A travers l’histoire du quartier des Invalides, Emmanuel Pernoud revient sur les usages et conflits sociaux autour de la beauté, en particulier architecturale.

Les éditions B2, spécialisées dans l’architecture, proposent dans leur collection «  société  » le portait d’un quartier, en l’occurrence celui des Invalides, par l'historien de l’art Emmanuel Pernoud. Cet essai illustré constitue une riche réflexion sur la symbolique de cet espace, sur ce qu’il représente dans notre culture, pour ses habitants et ses visiteurs, qu’ils soient touristes ou manifestants.

C’est en effet le paradoxe de l’esplanade des Invalides : lieu de calme, apprécié de ses habitants aisés, mais aussi lieu d’émeute et de révolte, et cela depuis fort longtemps et jusqu’à récemment – avec le mouvement des Gilets jaunes et les manifestations de 2023 contre la réforme des retraites. Des manifestations parfois sévèrement réprimées.

Un effet de contraste

Existerait-il une affinité cachée entre ce lieu et l’affrontement ? Telle est l’hypothèse formulée par l’historien : «  Tout se passe comme si la forme conventionnelle de la manifestation coïncidait avec la forme du lieu : l’esplanade se prête à la dispersion, comme au combat avec les forces de l’ordre. Une continuité apparaît entre la destination initiale des esplanades, vastes places servant aux démonstrations de force comme les parades et les défilés militaires, et ces autres démonstrations de force que sont les manifestations, affrontements y compris.  »

En 2006, lors de la contestation du projet de loi autour du CPE (Contrat Première Embauche), les Invalides furent le terrain d’affrontements entre les forces de l'ordre et des étudiants et des lycéens, mais également avec des jeunes de banlieue. La forte médiatisation de ces affrontements doit se comprendre dans le contexte des émeutes de banlieue de 2005 et de la pré-campagne électorale de Nicolas Sarkozy. Emmanuel Pernoud parle d’«  effet de contraste  » entre ces jeunes en sweats à cagoules et le cossu 7e arrondissement où se situent les Invalides. Le vocabulaire des médias de l’époque assimile ainsi les premiers à des hordes de barbares mobiles. Pour l’historien, le décor joue un rôle important dans la couverture médiatique adoptée. De là découle un constat plus général, celui du «  caractère défensif, plus encore que "distinctif" – au sens de Bourdieu – des codes esthétiques.  » Autrement dit, «  la guerre sociale se joue largement dans les apparences.  »

Une beauté défensive

«  La beauté protectrice. La beauté en tant qu’elle protège – la majesté. C’est cela que diffusent les Invalides, c’est cela que l’on vient chercher auprès d’elles  », ajoute l’historien à propos de ce lieu, à la fois ensemble de musées, hôpital et centre de commandement militaire. Sa singularité serait-elle aussi liée à sa pluralité ? Quoi qu’il en soit, l’autorité de l’édifice, entouré de statues de grands chefs militaires, semble remise en cause par le désordre provoqué par la manifestation. «  Le spectre du désordre fait remonter la rémanence du château-fort dans l’immeuble de prestige. Refoulé s’échappant de l’innocente expression "pierre de taille" des annonces immobilières, le donjon médiéval se profilant sous l’argumentaire esthétique.  » Plusieurs écrivains de droite et d’extrême-droite, dont Drieu la Rochelle, vécurent d’ailleurs dans ce quartier où Pétain a aussi habité, même si le souvenir de son passage n’est plus visible.

Emmanuel Pernoud rappelle plus loin l’histoire des Invalides en 1789, prélude à la prise de la Bastille, puisque les insurgés viennent d’abord y récupérer des armes. Le portail ouvragé est alors attaqué par la foule, comme à Versailles : «  Quelques peintres du XIXe siècle le comprirent et peignirent les journées révolutionnaires comme l’affrontement du peuple et de l’ornement.  » Si certains peintres et écrivains, à l’image des frères Goncourt, estiment que ce vandalisme découle de l’absence de goût du peuple – ou de son nihilisme –, c’est qu’ils ignorent la dimension spectaculaire de l’émeute et nient surtout toute conscience de son acte à l’émeutier qui peut viser volontairement ces symboles du pouvoir.

«  L’hermétique splendeur des hôtels particuliers est une obsession de laideur et de misère qui ne s’avoue pas : son esthétique est toute entière traversée par le social  », d’où la prédilection de certains Gilets jaunes pour cibler ces résidences lors de leurs Actes. Ils remettent en cause par le désordre cet «  appareil de défense esthétique  », en s’en prennent aux anciens hôtels particuliers, organisés pour le secret avec leur bâtiment séparé par un mur et son jardin, devenus aujourd’hui ministères. Tout un symbole, comme celle de la verticalité des piédestaux des statues des grands chefs militaires qui peuplent ce même quartier, d’où les manifestants de 2018 voulaient voir tomber le Président de la République. La promenade-réflexion de l’historien de l’art s’achève sur un tout autre monument du lieu : la dalle en souvenir de la résistance à l’instauration de l’état de guerre en Pologne en 1981 et en soutien à Solidarnosc.

Beaucoup de belles photographies en noir et blanc, à commencer par celle, très réussie, de la couverture, ponctuent ce livre et donnent à voir le quartier et ses représentations. En effet, Emmanuel Pernoud analyse la presse, la littérature (en particulier des mémoires et journaux du XIXe siècle et de la première partie du XXe siècle), mais aussi des annonces immobilières. Les arts visuels ne sont pas en reste avec la peinture, le cinéma avec Eric Rohmer (L’Anglaise et le Duc), et les statues, de Rodin notamment. L’originalité du sujet et de l’approche d’Emmanuel Pernoud témoignent encore une fois de la capacité de l’historien à renouveler avec brio ses objets de recherche.