Un exemple de stylistique historique rigoureusement centrée sur les œuvres, qui réussit à apporter un éclairage singulier sur un courant artistique dont on pensait tout savoir

Le plaisir que l’on prend à la lecture du livre de Baptiste Villenave est d’autant plus à saluer que son objet renvoie à un pan de l’histoire du cinéma moderne déjà bien balisé. Depuis Peter Biskind, qui en a créé le vocable avec son ouvrage Le Nouvel Hollywood (2002), jusqu’à Pierre Berthomieu, qui l’a inclus dans sa somme hégélienne sur l’ensemble du cinéma américain (Le Cinéma hollywoodien. Le temps du renouveau et Hollywood moderne. Le temps des voyants, 2003 et 2011), en passant par Jean-Baptiste Thoret qui lui a consacré un essai dont les propositions perdurent encore dans la doxa cinéphilique (Le Cinéma américain des années 70, 2006), beaucoup semblait avoir déjà été écrit sur cette période charnière du cinéma américain. Elle est ici comprise comme contenue entre 1967 (année de Bonnie and Clyde d’Arthur Penn et du Lauréat [The Graduate] de Mike Nichols) et 1980 (date traditionnellement retenue comme celle de l’échec financier colossal de La Porte du paradis de Michael Cimino [The Heaven’s Gate] entraînant la ruine de United Artist), et concerne globalement les années 1970.

Du nouveau dans le Nouvel Hollywood ?

Cette période du cinéma états-unien fut en effet maintes fois étudiée via ses principaux représentants (Coppola, Scorsese, Altman, Hellman, Pacino, Nicholson …), ses genres (western crépusculaire, films de complot, road movie…), ou la mythologie contre-culturelle dont elle fut contemporaine et qu’elle a contribué à développer (de Woodstock à Charles Manson, en passant par l’engagement américain dans le conflit vietnamien). Baptiste Villenave souligne à ce titre la récurrence, dans les discours, de certains « parallélismes stériles »   films/société, ou encore de certaines « significations univoques »   attribuées à des motifs du « Nouvel Hollywood », assimilant ce dernier à une épopée contestataire et bariolée. En réalité, comme pour d’autres courants contre-culturels (le surréalisme, le punk) récupérés par des discours médiatiques simplificateurs, la réalité est plus complexe quand on l’observe en détail.

Pour autant, le but de Baptiste Villenave n’est pas d’écorner ses prédécesseurs, simplement de remettre sur l’établi certaines « évidences ». Il le fait avec méthode et humilité, sans prétention à l’exhaustivité. Il ne s’agit pas de pourchasser l’illusoire unité stylistique d’un ensemble de toute façon très hétéroclite (faisant cohabiter des conceptions de mise en scène aussi différentes que celles de Don Siegel et de Barbara Loden, des méthodes actorales aussi distantes que celles de Clint Eastwood et de Dustin Hoffmann), mais de repérer, dans un vaste corpus à la dénomination admise, ce qui relève d’une cohérence artistique novatrice, en la resituant par rapport à la production cinématographique antérieure (approche diachronique) et en rendant fidèlement compte de sa diversité (approche synchronique).

Le point de vue et la forme

Cette mise au point importante constitue l’enjeu principal d’une introduction qui est un modèle de méthodologie. Elle est à cet égard représentative du ton de l’ouvrage, ferme mais jamais péremptoire, précis mais jamais jargonneux, sensible mais jamais apprêté. Elle garantit à la fois l’honnêteté du propos et sa pertinence scientifique, tout en l’affiliant au domaine de la stylistique historique (c’est-à-dire à la recherche d’un style commun à des œuvres signées de noms différents au sein d’une même époque et d’une même origine géographique). Mais à la différence des proliférantes études socioculturelles qui entendent réévaluer le contenu d’œuvres du passé à l’aune d’un regard contextualisant, il s’agit ici de partir d’un examen minutieux du texte, c’est-à-dire du film. L’étude d’un style se bâtit en effet a posteriori par celle des productions qui en manifestent les possibilités, ce qui permet d’« atteindre la généralité à partir de la singularité »   .

Il se trouvera peut-être des lecteurs pour considérer que le discours de Villenave est formaliste (lui se définit comme « néo-formaliste », en se référant à Kristin Thompson et à David Bordwell), voire qu’il renvoie à une approche datée (celle du Barthes de Sur Racine ou de S/Z). Mais c'est sans doute, que, submergés par les assertions générales des actuels contempteurs de l’art, ils n’ont plus l’habitude de lire des propos argumentés sur des données précisément définies et dont l’interprétation, nécessaire, possède des limites (qu’Umberto Eco avait posées en son temps). La principale originalité de l’ouvrage réside dans son angle d’attaque, à savoir la question du point de vue (pris au sens perceptif davantage qu’au sens axiologique). Que ce soit dans les études littéraires ou cinématographiques, ce thème constitue un des supports les plus féconds de l’analyse énonciative. C’est par là que Villenave entend étudier les différents éléments stylistiques du Nouvel Hollywood : ralenti, split screen, lumière diffuse, zoom ou caméra subjective sont ainsi analysés à travers des exemples minutieusement scrutés.

