Les multiples vies du psychiatre rebelle, militant de l’indépendance algérienne, intellectuel anticolonial, à la recherche d’une révolution et de lui-même.

Frantz Fanon (1925-1961) est à la mode des deux côtés de l’Atlantique, même s’il n’a pas bonne presse en France en raison de son assimilation aux « études postcoloniales ». Le pays n’aurait pas « pardonné la “trahison” »   du penseur martiniquais, plus de soixante ans après sa mort et l’indépendance de l’Algérie, pour laquelle il s’est battu. À tel point que Fanon est certainement plus connu aux États-Unis, au moins dans les cercles universitaires et intellectuels. Il est donc peu surprenant que sa dernière biographie en date soit l’œuvre du journaliste new-yorkais Adam Shatz, entre autres rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books. Ce livre a d’ailleurs été publié simultanément en anglais   et en français, grâce à la traduction de Marc Saint-Upéry.

Dans ce récit stimulant, A. Shatz retrace la courte existence de l’auteur des Damnés de la terre, veillant à toujours entrecroiser l’évolution de sa pensée – sa radicalisation pour être exact –, sa carrière de psychiatre et ses engagements concrets en faveur de la décolonisation de l’Algérie et de l’Afrique. S’il ne renouvelle pas fondamentalement notre connaissance de la vie de Fanon, A. Shatz en propose une lecture originale et engagée, dont l’un des objectifs principaux est de tenir le mythe Fanon à distance pour mieux restituer le personnage dans sa singularité. Cette biographie constitue donc une bonne introduction à une œuvre complexe   .

« Une vie en révolutions »

Adam Shatz mène le lecteur de l’enfance confortable de Fanon en Martinique, au sein d’une famille de descendants d’esclaves, à sa mort aux États-Unis, le « pays des lyncheurs », à l’âge de 36 ans seulement du fait d’une leucémie foudroyante. Ce récit vivant et agréable ne réduit pas Fanon à ses écrits, mais les pense au regard des multiples facettes, privées, professionnelles, militantes de sa vie. L’unité de cette dernière est un farouche esprit de révolte.

C’est d’abord en psychiatrie que Fanon a été révolutionnaire. Diplômé de l’université de Lyon, il a exercé en Lozère, avant de diriger la clinique psychiatrique de Blida en Algérie de 1953 à 1956. Il se démarque à chaque fois de ses collègues par ses méthodes. S’il croit encore en l’efficacité des électrochocs sur ses patients, il met aussi en place des expériences de « thérapie sociale » offrant une certaine liberté aux patients. Très tôt, il a également lié racisme et question psychiatrique, pour étudier les traumatismes qui peuvent en découler. Son premier livre, Peau noire, masques blancs (1952) était au départ conçu comme sa thèse, sous le titre La Désaliénation de l’homme noir. Cette désaliénation correspond pour lui à une libération du racisme et de la domination coloniale. La question psychiatrique est un creuset pour réfléchir à la décolonisation, d’où le titre choisi par A. Shatz pour la version anglaise de cette biographie, The Rebel’s Clinic.

La principale cause de son existence, Fanon finit par la trouver en Algérie, au sein du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance. Sa détestation du racisme et du colonialisme n’a fait que s’accroître dans la colonie nord-africaine. Lorsque les Français comprennent fin 1956 qu’il collabore avec les nationalistes algériens et qu’il soigne leurs combattants, il doit fuir avec sa famille pour Tunis. Il y poursuit la guerre, comme psychiatre, mais aussi comme journaliste et porte-parole du FLN. Sans être algérien, il prend fait et cause pour la révolution algérienne. Mais ce qui l’intéresse avant tout, nous dit A. Shatz, c'est la révolution elle-même. Il y voit une thérapie de choc contre la colonisation. S’il ne combat pas vraiment, il n’en est pas moins envoyé sur le terrain, par exemple auprès de l’Armée de libération nationale algérienne au Maroc pour en réorganiser les services médicaux, ou à la frontière entre le Mali et l’Algérie en novembre 1960 pour une mission de reconnaissance.

Fanon est plus qu’un simple militant. Il représente le FLN en Inde, au Maroc, en Égypte. En 1958, il est à Accra au Ghana pour une conférence panafricaine, où il prend la parole. Deux ans plus tard, il est choisi, en raison de sa couleur de peau, comme ambassadeur itinérant du FLN en Afrique, et voyage de capitale en capitale. Il se lie avec Félix Moumié et Patrice Lumumba, tous deux assassinés en 1961, respectivement par les Français et les Belges. Lui-même a été victime en 1959 d’une tentative d’assassinat à Rome perpétrée par les services français.

