Le 80e anniversaire de la Rafle du Vel' d’Hiv' a permis de renouveler partiellement la compréhension des mécanismes mis en œuvre par l’État français après un accord avec les autorités d’occupation.

Les 16 et 17 juillet 1942, 12 884 Juifs sont arrêtés par des policiers français après un accord passé avec les autorités d’occupation. L’ouvrage de Laurent Joly permet d’établir une synthèse et d’approfondir des aspects de cet événement négligés jusqu’alors par la recherche. Il apporte aussi des correctifs importants au livre de Paul Tillard et Claude Levy, La Grande Rafle du Vel d’hiv, qui a longtemps fait référence. Dans un second ouvrage, Laurent Joly présente les dessins que le dessinateur Cabu avait réalisés en 1967 pour illustrer la parution des bonnes feuilles de l'ouvrage de Tillard et Levy dans l’hebdomadaire gaulliste Candide. Cet ensemble présente les résultats d’une importante recherche ainsi qu'une analyse historiographique et citoyenne de la participation de Vichy au processus d’extermination.

La prise de conscience de l’histoire

Les illustrations de Cabu sont d’une grande sobriété et suivent pas à pas la progression du livre La Grande Rafle : la présence et l’encadrement policiers d'abord, puis les arrestations et le silence dans lequel les Juifs ont été arrêtés – silence répercuté par les nombreuses zones d’ombre qui demeurent concernant le rôle et l'action de l’État français dans cet événement.

Cabu dépeint également les destins individuels : la défenestration d’une femme avec ses enfants, ou encore la fuite de quelques familles par les toits. Il reproduit ainsi la construction tragique du livre : l’internement au Vel d’hiv, puis l’évacuation à Pithiviers et Beaune-La-Rolande, et enfin la déportation vers les camps d’extermination. Cabu parvient à travers chaque dessin à faire transparaître la peur, la détresse des victimes alors même qu’il ne donne pas à voir les visages mais seulement des uniformes – ceux des bourreaux et de leurs complices.

L’album se clôt par une mise en parallèle, proposée par Cabu en 1971, de ces dessins avec les paroles de la chanson Mes universités de Philippe Clay. Gaulliste convaincu, ce dernier y exprimait sa nostalgie du temps glorieux de la Résistance, et lui comparait (pour la dénigrer) la contestation estudiantine menée notamment à Nanterre. Le Cabu gauchiste (au sens originel du terme) de Charlie Hebdo se moque du chansonnier en confrontant ses textes avec les dessins de la Rafle.

Mémoires et politique

En détournant ainsi ses propres dessins, Cabu illustre les conflits mémoriels qui se cristallisent autour de la Rafle et qu’analyse Laurent Joly dans son ouvrage La Rafle du Vel d’hiv. La parution de l’ouvrage de Tillard et Levy a en effet eu pour conséquence indirecte l’hypertrophie de la mémoire, en mettant en avant les témoignages des rescapés. Ce livre a en effet généré la publication de nombreux témoignages, de sorte que l'événement a été principalement décrit selon une perspective mémorielle, au détriment des études historiques. Néanmoins, la bataille mémorielle engagée depuis lors a permis la reconnaissance (certes tardive) par la France de sa participation au processus d’extermination, entérinée par le discours du Président Chirac en 1995. Cette question, surabondamment traitée sur un plan politique, est demeurée un champ historique peu exploré.

L'ouvrage de Laurent Joly, pour sa part, accorde une grande place à l’historiographie et montre qu’à l'exception du livre de Tillard et Levy et d’un article de l'historien Georges Wellers (dont les conclusions ont été reprises par l'avocat Serge Klarsfeld dans son combat pour la reconnaissance de la Shoah), les travaux restent peu nombreux concernant la dimension administrative de la Rafle. Sans diminuer la qualité de la démarche de Laurent Joly, il conviendrait cependant d’ajouter la mention des travaux de Jean-Marc Berlière sur la police pendant l’occupation, qui n’ont été que peu pris en compte. L’historien avait par exemple déjà établi la complexité des réactions des policiers pendant les rafles.

