Avec son histoire de l’envie, mais aussi des envieux, André Rauch nous invite à découvrir l’évolution des représentations de cette passion au fil des époques.

Au commencement était l’envie. Comme le rappelle l’historien André Rauch – auteur de nombreux livres portant entre autres sur le corps, le sport, les loisirs et la virilité –, c’est l’envie qui entraîne l’expulsion d’Adam et Eve du jardin d’Eden. Motif récurrent de l’histoire biblique, l’envie est considérée comme un péché capital. Une passion éminemment « paradoxale » puisque qu’elle « ne résulte pas du mal qu’un autre aurait commis, mais du bien dont il jouit. » Elle renvoie l’envieux à son incapacité à s’améliorer ou à être davantage aimé. Dans L’envie, une passion tourmentée, André Rauch retrace l’histoire de ce péché, comme il l’avait déjà fait pour la paresse (2013) et la luxure (2016), en se fondant notamment sur un très riche corpus d’œuvres littéraires et artistiques – reproductions iconographiques à l’appui – qui lui permettent d’étudier les évolutions de sa représentation et de sa perception à travers les époques.

 

De péché capital à passion intéressée

Condamnée très tôt par la religion chrétienne, l’envie se distingue des autres péchés en cela qu’elle n’apporte aucune jouissance à celui qui tombe sous ses rets. Pis, elle s’accompagne d’une cohorte d’autres maux aux rangs desquels se distinguent « médisance, diffamation, haine ». Ainsi, elle déstabilise les sociétés et jette le plus souvent son dévolu sur « ceux qui sont en quête de dignité publique ». À cela s’ajoute le fait que l’envie se trouve redoublée par la proximité : elle s’insinue entre les proches, au sein d’une famille, d’une cour, d’un parti. Au Moyen Âge et dans le contexte religieux, émerge un bestiaire de l’envie – serpents, charognards, etc. –, complété par ses couleurs et ses démons, qui concourent ensemble à une « fabrique de la peur ».

À la Renaissance, l’envie n’avance plus masquée comme auparavant mais elle s’apparente à la furie, à la colère qui altère le jugement, comme en témoignent les poèmes. Sa dénonciation est l’un des sujets favoris de l’époque classique, des Moralistes – pensons à La Rochefoucauld – aux dramaturges – de Molière à Marivaux. En creux, leurs maximes et personnages témoignent de l’entrée en crise de la société aristocratique et des valeurs qu’elle charrie. Avec les Lumières, les philosophes condamnent une « passion intéressée » à l’heure de la prise de conscience de l’universalité de l’homme. A contrario, Bernard de Mandeville, dans sa fameuse Fable des abeilles, conçoit l’envie comme la « source de l’abondance et de la prospérité », soit une passion « utile » puisqu’elle entraîne l’émulation entre les membres d’une société. Les Libertins – Choderlos de Laclos, Casanova et Sade – questionnent l’envie perçue, respectivement, comme source d’éveil de la conscience et de sensualité ou menant à jouir sans entrave.

 

Troubles dans la démocratie et la société de consommation

C’est surtout avec l’avènement de la démocratie que l’envie s’exacerbe au sein des citoyens. André Rauch assimile ainsi la « passion d’égalité », décrite avec justesse par Alexis de Tocqueville, à une nouvelle forme d’envie, bien saisie par des romanciers de l’époque, à l’image d’un Balzac qui écrit : « En proclamant l’égalité de tous, on a promulgué la déclaration des droits de l’Envie. » De son côté, la psychologie naissante fait de l’envie une manifestation de la destruction, dont l’origine remonterait à l’enfance. Au XIXe siècle, à l’époque des nationalismes, l’envie se mue en ressentiment et infuse une rhétorique haineuse, réactionnaire et xénophobe, à l’affut des faux pas des classes dirigeantes. De Drumont à Zemmour, cette rhétorique perdure, renouvelant ses cibles, des Juifs aux immigrants.

En parallèle, l’entrée dans la société de consommation conduit chacun à mesurer sa réussite à l’étalon de la marchandise, comme l’illustre bien le roman de Georges Perec Les Choses. L’envie est alors constamment suscitée par la publicité et les valeurs dominantes conduisant à une perpétuelle insatisfaction, à un contentement toujours remis au lendemain. Enfin, avec Internet, l’envie trouve de nouveaux canaux d’expression, par exemple via le phénomène du cyber-harcèlement. Comme l’écrit avec pertinence André Rauch, elle « ne relève plus du péché, ni de la morale, ni de l’incivilité, mais tombe sous le coup de la loi. » En cela, elle suit le parcours, déjà repéré par l’historien dans ses deux précédents livres, d’autres passions, qui de « faute » religieuse entrent ensuite dans l’illégalité sous leurs formes les plus extrêmes.

L’envie, une passion tourmentée s’apparente ainsi davantage à une histoire des envieux qu’à une histoire de l’envie en tant que telle – ou de ses aspects positifs, puisqu’elle signifie parfois le désir, la spontanéité, l’authenticité, ou est déplorée lorsqu’elle est absente, dans le cas de l’apathie. Inscrit dans le sillage des travaux sur l’histoire des émotions, écrit avec une plume agréable et érudite, le nouveau livre d’André Rauch propose une relecture originale d’œuvres parfois bien connues à l’aune de cette passion qui, comme le confinement et les réflexions actuelles sur les besoins essentiels en témoignent, a encore de mauvais jours devant elle.