Analysant les écrits et les prises de position du prix Nobel de littérature, Olivier Gloag met en lumière ses ambiguïtés et son attachement à l’Algérie française.

Dans Oublier Camus, Olivier Gloag, professeur associé à l’université de Caroline du Nord à Asheville et déjà auteur d’Albert Camus. A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), s’attache à déconstruire le mythe qui entoure le prix Nobel de littérature, en particulier concernant ses engagements politiques lors de la guerre d’Algérie. Comme l’écrit Fredric Jameson dans sa préface, les « critiques [du livre d’Olivier Gloag] visent moins Camus que sa canonisation mainstream ; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre. »

Le « dernier grand écrivain colonial » ?

Albert Camus est en effet l’objet de nombreuses appropriations contemporaines et la diversité des bords politiques de ses admirateurs a de quoi surprendre. Dans son essai, Olivier Gloag souligne l’ambiguïté des positions politiques de Camus et estime que « se réclamer de Camus constitue une façon de revendiquer un humanisme aussi vague qu’ostentatoire. » Ainsi, le consensus autour de l’écrivain, envisagé comme « un saint laïque, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonisatiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain », « s’accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néolibéral ». 

L’histoire de l’Algérie française voit ainsi s’opposer deux camps aux conceptions antagonistes de la colonisation du pays : ceux en faveur d’un « contrôle indirect » par la métropole incarné par Napoléon III, Clemenceau, Maurice Violette ; et ceux qui souhaitent un « contrôle absolu des Algériens », soit la majorité des Français d’Algérie. Pour Olivier Gloag, l’auteur de L’Étranger se range, avec quelques fluctuations, parmi les premiers, qui envisagent donc une participation des Algériens, mais considèrent que leur nation doit rester néanmoins dans le giron du colonisateur : « Camus n’a jamais su résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. »

Son œuvre littéraire, à commencer par son roman le plus connu (L’Étranger), témoigne d’un « déni de l’Arabe en tant qu’être humain », voire d’une certaine « indifférence » à son égard. Ses personnages arabes ne sont guère décrits et ne parlent pas, ou peu. Pour Olivier Gloag, Camus est le « dernier grand écrivain colonial […] à rebours de l’Histoire », d’autant qu’il privilégie le thème du rapport à une nature idéalisée. L’universitaire estime même que, dans La Peste, la maladie éponyme ne renvoie pas à « l’Allemagne ou [aux] Allemands, [mais à] la résistance du peuple algérien à l’occupation française ».

« L’anti-Sartre »

Olivier Gloag, également spécialiste de Jean-Paul Sartre, revient longuement sur les rapports d’abord amicaux, puis conflictuels, entre les deux écrivains, Sartre étant partisan de la violence anticoloniale, comme il l’expose dans sa préface au livre de Franz Fanon, Les Damnés de la Terre. De son côté, Camus a toujours renvoyé dos-à-dos la violence du colonisateur et celle du colonisé, faisant, pour Olivier Gloag, le jeu du statu quo et ignorant donc la domination du colonisateur : « Les lectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s’articulent autour de l’engagement anticolonial du premier et de l’anticommunisme du second, plutôt que d’après un bilan objectif de leurs itinéraires et de leurs prises de position. » De même, les conduites des deux hommes pendant l’Occupation sont souvent opposées, Sartre étant peint en collaborateur et Camus en résistant de la première heure, au mépris des réalités historiques.

Sur la peine de mort, là encore, « ses engagements […] furent intermittents et contradictoires », en fonction du contexte, ce qui n’empêche pas qu’il soit aujourd’hui considéré comme une figure importante de l’abolitionnisme. Sa correspondance et ses écrits révèlent en outre, pour Olivier Gloag, « un profond sexisme ». « [R]écupéré par absolument tout le monde […], [Camus] reste l’écrivain emblématique de la social-démocratie française, des belles âmes convaincues d’avoir adopté la bonne position politique du moment », sans prendre le temps de faire leur introspection sur le passé colonial de la France et son poids dans le racisme contemporain.

Tout au long de son essai, Olivier Gloag relit l’œuvre et la réception de Camus à travers le prisme colonial, au risque de laisser de côté d’autres facteurs expliquant sa popularité, comme ses qualités littéraires, ignorées au profit du seul politique. Olivier Gloag a également tendance à faire des personnages de Camus les porte-parole des convictions de l’auteur. De même, estimer que le parti-pris camusien de la non-violence fait de l’écrivain un allié des colonisateurs occulte le fait que le mouvement d’indépendance indien, incarné par Gandhi, a fait ce même choix. Cela étant, Oublier Camus a le grand mérite de dépasser l’image d’Épinal de l’auteur et de montrer toute son ambiguïté sur la question coloniale comme sur d’autres sujets d’une actualité encore brûlante.