Renouveler l’histoire par l’archive

L’historien Laurent Joly a travaillé sur des fonds d’archives inédits ou peu exploités allant des archives de la préfecture de police – dossiers d’épuration des policiers et dossiers administratifs – à celle du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) en passant par les archives de la RATP, les registres des mains courantes des commissariats de quartier, ainsi que de nombreux témoignages publiés par les victimes, que l’auteur a recoupés avec les archives. L’ouvrage apporte de nombreux éléments nouveaux et vient aussi confirmer des éléments déjà étudiés.

La question de la responsabilité directe de Philippe Pétain, de son chef de gouvernement Pierre Laval et du secrétaire général de la police René Bousquet, avait souvent été analysée. Mais Laurent Joly apporte des éléments complémentaires démontrant l’implication technique des autorités de l’État français, lesquelles ont choisi d'anticiper et de devancer les injonctions allemandes. Dans cette perspective, l’ouvrage analyse rigoureusement la mise en place du commandement et l'organisation de la Rafle : grâce au fichier de recensement des populations, 2 7391 fiches d’arrestations sont établies. Le commissaire Émile Hennequin supervise l’opération qui mobilise environ 4 500 hommes sur les commissariats de Paris et des villes limitrophes.

La préparation des opérations, peu discrète, favorise la fuite des informations et permet aux rumeurs de se diffuser. Plusieurs familles élaborent des scénarios pour échapper à une éventuelle arrestation, comme l’ont souligné plusieurs survivants. Le 16 juillet 1942, la police procède à de nombreuses arrestations atteignant près de la moitié de l’objectif fixé. Les raisons sont multiples et la principale tient dans la soumission des fonctionnaires à l’autorité. Cette dernière est extrêmement variable en fonction des ordres donnés par les corps intermédiaires de la hiérarchie policière. La soumission est très importante dans des arrondissements comme le XVIIIe, mais elle est beaucoup plus faible dans les quartiers où les Juifs sont les plus nombreux (IIIe, IVe, Xe et XIXe arrondissements). Grâce aux témoignages des survivants et à l’utilisation des archives policières, l’auteur illustre les destins tragiques des uns, conduits dans les commissariats, et la conjoncture favorable que rencontrent les autres.

L'échec de l’administration policière est flagrant : à peine la moitié des personnes prévues ont été arrêtées. Alors que les nazis avaient demandé des travailleurs valides, près de 4 000 enfants sont conduits à Drancy, ce qui génère un désordre auquel la préfecture n’est pas habituée et qu’elle arbore. Même si l’État français est un état autoritaire, le droit hérité de la IIIe République n’a pas totalement disparu. Les internements entraînent ainsi de nombreux recours et plusieurs arrestations sont déclarées illégales par les tribunaux administratifs. Afin de résoudre cette « crise », l'État français cherche à précipiter les déportations, ce que les Allemands acceptent de faire, poursuivant leur œuvre mortifère jusqu’en 1944.

Ces rafles, comme on l’imagine, ont provoqué un vent de panique. Après la Rafle du Vel d’hiv, la majeure partie des déportations frappent les Juifs originaires de Pologne. Plusieurs milliers de personnes tentent individuellement de s’y opposer, que ce soient des policiers réfractaires ou de simples citoyens ouvrant leur maison. L’auteur livre de nombreux exemples de ces mécanismes de solidarité qui ont empêché la réussite du projet nazi réalisé pour la France avec la complicité des autorités.

En démêlant les degrés de responsabilités et le rôle de chacun des acteurs, l’ouvrage de Laurent Joly permet de mieux restituer ce qui demeure un événement tabou de l’histoire nationale.

 

* L'illustration est un dessin de Cabu fourni par les éditions Tallandier.