Dominique Missika revient sur la carrière du producteur juif dont le succès fut interrompu par la montée de l’antisémitisme et qui fut assassiné à Auschwitz.

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Par temps de peste, aucun livre n’est plus nécessaire que celui-ci : l’enquête minutieuse conduite par Dominique Missika fait oeuvre de vérité aussi bien que de justice en restituant sa dignité au producteur et cinéaste visionnaire Bernard Natan. Cet émigré arrivé sans un sou de Roumanie construisit les studios de tournage de la rue Francoeur et d'autres à Joinville-le-Pont, de luxueuses et vastes salles de projection, des laboratoires de tirage. Il engagea les meilleurs réalisateurs, scénaristes et techniciens. Il produisit des longs métrages avec les grandes vedettes de l’époque. A vrai dire, Natan fut un des principaux créateurs de l’industrie du cinéma français de l’entre-deux guerres.

Il avait passé sa jeunesse à Yassy, la deuxième ville de Roumanie, où naquit aussi le poète Benjamin Fondane (1898-1944). Il ne porta pas l’étoile jaune, fut arrêté par la police de Vichy, livré à la Gestapo de l'officier SS Dannecker, interné à Drancy, déporté et assassiné à Auschwitz-Birkenau en mai 1942. De Yassy venait aussi le légendaire chef d’orchestre et compositeur Sergiu Celibidache (1915-1996). Yassy où se déroula du 28 juin au 6 juillet 1941, à l’instigation du dictateur fasciste Ion Antonescu, l’atroce pogrom coûtant la vie à 12 000 Juifs, relaté par Curzio Malaparte dans Kaputt.

Une jeunesse dans la Roumanie antisémite

Nahum Tanenzaph, de son vrai nom, naît au centre de la ville où ses parents exploitent un magasin de cristallerie. Il étudie la chimie à l’université tout en s’intéressant à la photographie animée et au cinématographe. Comme en Ukraine, en Russie, en Pologne, en Lituanie et en Lettonie, l’antisémitisme règne en Roumanie, où les Juifs sont rossés dans les rues et persécutés dans les salles de cours des universités. Nahum rêve de la France, « patrie des droits de l’homme ».

Entre 1880 et 1914, les Juifs émigrent en masse aux États-Unis, en Allemagne ou en France. Comme nombre de Roumains, Tanenzaph parle un français impeccable quand il arrive à Paris en 1906. Installé à Maisons-Alfort, il trouve un emploi de laveur de films aux laboratoire Pathé-Frères, à Joinville-le-Pont, puis est engagé comme projectionniste à Paris, où il rencontre une femme qui est son aînée de cinq ans et le dépasse d’une tête. Elle se nomme Marie-Louise Chatillon. Il l’épouse le 14 décembre 1909 à la mairie du XVIIIe arrondissement.

Très rapidement, Nahum se lance dans les affaires en s’associant avec deux amis pour créer Ciné Actualité, compagnie qui assure « la fabrication et l’édition de films photographiques et le commerce des films et appareils qui les concernent ».

Le cinéma vient de naître

Charles Pathé a ouvert la salle Omnia, boulevard Montmartre, en 1906. Deux-cent-cinquante places. Fauteuils en velours rouge et lambris dorés, comme au théâtre. Puis, en 1911, Léon Gaumont construit, place Clichy, le Gaumont Palace. C’est la plus grande salle du monde, avec trois-mille-cinq-cents places. On y projette Judex, Fantômas, Les Vampires, réalisés par Louis Feuillade.

Nahum et ses associés louent un atelier à Maisons-Alfort, engagent des reporters et produisent « l’illustration animée de la semaine », qu’ils proposent de louer aux exploitants de salles. A noter que Gaumont Actualités et Pathé-Journal présentent eux aussi « le premier journal vivant de l’univers » avant la projection du film. Nahum n’impose pas à ses clients la vente de ses films au mètre, ainsi que le pratique Pathé. Il loue aux marchands forains des courts métrages « burlesques, réalistes, dramatiques, religieux, parfois érotiques », écrit Dominique Missika dans son récit très documenté et vivant. Livre qui comporte également de nombreux passages de nature romanesque, quand elle prête à Nahum des monologues, des pensées, des propos, des rêves, des dialogues inventés, qui ont le mérite de donner « à voir » au lecteur.

Les titres des films ont tout pour attirer un large public : Nos bons curés, Le petit Ménage, Le Concierge indiscret, Le Cireur boulevardier, Les Amours d’un collégien, Rêve d’une vierge, Le Masseur, La Gigolette parisienne… Nahum loue aussi des films grivois, projetés dans les innombrables maisons closes, sous-sols et arrière-salles de cafés.

En décembre 1910, peut-être objet d’une dénonciation, les trois jeunes associés sont surpris à Montmartre par la brigade des garnis en train de tourner une scène « obscène ». Les films sont saisis – plus tard détruits – et les garçons conduits, menottés, au poste de police en vertu de l’article I de la loi du 2 août 1882 qui réprime les outrages aux bonnes mœurs. Le sénateur Béranger, dit « le père la pudeur », impose une vague de pudibonderie. Nahum et ses amis ne seront pas les seuls à être arrêtés. Ses associés sont condamnés à trois mois de prison, et Nahum à quatre, pour « outrage aux bonnes mœurs », assortis pour chacun d’une amende de 10 000 francs. Il a été plus sévèrement puni parce qu’il n’est pas français. La préfecture de police envisage même son expulsion. Mais son épouse, alors enceinte, qui a adopté le prénom de Marcelle, écrit aux autorités. Elle assure que son mari a réalisé ces films contraint, quand il était employé dans une boutique de photographie. Nahum Tanenzaph conserve son titre de séjour, mais reste suspect aux yeux de la Sureté générale. Cette condamnation sera exploitée d’une manière démesurée, ignoble, par les magistrats du gouvernement de Vichy, et jouera un rôle déterminant dans sa fin tragique. Pour l’heure, Marcelle fait une fausse couche.

