À Rome, des médecins venus de Grèce soigner les nouveaux maîtres du monde développent une théorie et des soins psychiatriques, dont la tradition se prolonge jusqu’au XIXe siècle.

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Peut-on parler de « psychiatrie » à propos de l’Antiquité et appliquer aux premiers temps de l’histoire un mot qui n’apparaît qu’au début du XIXe siècle ? En forgeant un terme nouveau à partir de notions puisées dans le grec ancien (psychè, l’âme, et iatreia, la médecine), les médecins aliénistes du début de l’époque contemporaine entendaient donner un nom nouveau à la spécialité qui se développait alors dans de nouvelles institutions : les asiles d’« aliénés ». Dans ce sens, l’invention du néologisme devait marquer une rupture par rapport à une tradition médicale qui ne connaissait ni lieux, ni professionnels dédiés au soin des malades mentaux.

Pour autant, il ne fait aucun doute que les sociétés anciennes reconnaissaient dans leurs propres « fous » des malades. Les médecins de l’Antiquité gréco-romaine se sont attachés à leur prodiguer des soins et à penser leurs maladies dans leur diversité. Intégrée à la médecine générale, cette thérapeutique avait déjà son concept : la curatio furiosi, c’est-à-dire le « soin des déments ». Par une telle formule, la médecine antique exprimait le souci de remédier non pas aux troubles de l’« âme » – notion étrangère à son domaine de compétence – mais au trouble de certaines personnes – celles dont les facultés mentales étaient gravement affectées.

Une révolution romaine

Au cours de cette période, l’époque romaine ne constitue pas un moment parmi d’autres de l’histoire de la psychiatrie, mais celui qui donne lieu à un geste fondateur, plus ou moins révolutionnaire. Avant elle, parmi les peuples et les cités de la Méditerranée archaïque et classique (VIIIe-IVe siècles), le trouble psychique sévère, que les Grecs qualifient de mania et les Latins de furor, donne lieu à un régime juridique spécial, justifié par l’état de santé dégradé des personnes qu’il affecte. Seulement, son statut médical est du type du handicap, plutôt que de la maladie : s’il appelle des aménagements et une attitude de soin, sa nature réduit à l’impuissance les remèdes employés à cette époque pour guérir les maladies.

Au contraire, entre l’époque hellénistique et l’époque romaine (IIe siècle av. n. è. – IIe siècle de n. è.) a lieu une rupture dans l’offre et la demande de soins. Dans des conditions géopolitiques, économiques, sociales et techniques renouvelées, la médecine d’origine grecque pratiquée à Rome, nouvelle capitale du monde méditerranéen, élargit ses prétentions et étend son domaine d’intervention. C’est dans ce contexte que le soin (cura) traditionnellement porté aux « aliénés » se développe en une véritable médecine (curatio) et que naît quelque-chose comme une psychiatrie.

La psychiatrie antique

Au Ier siècle av. n. è. au plus tard, la psychopathologie ancienne s’organise selon trois concepts principaux, qui continueront à modeler la classification des maladies mentales jusqu’aux époques récentes. La « phrénite », maladie aigue accompagnée de fièvre, souvent mortelle après quelques jours seulement, est issue de la préhistoire. Reçue par la médecine hippocratique d’une tradition orale antérieure, elle constitue la pierre angulaire de la psychopathologie : c’est d’elle que les médecins parlent le plus volontiers, parce qu’elle est massivement et manifestement une maladie du corps, alors même qu’il en existe des formes sans trouble psychique. La « manie », dont la catégorie et le nom semblent issus de la sphère sociale et juridique, est ensuite conceptualisée par rapport à la phrénite : à partir d’un signe commun (le trouble psychique, qui devient nécessaire dans la phrénite), la « manie » est définie par l’absence des autres signes du premier concept (fièvre, caractère aigu et mortel). Dans un second mouvement, la « mélancolie » est conçue à partir d’une image poétique, là encore selon un rapport de distinction avec la manie : alors que celle-ci trouble la perception ou la raison, la mélancolie affecte moins les sens et le jugement que les sentiments et les émotions.

