J-J. Lecercle analyse les écrits de Lénine au prisme de sa pratique et de sa conception du langage. Il montre combien le leader révolutionnaire a manié le langage comme une arme politique.

* Read in English.

La relecture de Lénine à notre époque peut sembler inhabituelle, voire audacieuse, au regard de la conjoncture politique, théorique et historique actuelle, qui a plutôt tendance à reléguer ses ouvrages autant que ses idées à un passé révolu.

Aux yeux de Jean-Jacques Lecercle, il y a pourtant de nombreuses raisons de (re)lire Lénine aujourd’hui. Sur le plan politique, d’abord, il permet de repenser les stratégies de révolution et de prise de pouvoir face à un capitalisme et un appareil d’État qu’il s’agit toujours de renverser. Sur le plan historique, ensuite, Lecercle analyse notre époque actuelle à partir de ses crises les plus marquées (accélération de la crise climatique, multiplication des guerres impérialistes, resurgissement du fascisme) et propose des parallèles avec l’époque de Lénine. Sur le plan philosophique, enfin, la lecture des ouvrages de Lénine permet de rectifier l’image que la doxa lui attribue.

Mais Jean-Jacques Lecercle, professeur honoraire des universités, spécialiste de philosophie du langage, aborde cet auteur selon un axe légèrement décalé, en s’intéressant à son activité discursive. Davantage qu’au stratège et au leader politique, c’est ainsi au polémiste, à l’orateur, à l’infatigable rédacteur d’articles qu’est consacré cet ouvrage.

Plus généralement, l’auteur s’inscrit en faux contre le jugement qui fait de la pensée de Lénine une pensée inactuelle : l’étude du rapport de Lénine au langage est l’occasion pour lui de s’interroger sur les pratiques langagières dans les luttes politiques (y compris actuelles), dont Lénine est une illustration particulière.

Le langage comme objet politique 

Lecercle repart de l’affirmation célèbre d’Aristote selon laquelle l’homme est « un animal politique » dans la mesure où il est un être de parole. De ce point de vue, le langage constitue non seulement une arme stratégique déterminante, mais encore la part essentielle de l’activité politique elle-même. Ainsi, lorsque Lénine investit le langage, c’est dans un horizon politique fort, qui l’introduit directement au cœur de l’arène politique.

Plus particulièrement, l’auteur met en évidence la capacité du langage à produire des interruptions dans le jeu politique : la pratique discursive du révolutionnaire permet de briser les logiques symboliques de la classe dominante, qui fait passer le langage pour un simple instrument de communication. Lénine considère, à l’inverse, que le langage est toujours vecteur d’idéologie et donc habité par la politique.

Lecercle s’appuie, pour développer ces aspects, sur la lecture de Jacques Rancière et sa redéfinition de la politique. Pour ce dernier, la parole constitue le fondement de la politique car c’est elle qui permet de passer de l’affect au concept, à un réseau de signification commun, et en particulier à un concept de justice.

Ainsi, le langage est le lieu d’une lutte idéologique qu’il est possible, dans la perspective communiste, de rapporter à la lutte des classes. Bien loin de la théorie de l’agir communicationnel forgée par Jürgen Habermas, Lénine admet que c’est dans le cadre des pratiques langagières que se cristallisent les rapports de forces dans les sociétés.

La politique des mots d’ordre 

En mettant en évidence cette théorie de l’agonistique langagière, Lecercle nous invite, par l’intermédiaire de Lénine, à repenser les usages courants du langage. En tant que système collectif, ce dernier échappe au contrôle du locuteur individuel ; mais en même temps, il se trouve au cœur des processus de subjectivation par interpellation et contre-interpellation.

Il y a dans cet entre-deux la possibilité, pour chaque individu, d’être à la fois assigné à une langue et en position d’échapper à cette assignation en maniant et retravaillant cette langue qui le précède. Dans la mesure où le langage est une pratique, l’usage de la parole est en effet toujours l’occasion de subvertir la langue — du moins d’en subvertir les usages dominants.

L’examen d’un texte de Lénine daté de 1917 portant sur la notion de « mot d’ordre » illustre tout particulièrement cette idée. Le mot d’ordre est un objet linguistique qui ne se satisfait pas d’une analyse purement technique de la langue qui le formule. Pour en saisir les usages et les effets, il est nécessaire de tenir compte de la conjoncture dans laquelle il s’insère. En d’autre termes, un mot d’ordre n’existe pas en soi ; sa signification est toujours « en situation ». Et son énoncé a vocation a exercer une force, à transformer les rapports sociaux.

Lecercle étudie également les propositions de politiques de la langue esquissées par Lénine. Celles-ci concernent notamment, dans le cadre de la Russie de l’époque, le rapport aux mouvements indépendantistes qui veulent imposer une langue nationale pour chaque peuple de l’Empire.

Dans d’autres textes de Lénine, l'auteur fait émerger la question de la pratique discursive des militants, celle du rapport du langage à la vérité — c’est-à-dire celle de la propagande —, ou encore celle de la spécificité de la langue littéraire. Le linguiste qu’est Lecercle présente clairement ces enjeux et conduit le lecteur à envisager le langage autrement qu’un système de signes, comme une véritable pratique politique.