En attribuant à la nature une "valeur", Rolston pense fonder une "éthique". Une thèse que discute ce volume difficile mais passionnant.

L’œuvre de Holmes Rolston III (né en 1932) est une contribution décisive au développement de l’éthique environnementale dans la seconde moitié du XXe siècle. Ce livre lui rend hommage. Il est composé de treize contributions, auxquelles vient s’ajouter une réponse de Rolston. Chacun des articles se propose de discuter différents aspects de cette œuvre prolifique, mais une question unifie l’ensemble : l’idée que l’éthique environnementale requiert une "réorientation significative de la philosophie". En effet, "les problèmes dont traite l’éthique environnementale sont certes souvent éthiques, mais une solution plus complète de ces problèmes requiert également que l’on revisite certaines catégories centrales de la métaphysique ou de l’épistémologie, de manière à situer les catégories morales par rapport à elles."   .


Cas pratiques

De fait, ce volume nous engage à une réflexion sur les principes qui peuvent gouverner notre action envers la nature, les espèces, les entités naturelles. Ces différents articles croisent les concepts proposés par Rolston et des études de cas pratiques : dans un parc national, faut-il sauver un bison tombé dans l’eau à la suite d’une rupture de la glace ou guérir des troupeaux atteints d’une infection ophtalmique ? Libérer une femelle grizzly qui se trouve prisonnière d’un îlot avec ses petits ou des marsouins enfermés dans une baie ? De tels cas pratiques nous conduisent à nous interroger sur les principes qui gouvernent notre action : devons-nous nous efforcer de partout limiter la souffrance animale ? Ou au contraire considérer seulement d’autres critères (le fait par exemple que l’individu menacé appartienne ou non à une espèce en danger) ?


Une philosophie de la valeur

En effet, au cœur de la pensée environnementale de Rolston se trouve le concept de "valeur intrinsèque" (intrinsic value) des êtres naturels. La valeur "intrinsèque" est le point où l’éthique de l’environnement touche à la philosophie. Elle s’oppose à une conception "anthropocentrique" de la valeur qui place le fondement de toute valeur dans l’homme et dans l’utilité qu’il retire des créatures (par l’usage qu’il en fait, la ressource qu’il y trouve, la beauté qu’il ressent ou l’apaisement qu’il en retire).

Que les entités naturelles aient une valeur intrinsèque, cela est, selon Rolston, assez indiqué par le fait que ces entités sont porteuses de valeurs, qu’elles manifestent dans le souci qu’elles ont de leur propre survie. Les créatures naturelles, même dépourvues de conscience, sont valuable en trois sens : tout d’abord, on les découvre capables d’évaluation (elles "valorisent" leur milieu) ; de là, ces existences nous interrogent comme susceptibles de recevoir une valeur non pas économique mais morale (d’être "évaluées" d’un point de vue éthique) et enfin, elles s’imposent comme précieuses ("de valeur"). Par ce mouvement en trois temps, Rolston attribue la valeur au delà de la sphère humaine : ce ne sont pas seulement les hommes qui, comme le préconisait Kant, ne doivent jamais être traités comme des moyens mais toujours comme des fins, mais aussi de nombreuses entités non-humaines. Finalement, chaque pool génétique individuel devient une telle entité : non pas seulement un être, mais un "pool normatif " (normative set) , un "devoir-être", porteur d’une conception de ce que l’organisme à venir "a à être".

Mais Rolston trouve également de la valeur au niveau des "écosystèmes", dans la mesure où ceux-ci (sans être réductibles à des agrégats, mais sans non plus être assimilés à des individus) sont aussi créateurs d’une forme d’ordre et de beauté : de là se dégage une valeur ni "instrumentale" ni "intrinsèque", mais "systémique". Cette valeur "systémique" de l’écosystème est ce qui lui permet de produire de l’être. Elle est donc absolument fondamentale (et fondatrice) dans l’ordre de la valeur, dans la mesure où notre "psychologie", opérateur de l’évaluation morale, n’est qu’un produit (tardif) de la valeur systémique. Ainsi, comme l’indique Rolston, il ne sert à rien d’objecter que les hommes seuls sont évaluateurs : "Les hommes ne sont pas tant ceux qui allument la valeur dans un monde de valeurs purement potentielles, que ceux qui se joignent psychologiquement à l’histoire naturelle planétaire en cours dans laquelle la valeur se trouve partout où s’affirme une créativité positive."  


