L’évolution historique de la représentation des péchés nous informe sur celle des passions humaines.

Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, André Rauch est un historien reconnu du corps, du sport et de la masculinité, sujets sur lesquels il a publié plusieurs ouvrages de référence. Depuis une dizaine d’années, il s’intéresse à l’histoire des péchés capitaux, qu’il présente comme un édifice des passions interdites. Il en esquisse les évolutions majeures au fil du temps. Après trois livres portant respectivement sur la paresse, la luxure et l’envie, il vient de publier une synthèse vivante sur l’histoire de ces sept péchés dans la collection « Epure » des Presses universitaires de Rennes.

 

Nonfiction : De quand date la codification des péchés capitaux ?

André Rauch : La doctrine des péchés capitaux apparaît dès le IVe siècle parmi les Pères du Désert. Ils parlent de « tendances » ou « penchants mauvais » entraînant au mal. Le qualificatif « capital » n’indique pas la gravité de la faute commise, mais désigne sa caractéristique. Un péché capital est à la tête (caput = tête) d’autres péchés, dont certains sont bénins et d’autres plus graves. Aux ordres de cette hiérarchie, fautes ou péchés de toutes sortes montent à l’assaut du pécheur : « d’aucuns avancent à la tête de l’armée, en tant que commandants, d’autres suivent tels de simples soldats » écrit Grégoire le Grand (540-604), l’un des quatre Pères de l’Église d’Occident (avec Ambroise, Augustin et Jérôme). Les plus grands entrent les premiers dans une âme négligente. Cette armée disperse les pensées, corrompt les actions, mine la foi en Dieu.

Au-delà des textes sacrés et des traités de théologie, les représentations du Jugement dernier et de ses châtiments se sont répandues comme des leçons de pédagogie dès la seconde moitié du Moyen-Âge. Les allégories picturales de l’Enfer hérissé d’expiations font alors office de catéchèse. Sculptures, fresques, mosaïques, vitraux, tapisseries propagent sur les lieux de prière les images des châtiments dans l’Au-delà. Selon Grégoire le Grand, elles s’adresseraient à ceux qui « ignorent les lettres ». Pour les plus érudits, cette iconographie s’est enrichie des enluminures et des lettrines sur les manuscrits, des illustrations de psautiers et de livres d’heures, des pièces d’orfèvrerie et de leurs miniatures.

En quoi nos sociétés occidentales sont-elles encore influencées par l'idée de péché et par certains de ces péchés ?

Dans ce livre, je m'attache à comprendre comment les péchés capitaux ont composé, dès les premiers siècles de l’histoire du christianisme – et plus largement des trois religions du Livre – une « structure » générale des passions humaines. Branches principales de l’arbre des passions, ces vices ou mauvaises tendances se diffusent grâce à d’autres, considérées comme leurs extensions, leurs ramifications, et appelées « progénitures » du péché. Ainsi les Pères du Désert ont-ils pour ainsi dire esquissé l’arbre des passions interdites ou condamnées dans nos sociétés humaines. Désignées comme « péchés », elles portent la marque du Mal, le qualifient et justifient que le pécheur soit châtié.

En prolongeant cette histoire au-delà des prédications des Pères de l’Église et des doctrines religieuses, en la poursuivant jusque dans l’actualité des XXe et XXIe siècles, cette aventure s’expose à plusieurs périls. Considérer, d’abord, qu’une telle structure des passions perdure au cours de l’histoire de l’Occident – ce qui est hautement contestable, et peut même sembler anachronique ou caduc. Associer, ensuite, à cette généalogie des pathologies plus récentes devient une initiative incertaine. Comment s’assurer, enfin, que certains des excès recensés dans ce livre relèvent effectivement du « péché » auquel il les a affectés ?

Une logique existe cependant. Dans une représentation binaire des passions (les bonnes ou les mauvaises, le bien et le mal, le bon et le mauvais), ce plan trouve une justification : il expose des passions où le péché s’efface progressivement et devient vice, manquement, incivilité, maladie, etc. La haine ou le crime, l’oisiveté ou la nonchalance, la gloutonnerie ou l’addiction alimentaire donnent des illustrations à cette binarité – ou ambiguïté – des conduites humaines.

Une réalité s’impose aussi. Les œuvres littéraires, cinématographiques, musicales qui se répandent dans le monde jusqu’à ce jour, par l’inventif truchement de médias, n’ont de cesse de se référer, de près ou de loin, à ces représentations des passions, comme si celles-ci en restaient la grille de lecture, comme si elles structuraient l’œuvre actuelle.

Votre livre, ainsi que les précédents, s'appuie sur de nombreux exemples tirés d'œuvres d'art. Les péchés capitaux sont-ils un thème récurrent pour les artistes et les écrivains ?

Ce précis explore un corpus d’écrits disparates. Textes théologiques d’abord, traités et discours de morale, expression dramatique, contes populaires, romans et essais, ensuite ; il utilise aussi les formes monstrueuses que sculpteurs, peintres, graveurs, dessinateurs, photographes ou cinéastes ont affectées aux attitudes corporelles qui les symbolisent. Expressions du visage, silhouettes, gestuelles particulières, scènes de tumultes caractérisent chacune des passions. En un mot, un ensemble de traces écrites ou iconographiques, codifiées ou novatrices. Ces sources illustrent la puissance de dégradation ou de subversion qui s’exerce sur le système de valeurs d’une époque, leurs métamorphoses mortifères ou révolutionnaires dans la dynamique du corps social, le trouble ou la vigueur qu’elles déclenchent lorsqu’elles pénètrent la conscience ou même l’inconscient.

