S’il est présenté comme un projet de construction d’un nouveau réseau de transport, le Grand Paris Express cache en réalité une véritable politique de peuplement de la région francilienne.

Encore en chantier, le Grand Paris Express est un vaste programme de construction d’un nouveau réseau de transports en commun de 200 kilomètres autour de la capitale française. Qualifié par ses promoteurs de « troisième révolution urbaine » en référence aux deux vagues de grands travaux menés aux siècles précédents, d’abord par Haussmann puis par Delouvrier, le projet ambitionne, entre autres, la réduction des disparités sociales par la restructuration du cœur de l’agglomération. Dans l’actuel contexte de paupérisation de l’Île-de-France, et alors que la France s’apprête à accueillir les Jeux Olympiques, d’importantes cinétiques urbaines ont été enclenchées, en particulier en Seine-Saint-Denis où des milliers de familles ont été expropriées ou attendent encore une offre de relogement.

Au sein d’un livre au titre évocateur, Les naufragés du Grand Paris Express, la géographe Anne Clerval et la journaliste Laura Wojcik livrent au lecteur de nombreux témoignages rapportés des actions intentées par ces familles, progressivement délogées des périmètres de réhabilitation autour des soixante-huit futures gares. Les auteures apportent également une critique inédite, quoique très partisane, des externalités sociales de ce qui a été présenté comme le « chantier du siècle ». Leur analyse empirique, qui prend appui sur une vaste enquête de terrain menée auprès des décideurs locaux et des habitants, explore les conséquences négatives de la politique de mixité sociale mise en œuvre par l’État à travers ce programme d’aménagement.

Une politique d’aménagement complexe contrôlée par l’État

La genèse du Grand Paris Express remonte aux années 2000 lorsque, à l’initiative du maire de Paris, les élus territoriaux discutaient en conférence métropolitaine du rééquilibrage économique est-ouest de la région. Le projet est repris en main par l’État à l’arrivée de Nicolas Sarkozy à l’Elysée. Tout en « imaginant » collectivement ce que sera le futur Grand Paris, on réfléchit à la création d’un nouveau réseau de transport pour relier les grands pôles économiques de la région et au réaménagement de la région. Le financement du projet, avoisinant les 35 milliards d’euros, s’appuie en grande partie sur l’endettement et la fiscalité des entreprises.

Les travaux seront lancés par François Hollande. Un consensus politique semblait alors avoir été trouvé, dans les plus hautes sphères de l’État, autour de l’objectif de compétitivité économique internationale poursuivi par le projet. Celui-ci sera pourtant largement tributaire, durant sa gestation et son exécution, des vicissitudes liées aux changements de majorité politique au sein des collectivités locales, ce qui est mis en évidence dans l’intégralité du livre. À rebours des politiques aménagistes menées en France depuis une soixantaine d’années, les choix partisans et les concurrences entre territoires priveront le Grand Paris Express de la cohérence interne nécessaire à la conception et au maintien d’un équilibre entre la région parisienne et les régions périphériques. Anne Clerval et Laura Wojcik soulignent en effet que la captation étatique du pouvoir de décision dans ce dossier ne laisse plus aucune place à la culture du dialogue et du compromis souhaitée ab initio.

Du reste, la construction du métro s’accompagne, depuis une décennie, d’une politique étatique de rénovation d’ampleur autour des futures gares. Il s’agit officiellement de réparer les carences urbanistiques des grands ensembles de logements construits entre 1954 et 1973 ; en réalité, on accélèrerait le déplacement indirect des classes populaires qui habitent sur les sites. Combinées à l’extension des lignes de métro, ces politiques foncières ont entrainé un emballement spéculatif immobilier, aggravé par l’absence de solidarité fiscale entre Paris intra muros et sa proche banlieue. L’austérité fiscale décrétée au niveau national obère du reste les marges de manœuvre des collectivités locales. Les auteures estiment alors que seules les communes disposant encore de ressources fiscales importantes auront la possibilité de porter des politiques de logement cohérentes et de réguler la spéculation immobilière sur leur territoire, éventuellement grâce à une politique de préemption ambitieuse, comme à Saint-Ouen.

Le pot de terre et le pot de fer

Les naufragés du Grand Paris Express explore par ailleurs longuement les perceptions du projet par les habitants et les principales conséquences sociales de leur départ forcé. L’investigation menée pendant cinq ans auprès des populations déplacées par la construction du métro fait la lumière sur l’incompréhension du projet par les habitants concernés. On comprend, à la lecture des nombreux discours rapportés émaillant le livre, qu’ils regrettent un manque d’accompagnement et l’absence d’humanité des procédures. C’est le cas notamment de l’expropriation, perçue comme violente en raison de sa « temporalité en accordéon ». En dépit des dynamiques collectives de soutien déclenchées par la mise à mort symbolique des « solidarités simples bâties sur plusieurs décennies », le déracinement de certains habitants ne sera jamais compensé dans les faits.

Et si les démolitions ébranlent les propriétaires, elles touchent également les locataires du parc social. Présenté par ses artisans comme un programme de construction d’un réseau de transport, le Grand Paris Express serait bien plus que cela. Anne Clerval et Laura Wojcik l’analysent comme une « politique urbaine qui vise à changer la composition sociale d’un quartier grâce à la diversification des espaces populaires », autrement dit une « politique de peuplement ». Le projet est particulièrement mal accepté par ceux qui ont « vécu un parcours résidentiel ascendant correspondant à l’évolution de la taille de la famille, dans le même immeuble ». Ces locataires ont parfois mené une bataille âpre contre la Société du Grand Paris, établissement public chargé de la réalisation du projet. Certains ont même cherché à faire connaître leur histoire sur les réseaux sociaux, avec l’espoir d’un relai décisif vers les décideurs publics. Car le risque d’augmentation du loyer à l’occasion du déménagement a sérieusement obéré les possibilités de relogement aux mêmes conditions et la pénurie historique de logements sociaux aux loyers accessibles en Île-de-France, largement commentée par les auteures, rend théorique ce droit au retour pour de nombreux locataires du parc social. La précarité des plus démunis, en particulier de ceux qui bénéficient d’un logement social « de fait » au sein de copropriétés très dégradées et exploitées par des marchands de sommeil, a été aggravée.