On ne nait pas radical

Il est impossible de comprendre la biographie intellectuelle de Fanon sans connaître ce parcours militant. A. Shatz reconstitue le cheminement de sa pensée, ainsi que les conditions d’élaboration de ses œuvres – qu’il n’écrivait pas à proprement parler, mais dictait à sa femme Josie, puis à sa secrétaire Marie-Jeanne Manuellan. Éclairés par son parcours, plusieurs chapitres de cette biographie se transforment en explications de texte.

Fanon n’a pas toujours été l’homme révolté des Damnés de la terre (1961), son dernier livre, et aussi le plus célèbre. Plusieurs étapes l’ont conduit à prendre conscience du racisme et à s’engager dans la révolution décoloniale. Si le racisme ne l’a pas épargné en Martinique du temps de la Révolution nationale, c’est surtout en prenant part à la libération de la France, contre le nazisme, qu’il prend la mesure du problème. En 1943, il quitte clandestinement son île, pour rejoindre la France libre en Afrique du Nord, où il est pour la première fois confronté au colonialisme dans le plein sens du terme. Il combat ensuite en métropole, où il est blessé. Il est frappé par les hiérarchisations raciales au sein de l’armée, et par le traitement des soldats coloniaux à la Libération. Il n’échappe pas à ce racisme, lui dont les parents se considéraient comme des « Français des Antilles » et adhéraient à l’universalisme républicain. Ses écrits sont nourris de ses propres expériences du racisme.

Son premier livre pose en 1952 les fondements de sa critique du colonialisme, mais il n’est pas question à cette date d’une rupture radicale avec la France. Il s’agit d’abord de considérer la colonisation comme une maladie de l’humanité, cause de nombreux traumatismes psychiatriques chez les colonisés. Au cours de la décennie suivante, Fanon en vient à penser la violence comme une forme de catharsis, destinée à traiter le mal par le mal. Sa théorisation de la révolution et de la décolonisation est largement fondée sur son expérience algérienne et sur ses missions en Afrique. A. Shatz signale que le titre initial des Damnés de la terre, écrit alors que Fanon se savait condamné par la maladie, était Alger-Le Cap. Fanon y appelle à une prise de conscience des colonisés, en faisant de la révolution algérienne un modèle, sans occulter les nombreuses difficultés politiques qui attendent les futurs États indépendants. La violence est pour l’intellectuel la seule voie possible pour une décolonisation véritable, puisque la colonisation est fondée sur la violence, et que cette dernière est le seul langage compris par les colonisateurs. Cette justification a choqué à l’époque et continue encore aujourd’hui d’être la seule idée souvent conservée de la pensée de Fanon – la préface du livre signée par Sartre, peut-être encore plus radicale, n’y étant pas pour rien.

L’un des intérêts majeurs de cette biographie est de replacer systématiquement la pensée de Fanon et ses évolutions dans le contexte intellectuel de l’époque, pour en saisir les influences et surtout l’originalité. La connaissance approfondie des milieux de gauche et antiracistes, français, africains ou américains de l’époque par l’auteur donne ainsi lieu à de nombreux portraits croisés, par exemple avec le Martiniquais Édouard Glissant, les Américains Richard Wright et James Baldwin, le Tunisien Albert Memmi. Dans cette biographie, le parcours intellectuel de Fanon est souvent comparé à celui d’Albert Camus, aux dépens de ce dernier, puisqu’il est désormais de bon ton de critiquer la modération de ses prises de position durant la guerre d’Algérie.

Parmi les noms qui reviennent le plus souvent, celui d’Aimé Césaire, autre Martiniquais, dont la mémoire en France est bien plus solide. Fanon en était proche à ses débuts, politiquement comme intellectuellement, avant de prendre ses distances sur ces deux plans. Pour Fanon, la décolonisation ne peut en effet passer par le maintien d’un quelconque lien avec la France. Il finit par rejeter la Négritude, parce qu’elle essentialise l’Afrique, la culture africaine et l’Homme noir. Lui développe au contraire une forme d’existentialisme noir : c’est avant tout par le regard raciste blanc que les Noirs sont définis et se définissent eux-mêmes. A. Shatz, sans ignorer les différences et les différends qui pouvaient exister entre les deux hommes, rappelle la proximité intellectuelle et militante de Fanon avec Sartre, mais aussi avec Simone de Beauvoir.