Pour tous ces péchés, est-il possible de dégager des évolutions récurrentes en termes de perception sociale ?

Le projet global reste d'ébaucher une histoire, c’est-à-dire des continuités et des ruptures dans les manifestations du péché ou des passions. En l’état, ce choix de documents resterait détaché de la réalité sociale et politique. Il faut donc remettre ces témoignages dans leur contexte, en décrypter les enjeux, les confronter à d’autres.

Cette histoire des péchés n’est pas linéaire, loin s’en faut. Lors de la Réforme, lorsque le conflit entre Catholiques et Protestants se porte sur l’usage du temps, la polémique à l’égard de la contemplation monastique s’enflamme. À la prière journalière, saint devoir monastique, les Réformateurs opposent la vertu du travail ou de l’effort, voie du salut. L’objet de la foi se déplace, le sens de la grâce et du salut aussi. Plus tard, au cours des XVIe et XVIIe siècles, lorsque le temps cesse d’appartenir à Dieu et qu’il revient à l’homme de l’organiser, la morale prend une valeur essentielle dans le choix de la vie « bonne ». Au XIXe siècle, au moment où la société s’industrialise et que les conflits de classe s’intensifient, le sens du péché s’efface au profit de la morale ou du civisme. Au début du XXe siècle, la psychiatrie s’empare à son tour des passions, dont elle fait un symptôme, voire une pathologie. Plus que d’une absence de conscience morale ou civique, il s’agirait d’un cheminement personnel, celui qui induit les émotions.

Ces quelques exemples montrent que la passion mérite mieux qu’une histoire du mal, du péché, du vice, de la faute ou de la carence. Elle est aussi défense d’une prérogative, sauvegarde de droits acquis, acte d’insubordination, revendication de liberté, culture de soi. En un mot, non plus injure à la foi et à la morale, mais proclamation d’un droit, celui de disposer librement de sa personne, notamment de son corps.

Pouvez-vous nous donner une illustration de telles métamorphoses historiques ?

Prenons pour exemple la luxure. Lorsque, retiré dans le désert, Antoine s’est imposé une règle de jeûne et de prière, le Démon « mit sa confiance et sa fierté dans les armes situées près du nombril ». Afin de l’écarter de la contemplation de Dieu et de s’emparer de ses désirs, le Démon envahit nuitamment l’imagination d’Antoine, comme le raconte Athanase d’Alexandrie : « Le Diable, ce misérable, en venait à prendre, de nuit, l’aspect d’une femme » afin de séduire Antoine. Désir de la chair, la luxure est donc désobéissance à la Loi divine, violation d’un ordre sacré. À noter qu’en Islam, la zina désigne le rapport sexuel qu’entretiennent un homme et une femme qui ne sont pas mariés ensemble : « Ne commettez pas la fornication ! Ceci est en vérité une turpitude et une voie néfaste » recommande la Sourate 17, Verset 32 du Coran. La fornication est dénoncée comme faute grave qui appelle un châtiment.

Le Code de 1810 désignait par « attentats » ou « outrages à la pudeur » des violations commises dans l’ordre des mœurs. La peine devenait une procédure pour rétablir l’ordre social. Plus récemment, le Code pénal de 1994 traite de l’agression ou de l’« atteinte » sexuelle. Selon l’Article 222-22, l'usage de la violence, de la contrainte ou de la surprise dans la sexualité, est condamné au titre des « atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne ». L’agression sexuelle est devenue une atteinte aux droits humains. Évolution décisive. La luxure offensait Dieu, le libertinage perturbait les mœurs ; en dégradant le sens psychique d’une personne, l’obscénité frappe au cœur des émotions. Voilà une version « démocratique » du vice : le plaisir d’écraser l’autre, de le soumettre à ses caprices, sont autant de transgressions du principe d’égalité.

Au-delà de l’espace public, la loi a modifié le droit au cœur de la vie privée : en 2006, le « viol entre époux » est consacré par les textes selon la logique d’un arrêt de 1992. Longtemps le mariage avait stipulé le consentement au « devoir conjugal » (article 215 du Code civil) : tout refus signifiait manquement à ce devoir. Désormais, ce n’est plus l’institution qui décide, mais la personne, et l’assentiment personnel, le consentement, est requis.

Le récent reportage de Florence Aubenas intitulé « Le long combat des "survivantes" des viols en Ukraine », paru dans le journal Le Monde (20 avril 2024) sur les violences sexuelles exercées par des soldats russes sur les femmes ukrainiennes, de tout âge, de toute condition, de toute sensibilité, sans aucune conscience des supplices qu’ils infligent, nous pétrifient d’horreur. À ces hommes en armes, cette évolution des lois et des mœurs reste inconnue, insignifiante. Ils plongent leur société dans la barbarie.