Ceci n’est pas de la mixité sociale

Certains futurs quartiers de gare, à l’instar du fort d’Aubervilliers, font l’objet d’un aménagement dirigé par une société publique d’aménagement contrôlée par l’État et les collectivités franciliennes. Une fois reconstruits, « les nouveaux logements auront vocation à accueillir une population bien différente ». Cette stratégie d’embourgeoisement des quartiers populaires par la transformation de l’espace urbain succède à l’acquisition des fonciers par des aménageurs, qui perçoivent ces terrains comme de véritables placements financiers. Selon Anne Clerval et Laura Wojcik, la régulation du prix du foncier aurait pu échoir aux communes, par le biais d’une société foncière dédiée à l’acquisition des terrains. Mais elles constatent que peu d’entre-elles ont anticipé ce travers du projet en développant des stratégies pour s’assurer la maîtrise foncière, et donc des coûts.

Le Grand Paris Express serait donc, de l’avis des deux auteures, le prétexte pour mener une vaste politique de gentrification prônant une mixité sociale « par le haut ». Concentrant leur analyse sur quelques déclinaisons locales de l’objectif de mixité sociale, elles font ressortir l’ambiguïté de la position des communes communistes sur cette question. Sauf exception, les élus communistes se sont tous ralliés à la conception de la mixité sociale imposée par les promoteurs du Grand Paris Express : ils se sont empressés – à l’instar des nouvelles équipes municipales de droite ou de gauche modérée qui ont conquis d’anciens fiefs communistes historiques – de changer l’image de la ville et de faire la promotion de la sécurité de leur ville désormais inclusive, pour attirer les classes supérieures.

Le livre discute également des imperfections de la politique nationale de logement social, qui empêchent la mise en œuvre concrète d’une mixité sociale satisfaisante. Le droit du logement social n’est pas adapté à la réalité des faits, comme en témoigne l’inadéquation entre l’offre et la demande et le faible taux de rotation du parc existant – accentuée par la lourdeur excessive des procédures d’attribution. Dans le cas du Grand Paris Express, « la reconstitution de l’offre de logements sociaux démolis renvoyée à d’autres territoires de la Métropole » fait craindre une insécurité du logement pour les plus démunis et les populations les plus fragiles. Le processus étatique de « reconquête urbaine » en région francilienne est donc accusé par les auteures de disperser les logements sociaux pour diluer la pauvreté et d’occasionner le développement d’un parc social de fait au sein du parc social de droit.

Pourtant « on y a droit nous aussi » !

Les lois sur la politique de la ville se succèdent depuis les années 1970, comme autant de constats d’échec de l’État à remédier efficacement aux impasses du marché privé. Le témoignage rapporté d’un élu donne à entendre que le Grand Paris Express « ne règle pas le problème » mais le transforme en un autre problème : l’arrivée du métro a paradoxalement repoussé les habitants historiques dans des endroits reculés mal desservis par les transports en commun, et bénéficie in fine aux seules classes moyennes parisiennes. Et s’il est largement critiqué par ces habitants, comme le montrent les nombreux entretiens individuels qui illustrent le propos des auteures, le projet a également essuyé des critiques nourries de la part de certains spécialistes, en raison tant du choix de créer ex nihilo un nouveau réseau a priori surdimensionné que pour l’apparente prépondérance des enjeux communicationnels traduits en termes de marketing urbain.

Ainsi, quelques mois après les émeutes de 2005, les promoteurs du Grand Paris ont évacué le terme « banlieue » de leur narratif promotionnel. De même, on abandonne la perspective de « politique de logement » pour lui substituer celle de « fabrication d’un nouveau morceau de ville ». Ces subtilités langagières sont appelées à créer une nouvelle identité pour les communes concernées, dont certaines ont même changé de nom. Il s’agit, grâce à un travail sur l’image des quartiers, d’attirer les investisseurs étrangers : pour eux, la Seine-Saint-Denis s’apparente au Far West, avec de vastes terrains à conquérir. Or, ces investisseurs ne cherchent pas à loger ceux qui en ont besoin, mais à rentabiliser le sol urbain. Cette rhétorique accompagne l’appropriation planifiée d’espaces populaires par des groupes sociaux plus aisés, notamment au sein des futurs quartiers de gare.

Malgré quelques longueurs, Les Naufragés du Grand Paris Express nous livre une approche politique de la question du réaménagement de la banlieue parisienne, réflexion par ailleurs conduite par Aurélien Bellanger dans son roman Le Grand Paris, paru en 2017. Loin de se cantonner aux problématiques classiques entourant la construction d’un réseau de transports en commun, le Grand Paris Express suscite indirectement des réflexions sur la politique de logement social de l’État, sa conception de la mixité sociale et la question des solidarités au niveau de l’agglomération. Et alors que l’État doit garantir l’accès à la ville, on se surprend avec Anne Clerval et Laura Wojcik à imaginer un fonctionnement fédéraliste autogestionnaire de l’espace francilien, dans l’esprit des théories présentées par le philosophe marxiste Henri Lefebvre dans son Droit à la ville (1968).