À qui appartient Frantz Fanon ?

Malgré tout, la biographie d’Adam Shatz ne renouvelle pas fondamentalement nos connaissances sur Fanon. Par certains aspects, elle fait double emploi avec la dernière grande biographie de l’intellectuel, celle du Britannique David Macey (2000), publiée en français en 2011 également chez La Découverte – rien d’étonnant, puisque les éditions Maspero/La Découverte sont les éditeurs historiques de Fanon. A. Shatz s’appuie sur des sources déjà connues, en premier lieu les œuvres de Fanon lui-même. Celles-ci sont complétées par les mémoires de ceux qui l’ont côtoyé, comme son frère Joby ou sa collègue Alice Cherki ; A. Shatz a aussi recueilli des témoignages inédits, par exemple celui de Marie-Jeanne Manuellan, sa secrétaire à Tunis. Si l’auteur, journaliste, s’intéresse de près à l’histoire de l’Algérie, il est surtout spécialiste des milieux intellectuels antiracistes, et les travaux des historiens sont somme toute assez peu mobilisés. À ce titre, nos connaissances sur Fanon profiteraient sans doute d’un travail approfondi à partir des archives françaises et de sources algériennes. Mais Fanon, notamment en France, reste plus un sujet d’étude pour la philosophie et les études postcoloniales que pour la discipline historique.

L’intérêt principal de cette biographie n’est cependant pas dans l’apport de connaissances nouvelles, mais dans la lecture qu’elle donne du parcours militant de Fanon. Il apparaît page après page comme un homme révolté, mais surtout en quête d’identité et à la recherche d’un groupe d’appartenance, ce qu’a pu confirmer l’auteur Mohammed Harbi, célèbre historien algérien et militant de l’indépendance l’ayant côtoyé. Antillais, Français à la peau noire, il a eu le sentiment de n’être à sa place ni dans l’armée de la France libre, ni dans le système psychiatrique français, et a fini par renier la France. Il s’est senti algérien avec le FLN, mais plus par esprit révolutionnaire que par adhésion au nationalisme arabo-musulman ; puis « à peine était-il devenu Algérien qu’il commença à se considérer comme Africain »   . Cette quête inaboutie et cette identité fluctuante s’expliquent aussi par son refus des qualificatifs ; il ne souhaitait pas être considéré comme un homme noir, mais comme un homme tout court. C’est sans doute pourquoi, selon A. Shatz, il n’a « jamais vraiment trouvé sa place nulle part dans le monde de son vivant »   .

Les choses ont changé après sa mort. Le biographe s’intéresse de près à son héritage, à ses héritiers, et à ce qu’ils retiennent de Fanon. S’il a vite été oublié en France (y compris en Martinique), mais aussi en Algérie, il est devenu ailleurs un « prophète universel de la libération ». Son œuvre, surtout son dernier livre, a été traduite en de multiples langues. Sa justification de la violence libératrice a fasciné aussi bien les guérilleros sud-américains, les militants de l’ANC en Afrique du Sud ou les Palestiniens de l’OLP, que de nombreux militants afro-américains, comme Malcolm X et les Black Panthers. C’est surtout l’« américanisation »   de Frantz Fanon et son influence dans les milieux universitaires de gauche états-uniens, où ses œuvres sont bien plus commentées qu’en France, qui a assuré sa mémoire, même si l’auteur regrette les trop nombreuses récupérations dont Fanon a pu être l’objet. Devenu une référence incontournable sur de nombreux sujets, comme tous ceux qui touchent au racisme, à la décolonisation ou à l’Afrique, Fanon serait surmobilisé, et sa pensée souvent déformée, ou du tout moins banalisée, au point d’occulter les nuances de son œuvre, mais aussi ses tiraillements : « curieusement, la célébration de Fanon en tant que prophète "l’essentialise" tout aussi sûrement que la perception de sa "race" »   .

 

A. Shatz ne cache à aucun moment son admiration pour le personnage. Il souhaitait rendre Fanon à lui-même et brosser le portrait d’un homme de paradoxes, le tout sans occulter certains traits négatifs de sa personnalité, comme sa dureté, sa suffisance ou sa misogynie. Il invite surtout à voir en Fanon « toujours un homme qui interroge », tel que lui-même le formulait dans les dernières lignes de Peau noire, masques blancs.

 

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