Engager une réflexion critique à partir de Rolston

Cette théorie de la valeur rencontre de nombreuses objections. C’est dans cette voie d’évaluation et d’engagement critique que se lancent les différents auteurs de ce volume, qui élèvent sans concession un ensemble d’objections à l’œuvre de Rolston. Il s’agit vraiment de voir ce que Rolston permet de penser et ce qu’il laisse dans l’ombre ; ce pour quoi son équipement conceptuel nous aide et ce en quoi il mérite d’être dépassé.

La question de la valeur est posée à la philosophie de Rolston : pourquoi décrit-il les processus naturels en termes de "valeurs" ? En quoi en particulier le caractère finalisé de certains comportements des organismes est-il générateur de valeurs ? Et quand bien même il s’agirait de "valeurs", en quoi cela suffirait-il à susciter une obligation morale ?  

Un autre problème est posé par le fait que le monde vivant semble traversé  par la souffrance, la maladie, le gaspillage, la mort. Comment réconcilier ces aspects de la nature (prédation, parasitisme, mort…) avec la forme de théisme, voire de théodicée qui se dégage du monde de Rolston (un univers caractérisé par la beauté) ?   . L’éthique environnementale de Rolston est souvent caricaturée comme constituant un néo-providentialisme suspect de créationnisme. En réalité, Rolston propose un darwinisme original, qui tente d’intégrer la beauté comme une composante de la nature et un produit de la sélection naturelle. Il recherche plutôt des échos entre la vision darwinienne et la vision religieuse, plutôt que de s’opposer à l’une au nom de l’autre   .

Enfin, l’éthique environnementale de Rolston s’intéresse surtout au monde naturel dit "sauvage" (wilderness) : une nature soustraite à l’intervention et à la perturbation humaine, qui échapperait à la "gestion" (management) de l’environnement et qui susciterait "le respect". La philosophie de Rolston semble négliger de prendre en compte l’homme comme un élément  qui intervient positivement dans les milieux. On peut donc tenter de confronter la philosophie de Rolston aux environnements urbains et péri-urbains   ou aux parcs nationaux américains   .

L’œuvre de Rolston se situe bien dans la lignée d’un certain Aldo Leopold, mais ce n’est pas tant celui qui invite à penser comme une montagne que celui qui invite à préserver certains territoires libres de toute activité humaine. Ces discussions sans concession montrent la vivacité du débat philosophique autour de la philosophie de l’environnement dans le monde anglo-saxon. Comme l’écrit Rolston lui-même en conclusion du volume, "a philosopher needs a worldview". C’est parce que son œuvre offre une telle "vision du monde" que l’on peut s’engager avec elle dans un débat complexe et passionnant.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- L'entretien que Holmes Rolston III a consacré à Hicham-Stéphane Afeissa et Thierry Hoquet.
Le patriarche de l'éthique environnementale anglo-américaine livre une réflexion stimulante sur les enjeux et les attentes d'un champ de recherche en plein développement.

- La critique de l'ouvrage de Lester Brown, Le plan B. Pour un pacte écologique mondial (Calmann-Lévy), par Laurene Chenevat.
Un livre se distinguant par la force et la lucidité de son analyse statistique et la volonté de proposer les solutions les plus viables à la crise environnementale.

- La critique de l'ouvrage d'Al Gore, Urgence planète Terre. L'esprit humain face à la crise écologique (Alphée), par Jérôme Cuny.
Al Gore présente dans ce livre un état des lieux l’environnement et des menaces majeures que nous représentons pour l’environnement.

- La critique de deux ouvrages de Dale Jamieson, Morality's Progress (Oxford University Press) et Ethics and the Environment. An Introduction (Cambridge University Press), ainsi que d'un ouvrage collectif qu'il a dirigé, A Companion to Environmental Philosophy (Wiley-Blackwell), par Catherine Larrère.
Trois ouvrages qui nous convaincront que la globalisation de la crise environnementale ne condamne pas pour autant la réflexion développée par les éthiques environnementales.

- La critique de l'ouvrage de Robert P. Weller, Discovering Nature. Globalization and Environmental Culture in China and Taïwan (Cambridge University Press), par Frédéric Keck.
En Chine et à Taïwan, Robert Weller s'interroge sur une autre forme de rapport à la nature et à l’environnement.

- La critique du l'ouvrage de Bryan G. Norton, Sustainability. A philosophy of Adaptive Ecosystem Management (University of Chicago Press), par Hicham-Stéphane Afeissa.


*Pour aller plus loin :

- Un article de Holmes Rolston III, "La valeur dans la nature et la nature de la valeur" est repris en français dans le volume mis en œuvre par Hicham-Stéphane Afeissa, Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 2007, collection "textes clés", pp. 153-186.

- Le site personnel de Rolston, où sont accessibles en ligne la plupart de ses articles publiés.