Une des belles surprises du livre réside dans la mobilisation de certains apports des sciences cognitives aux études cinématographiques (via la thèse de Bailbé et les travaux de Jean-Pierre Esquenazi ou de Laurent Jullier), ici mis au service d’une démarche esthétique au sens fort du terme, c’est-à-dire cherchant à déterminer la possibilité de juger de la connaissance sensible (en cela, très proche de la définition originelle de Baumgarten). Il s’en dégage une grande impression de fraîcheur, car certaines séquences analysées (on pense, par exemple, au final de Macadam Cow-boy de John Schlesinger [Midnight Cowboy, 1969]((p.189-191) ou à la scène de torture de L’inspecteur Harry de Don Siegel [Dirty Harry, 1971]((p.134-136)) semblent ainsi livrer, pour la première fois, les raisons profondes pour lesquelles elles ont tant marqué les esprits des spectateurs d’hier et d’aujourd’hui. Villenave montre en effet, dans les modalités de leur exposition (ici un zoom arrière, là un travelling allant dans la même direction), ce qui a provoqué telle perception ou sensation. Nous sommes là au cœur du sujet central de l’étude des œuvres d’art : la forme.

Le personnage au cœur des procédés formels

En effet, avant de décréter des ensembles de plus en plus grands, voire des systèmes et des catégories censées servir de grilles de lecture « clés en mains » (une facilité à laquelle succombent de nombreux discours contemporains sur le cinéma), il est utile, voire indispensable, de commencer humblement par observer les films et la façon dont ils sont composés, l’expérience sensible qu’ils proposent. En plaçant à l’avant-plan l’idée que le Nouvel Hollywood est marqué par la volonté de traduire en nous les perceptions et aperceptions de ses personnages, et ce en accentuant parfois ostensiblement les moyens de nous les donner à ressentir, l’ouvrage de Villenave permet de mesurer la spécificité d’un courant qui se situe stylistiquement à la charnière entre, d’un côté le classicisme et l’effacement plus ou moins avéré de son dispositif, de l’autre le néo-classicisme qui continue, avec quelques avancées essentiellement centrées sur la bienséance de ses contenus, le travail des grands Studios, et enfin le postmodernisme dans sa recherche forcenée de techniques permettant l’immersion du spectateur dans ses univers filmiques.

Mais, même au sein de cette spécificité globale, les nuances sont d’importance et, en les rappelant, Villenave nous dit aussi pourquoi ceux qui apprécient les films du Nouvel Hollywood (dans lequel l’affirmation d’une subjectivité étend au monde les soubresauts d’un personnage auquel on croit) n’aiment pas forcément ceux de la Nouvelle Vague (où un certain formalisme met davantage en avant la subjectivité du cinéaste-auteur), et vice-versa, même si les deux ont souvent été associés. De la même façon, les montages-collages du Nouvel Hollywood diffèrent de ceux de l’avant-garde soviétique des années 1920, en substituant les sensations des personnages au sens du message politique martelé par le cinéaste-monteur. En résumé, la particularité du Nouvel Hollywood apparaît ici d’autant plus probante qu’elle est sans cesse dégagée d’une observation attentive des phénomènes sensibles qui permettent de l’énoncer.

On l’aura compris, ce qui sous-tend sans cesse le livre est que la petite « révolution » du Nouvel Hollywood tient à cette capacité de transférer au film les pouvoirs du discours indirect libre, et ce, que le point de vue soit considéré comme naturalisé (prenant en compte le support physique des perceptions et impliquant une attention portée au corps) ou artificialisé (s’appuyant sur les assises mentales des aperceptions qui déteignent sur le monde fictionnel). On se retrouve donc avec l’impression paradoxale d’assister au dévoilement de la fabrication des films sans que jamais la suspension de l’incrédulité ne soit substantiellement entamée. Pour être parvenu à exprimer cela d’une façon aussi convaincante et dans une langue toujours méticuleusement ordonnée (à ce sujet, les pages sur Brian De Palma et le split screen sont un petit bijou d’écriture)   , l’ouvrage de Baptiste Villenave redonne avec panache un intérêt neuf à un sujet que l’on pouvait croire définitivement canonisé. Il ouvre ainsi un grand nombre de stimulantes perspectives à ceux pour qui s’intéresser à l’histoire d’un art équivaut à passer du temps à étudier ce qui le constitue comme tel.