Les théories médicales en général – et psychiatriques en particulier – sont l’objet de controverses byzantines bien documentées. Certains invoquent le déséquilibre des humeurs (sang, phlegme, bile jaune et bile noire), d’autres le flux du souffle vital (pneuma), d’autres encore le mouvement des atomes qui forment le corps et l’animent… Soigneusement étudiés par l’histoire de la psychiatrie, ces débats peuvent laisser perplexes mais ne doivent pas occulter d’autres éléments de consensus, qui méritent au moins autant d’attention. La plupart des auteurs médicaux admettent une anatomie cérébrale et nerveuse – avec une co-implication du système digestif dans la mélancolie – et reconnaissent aux troubles psychiques les plus caractérisés, la manie et la mélancolie, des facteurs exogènes comme endogènes, corporels comme psychiques.

Les théories sont en règle générale l’ombre portée des méthodes de soin adoptées par les praticiens de l’Antiquité. Parmi elles, la chirurgie n’est pas employée contre la « folie » – en dépit du mythe médiéval de la « pierre de la folie » et malgré le préjugé que nourrit le recours récent à la lobotomie, inconnue des anciens. En tant que maladies « intérieures », les maladies mentales sont essentiellement soignées par des purges de fluides corporels, par des moyens divers (saignées, lavements, vomitifs…), dont l’effet est aussi d’épuiser le corps. En tant que maladies du mode de vie, elles donnent lieu à un « régime », simultanément une diète et un programme d’exercices, qui font de la psychiatrie une discipline du corps.

Au sein de ce programme, différentes dispositions et différents exercices s’adressent aux sens (prescription du théâtre, proscription de la musique ou des arts visuels…). D'autres font plus directement travailler la pensée (dialogues, lectures, récitations…). Ensemble, ils constituent autant d’éléments d'une « psychothérapie ». Mais le soin psychiatrique s’appuie aussi sur un spectre de médicaments, sur lesquels les médecins sont moins diserts, pour la raison que la pharmacopée est la spécialité d’une profession concurrente. En fin d’ouvrage, un glossaire commenté fait le point sur les différents actes thérapeutiques et remèdes employés : l’usage de la contention et de la violence, des sédatifs et des psychotropes, de l’ellébore et des massages…

Celse et Caelius Aurelianus

Surtout, La Psychiatrie à Rome propose en traduction trois textes majeurs pour la connaissance de la psychiatrie ancienne. Le premier a été rédigé par Celse, un aristocrate romain auteur d’une vaste encyclopédie couvrant l’ensemble des domaines de connaissance devant former la culture d’un grand propriétaire (droit, rhétorique, art militaire, agriculture…). Le soin des bêtes comme des dépendants humains fait partie des attributions du chef de famille, de sorte que le traitement médical (curatio) des familiers en « démence » est le corollaire de leur curatelle (cura). De cette somme, les livres de médecine sont les seuls qui ont survécu. Mêlant théorie hippocratique et pratique méthodiste (du nom d’une école qui s’est en partie constituée contre l’enseignement d’Hippocrate), le texte de Celse est l’expression d’un certain pragmatisme romain. Il présente l’intérêt d’offrir le premier témoignage de l’invention de la psychiatrie par cette école méthodiste, un siècle après cette invention et sous une forme synthétique. Son originalité est notamment de proposer un concept générique de la « psychopathologie », unifiant phrénite, manie et mélancolie sous une même catégorie de « folie » (insania). Si Celse n'est pas à l’origine de cette opération, elle n’en ressort que mieux dans la perspective laïque, didactique et romaine qui est la sienne.

Mais le médecin Caelius Aurelianus livre un exposé infiniment plus riche dans les chapitres qu’il consacre aux maladies mentales dans son traité sur les Maladies aiguës, puis dans son traité sur les Maladies chroniques publié quelques années plus tard. Les extraits tirés de ces livres forment, de loin, la contribution la plus substantielle de toute la littérature antique à l’histoire de la psychiatrie. Ceci d’autant plus qu’ils proposent à la fois un exposé complet de médecine – examinant les catégories, les théories et les remèdes – et un récit historique des développements de cette médecine. Les mystères de ces livres sont à la mesure de leur richesse, puisque si Caelius a écrit ses textes au crépuscule de l’Antiquité (entre le IVe et le Ve siècle), ils semblent être pour l’essentiel la traduction de livres rédigés en grec par le médecin Soranos d’Éphèse au IIe siècle de n. è. Transcrits dans la langue latine, mais aussi adaptés à l’univers culturel romain, avec leurs références à Cicéron ou à Virgile, ils proposent la vision la plus aboutie de la psychiatrie gréco-romaine parvenue à sa maturité. Un édifice théorique et pratique remarquable, passé à la postérité de manière plus ou moins fragmentaire et renouvelée, jusqu’à l’aliénisme ancêtre de « notre » psychiatrie.