacrées aux témoins de la défense parmi lesquels Pierre Laval occupe le premier rôle. Sa prestation est intelligente : tout en se désolidarisant de certaines des mesures les plus contestées du régime de Vichy, il évite soigneusement de critiquer le maréchal. En réalité, loin d’aider Pétain, il prépare sa future défense dans son procès qui va suivre.
À l’issue de ces trois semaines d’un procès décevant – il est vrai que les attentes étaient fortes – d’un réquisitoire et de plaidoiries peu efficients, le verdict tombe le 15 août 1945 à 4 heures 30. Suivant les réquisitions du procureur général Mornet, la Haute Cour déclare Philippe Pétain coupable d’intelligence avec l’ennemi et de haute trahison. Il est condamné à mort, à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens. L’arrêt se termine par le vœu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée compte tenu du grand âge de l’accusé.
La France a-t-elle été sauvée par Pétain ?
Les nombreuses pages consacrées au verdict sont aussi intéressantes que surprenantes. En droit français, le délibéré est par principe secret et ce depuis le Moyen-Âge. Il est dès lors insolite de consacrer un chapitre entier à cet épisode principalement basé sur trois « souvenirs » de jurés.
Les derniers chapitres traitent de l’après-procès. Pour l’accusation, il s’agit de comprendre les raisons de l’échec de ce procès. Pour Louis Noguères, qui prend la présidence de la Haute Cour de Justice après le nouveau procès raté de Pierre Laval, celles-ci sont simples : une sous-exploitation des pièces présentes au dossier de procédure et une mauvaise stratégie, comme il l’explique en 1955 . Dès le 17 août 1945, le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française, commue, suivant le vœu émis par la Haute Cour de Justice, la peine de mort en réclusion à perpétuité. Après trois ans passés au fort du Portalet – là où il avait fait emprisonner Reynaud et Mandel après l’échec du procès de Riom, Pétain est enfermé à la « citadelle » de Pierre-Levée sur l’île d’Yeu. Un long chapitre est consacré aux conditions de sa nouvelle vie de détenu jusqu’à sa mort le 23 juillet 1951.
Beaucoup plus intéressants sont les derniers chapitres portant sur la mémoire du maréchal Pétain et aux nombreuses actions de ses partisans, au premier rang desquels son ancien avocat Jacques Isorni. Dès la fin de l’année 1945, plusieurs publications d’extrême droite voient le jour et font l’apologie de Vichy et de son chef, parmi lesquelles Écrits de Paris et Rivarol – toujours publié aujourd’hui.
Immédiatement après la mort du maréchal, une association est également créée : l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Le général Weygand en est président, son comité directeur est formé autour de Jacques Isorni et Jean Lemaire, les anciens avocats de Pétain, Louis Rougier, philosophe qui aurait mené une mission diplomatique entre Vichy et l’Angleterre, et de Louis-Dominique Girard, ancien chef du cabinet civil du maréchal. La finalité de l’association est bien évidemment la défense de la mémoire du maréchal, et ce dans un contexte politique en évolution. En parallèle des nombreux ouvrages qu’il publie, Jacques Isorni tente en vain d’obtenir la réouverture du procès, notamment à la suite des progrès historiographiques menés à partir des années 1960, en particulier de la « révolution paxtonienne » et du développement de la mémoire juive.
Preuve de son actualité, le travail de Julian Jackson est particulièrement intéressant sur ce point puisqu’il démontre le lien entre la mémoire du maréchal et l’idéologie d’extrême droite de Jean-Marie Le Pen ou d’Éric Zemmour. S’il n’y avait qu’une seule réserve à formuler à cette brillante étude, c’est le sentiment diffus que Julian Jackson ne va pas assez loin dans sa démarche historique. Ainsi, s’il entend s’attaquer à l’idée, toujours présente malgré le travail remarquable d’historiens comme Laurent Joly, selon laquelle Pétain aurait servi de « bouclier » aux Français, certains passages laissent dubitatifs. AInsi lorsqu'on lit que :
« Le régime de Vichy n’a jamais de lui-même mis en place une politique d'assassinats des juifs. Son antisémitisme était discriminatoire, non exterminatoire, à commencer par le statut des juifs, d'octobre 1940, qui excluait les juifs français de nombreuses activités sociales et professionnelles et faisaient d’eux, du jour au lendemain des citoyens de seconde zone. Vichy coopéra aux rafles de 1942 dans une logique de collaboration plutôt que par antisémitisme ».
Ce passage a ici l’effet inverse à celui qui est escompté et montre que Vichy demeure « un passé qui ne passe pas », pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Éric Conan et Henry Rousso. La somme de travail n'en demeure pas moins conséquente et plonge le lecteur au cœur de ce procès historique.