Agrémenté de dessins de l’auteur, ce petit ouvrage de synthèse explore les enjeux techniques, esthétiques mais aussi sociaux des couverts de table.

En dépit du titre retenu, mettant en avant une approche historique, c’est à un agencement thématique – et non pas chronologique – que nous nous voyons conviés ici. Le livre s’ouvre sur des développements introductifs de près d’une centaine de pages, traitant successivement des trois principaux couverts de table. À ce stade, l’auteur semble avoir davantage à dire au sujet du couteau que de la cuillère ou de la fourchette. S’ensuivent des chapitres beaucoup plus courts abordant le thème des évolutions sur le plan des matériaux puis des formes (ici uniquement de la fourchette), ceux de la disposition des couverts, de l’utilisation desdits ustensiles en cuisine, du rapport à la gastronomie (où il est à vrai dire surtout question d’hygiène), des instruments « hybrides » et enfin des pratiques de par le monde.

Descriptions

Dans une large mesure, cet ouvrage s’avère énumératif, additionnant les descriptions. Pour ce faire, l’auteur s’appuie avant tout sur la littérature spécialisée, quelquefois sur des résultats de fouilles archéologiques, des tableaux (natures mortes, représentations de banquets), des réalisations exceptionnelles repérées dans les vitrines des musées ou leurs catalogues. Il n’hésite pas à remonter à la Préhistoire et aux premiers objets tranchants ou servant de contenants. Le lecteur découvre l’existence de maints instruments tels que les louches à boire, ainsi que tout un vocabulaire technique : la notion de « soie », par exemple, qui désigne le prolongement encastré d’une lame dans un manche, ou celle de « fourchons » (dents des fourchettes). Il prend aussi conscience de la grande variabilité qui caractérise ces objets, à l’instar des manches en toutes sortes de matériaux (corne, sabot, porcelaine, nacre, argent, or, vermeil…). On rebondit d’une période à l’autre : de l’Antiquité au Moyen Âge, de la Renaissance à l’époque classique, du XIXe siècle bourgeois aux couverts en plastique, non sans effectuer parfois de vertigineux retours en arrière.

Comme c’est souvent le cas au sein des ouvrages historiques se penchant sur ce genre de domaine, quel que soit d’ailleurs l’objet central privilégié (l’alimentation, les cuisiniers, la gastronomie, les manières de table, etc.), l’optique se révèle plutôt large. Des paragraphes entiers sont dédiés aux dangers du vert-de-gris tapissant le fond des marmites en cuivre, ou au statut juridique des divers établissements culinaires sous l’Ancien Régime – l'auteur se lançant même dans des digressions sur les baïonnettes ou la guillotine. À la découverte de pages sur les couteaux de poche – des Laguiole (nom de lieu) aux Opinel (nom propre) –, on se demande également si l’on n’est pas quelque peu hors-sujet. Cependant, lorsque se voit évoquée la figure du patriarche dans le monde rural, utilisant ce genre d’instrument lors des repas et le refermant ostensiblement d’un bruit sec à la fin de ceux-ci (indiquant par là à la tablée qu’il est temps de se lever), on réalise que tel n’est pas le cas.

Qui est relativement au fait de la littérature concernée retrouvera ici nombre de passages obligés : sur les controverses historiographiques liées à l’introduction de la fourchette en France (curieusement, rien n'est dit des réticences qu’elle a souvent suscitées), l’imposition du couteau à bout rond, la diffusion des manières de table, l’argenterie comme marqueur social, les conséquences de l’avènement du restaurant et ultérieurement du salon de thé. Dans le chapitre consacré à « la disposition des couverts sur les tables », on tombe inévitablement sur la divergence entre les dents des fourchettes tournées vers la nappe (en France) ou vers le haut (outre-Manche) – ce qui vaut aussi pour les cuillères – et aux hypothèses plus ou moins convaincantes qui ont été proposées pour l’expliquer.

En revanche, le remarquable phénomène de fuite en avant s’agissant de la diversification des couverts au cours du XIXe siècle, avec l’entrée en scène de multiples petites cuillères (à sel, à café, plates pour les glaces, le caviar) et fourchettes (à melon, à citron, à concombre, pour le homard, les écrevisses, pour les gâteaux), de couteaux (pour peler les pêches, les poires) est complètement passé sous silence. Il en va de même de l’apparition d’instruments inédits : des pinces, notamment (à escargot, à sucre, pour les fruits de mer, les asperges), des « louches à huîtres » ou des petits ciseaux à raisin. Cela relevait pourtant indubitablement du sujet traité, s’avérant d’un grand intérêt en termes de distinction sociale, à l’époque où la fourchette achevait de s’imposer.

Interdépendances

Toutefois, l’ouvrage ne manque pas de perspectives qui pourront apparaître assez originales. Il en va ainsi du caractère multifonctionnel de la fourchette côté cuisine : pour fouetter les œufs, sonder la cuisson d’un aliment ou encore obtenir de jolies rainures améliorant la présentation de certains plats. La thématique des ustensiles hybrides (fourchette-cuillère, voire emboîtement des trois ustensiles), bien qu’elle concerne a priori davantage l’univers des voyages que celui des arts de la table, est également fort digne d’attention.

Les pages les plus stimulantes intellectuellement sont celles qui associent plusieurs domaines. En ce sens, les observations détaillées sur le nombre de pointes des fourchettes (passant de deux, à trois puis à quatre), de même que sur leur morphologie (droites puis courbées) sont pertinemment rapprochées d’aspects fonctionnels mais également esthétiques. S’il est approprié de raisonner en termes de capacité d’immobiliser aisément ou non ce qui a été piqué, ou d’extrémités acérées susceptibles de blesser, il l’est tout autant de saisir les liens s’établissant entre la cambrure de la fourchette, la possibilité de la maintenir à l’horizontale, d’associer délicatement des aliments, et le caractère plus sophistiqué, élégant de la gestuelle. La prise en considération de la présence d’une « spatule » donnant du poids à la partie arrière (contribuant au bon équilibre de l’ensemble) complexifie encore l’analyse, pouvant aller jusqu’à métamorphoser le rapport-même à la nourriture.

Au final, il y a quelque chose d’assez sympathique dans cette compilation, qui témoigne assurément d’un effort d’érudition. On aurait cependant aimé que le degré de finition du texte soit à la hauteur de celui des dessins et que la structuration générale du volume ait été plus maîtrisée.