La brève rencontre entre Frantz Fanon et Jean-Paul Sartre permet de revenir sur les principales étapes de la vie du penseur d’origine antillaise.

Plus que jamais dans l’ère du temps, cette biographie dessinée de Frantz Fanon illustre la vie du penseur français d’origine martiniquaise à travers sa rencontre aussi courte qu’intense avec la figure intellectuelle la plus célèbre de l’après-guerre : Jean-Paul Sartre.

Rome

Trois jours durant (août 1961), Fanon dialogue avec Sartre, accompagné de Simone de Beauvoir et de Claude Lanzmann. Il espère, et obtiendra, la préface de son ultime ouvrage Les Damnés de la terre. C’est grâce à Claude Lanzmann que cette rencontre a lieu. Lanzmann servira de facilitateur, en lui expliquant les codes du couple germanopratin.

Le propos est dense et le dessin statique, trop. Les séquences se limitent souvent à l’espace de la discussion, respectant un classique processus de narration linéaire. Les quatre principaux personnages sont présentés en portrait, assis de préférence, et leur expressivité se limite aux états de santé de Fanon. La palette de couleur empruntée à l’été romain allège cependant la lecture. On ne s’éloigne guère de ces discussions reconstituées, alimentés par des bribes de la Pensée de Fanon à travers son parcours contestataire. De nombreux plans sur les visages reprennent le discours intellectuel, les récitatifs énoncent les opinions de Fanon et les réactions de Sartre. Derrière la conversation, Claude Lanzmann devient maitre de cérémonie et Simone de Beauvoir se transforme en coach. Le scénario procède à la contextualisation des débats qui agitent la gauche française dans les années soixante : une gauche bourgeoise socialiste face à la gauche radicale communiste.

Des Antilles au Maghreb

Fanon écrit à François Maspero, l’éditeur des Damnés de la terre : « Demandez à Sartre de me préfacer. Dites-lui que chaque fois que je me mets à ma table, je pense à lui. Lui qui écrit des choses si importantes pour notre avenir.   »

Fanon admire Sartre le penseur (ou la Pensée de Sartre). Il veut convaincre l’homme. Face à lui durant quelques heures, il prend la parole et raconte son parcours, son engagement, d’abord dans la Résistance, puis sa participation directe au débarquement de Provence. Ensuite, son choix professionnel, médecine à Lyon puis la spécialisation en psychiatrie. Des retrouvailles décevantes avec les Antilles, pour des raisons structurelles, signifient le retour en métropole. La rencontre avec Francis Jeanson, intéressante dans son parcours d’auteur, est survolée en seulement 3 vignettes. La trajectoire médicale conduit le lecteur dans les salles de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, non loin d’Alger où le docteur Fanon tente de mettre en place la socialthérapie. Cette nouvelle méthode de soin et les déboires inhérents – prévisibles pourrait-on croire – caractérise cette personnalité, moderne, altruiste, avant-gardiste et noire. Fanon évoque alors son implication croissante dans le conflit algérien. Très tôt (1955), l’accueil de blessés extérieurs au service psychiatrique, a priori sympathisants FLN, entraîne son rapprochement avec le mouvement indépendantiste et marque son implication de façon quasi officielle. Ce militantisme le conduira vers un rôle politique permanent puis diplomatique. En mars 1960, il devient ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) au Ghana. Atteint d’une leucémie, Frantz Fanon décède quelque temps après cette rencontre, à 36 ans, avant la signature des accords d’Évian. Jean-Paul Sartre écrit la préface, lui assurant la postérité.

S’adressant d’abord à un public averti, convaincu ou/et connaisseur du travail de Fanon, cette biographie illustrée marque les limites du concept de roman graphique. Devant la richesse du sujet, que ce soit en termes de récit – participation à la Seconde Guerre mondiale, à la mise en place de traitement médical révolutionnaire et à la guerre d’indépendance pour l’Algérie – ou bien de concepts : la place des noirs dans l’empire français et en métropole, le passage par l’image oblige l’utilisation de ce que T. Groensteen définit comme le dessin narratif   , c’est-à-dire d’une forme d’écriture graphique capable de relayer la Pensée de Fanon. Pourtant, la présence de Frédéric Ciriez au scénario était de bon augure après sa contribution très réussie à l’écriture de « La loi de la jungle », une improbable comédie autour du projet « Guyaneige », ou lorsque la technocratie européenne se heurte à la liane guyanaise.

Ici, aucune fantaisie, et au final on déplore cet éloignement entre la complexité du propos et le traitement graphique. La déception l’emporte devant la présentation annoncée de l’un des auteurs les plus emblématiques des grands combats politiques de la seconde partie du XXe siècle.