Rapid Film

En 1912, Marcelle et Nahum s’installent rue Ordener et fondent Rapid Film, une entreprise comportant six ateliers où ils réalisent des « travaux cinématographiques » : développement, tirage, titres. Ciné-Gazette succède à Ciné-Actualité et présente « La vie par l’image animée » :

« La vogue des premiers bains de mer, des revues de music-hall de la capitale, les premiers exploits aéronautiques, les courses automobiles, et parfois aussi des échos des catastrophes ou des guerres. Uniquement des documents authentiques, à la différence de ses concurrents qui ne se gênent pas pour reconstituer des scènes après coup pour les filmer. »

Nahum se fait désormais appeler Bernard Natan. Il fait de la publicité dans la presse professionnelle ; les exploitants projettent volontiers ses films.

La Grande Guerre

Le 27 août 1914, Natan, qui est encore légalement Nahum Tanenzaph, s’engage dans la Légion étrangère. Joseph Kessel, Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire ont fait de même. Nahum est affecté comme chauffeur au 19e escadron du train des équipages militaires. Lors de la bataille de la Marne et dans les combats en Champagne, il conduit les camions de soldats qui arrivent sur le front, les ravitaille en munitions et en nourriture. Il évacue également les blessés sous les obus et les bombardements de l’aviation allemande. Intoxiqué par le gaz en 1916 à Prunay, il est cité deux fois à l’ordre du 97e régiment par le général Bizot. Hospitalisé pendant plusieurs mois, il est affecté ensuite au parc automobile de Versailles, à l’usage du préfet de la Seine, puis enfin muté à la section cinématographique de l’Armée pour contrer la propagande allemande. Lors de sa démobilisation le 11 octobre 1918, le sergent Tanenzaph est décoré de la croix de guerre avec palme. Il forme un recours devant la cour d’appel de Paris pour demander sa réhabilitation, qu’il obtient en 1919. La guerre, momentanément du moins, a effacé sa condamnation. Il se voit en outre accorder la nationalité française.

En 1927, Nahum qui dit se nommer Théodore Natan, enregistre sa société, Les Productions Natan. Il est élu membre du Comité directeur et trésorier de la Chambre syndicale de la cinématographie. John Maxwell, Sydney Garrett, Henri Diamant-Berger et Armand Handjian apportent des fonds. Natan produit La Châtelaine du Liban, Mon cœur au ralenti, Phi-Phi, La Madone des sleepings.

Natan, producteur, voudrait égaler ceux de Hollywood, où d’autres Juifs émigrés ont fondé la Warner et la Metro-Goldwyn-Mayer. La UFA, à Berlin, l’impressionne aussi. Au pied de Montmartre, il achète des locaux au coin de la rue Bergerac et de la rue Francœur où il implante des studios et des laboratoires. Il les agrandit en achetant les immeubles de la rue de Bergerac. Il déclare au magazine La Cinématographie française :

« Lorsqu’un metteur en scène vient me trouver, je lui fournis tout le film vierge dont il a besoin, des opérateurs, s’il n’en a pas d’attitrés, je lui fais le développement, le tirage, le titrage de son film, etc. En un mot, il est déchargé du soin et des frais de toute la partie matérielle de son œuvre. »

Bernard Natan lance une superproduction, La Vie merveilleuse de Jeanne d’Arc, fille de Lorraine. Des milliers de jeunes filles « brunes et sachant monter à cheval », envoient leur photo au jury composé d’écrivains et de cinéastes. Certaines tournent un bout d’essai. Le film sera réalisé par Marco de Gastyne en décors naturels, avec figurants et des chevaux recrutés auprès de l’armée. Après ce film et jusqu’en 1935, Natan ne rencontre que le succès.

La Gloire

Charles Pathé, comme Natan parti de rien, a construit un empire. Contrairement à ce dernier, il ne croit pas au succès du cinéma parlant. Les studios américains qui apportent en France des films parlants, tournés avec des stars, lui font une rude concurrence. Ils construisent des studios à Saint-Maurice, tandis que les Allemands en créent à Épinay, où René Clair tourne son premier film sonore, Sous les toits de Paris. Après de longues hésitations, Charles Pathé cède aux instances de Natan qui souhaitait s’associer avec lui. Il a dû contracter de gros emprunts à deux banquiers et payer une importante commission à l’intermédiaire.

Au début des Années trente, l’ascension de Natan semble irrésistible. Il ouvre le Bureau du film français à New York sur la Cinquième Avenue, dans le Rockefeller Center. Sur le modèle américain, il engage des vedettes en exclusivité : Charles Vanel, Gaby Morlay, Jean Gabin, Renée Saint-Cyr. Il choisit les meilleurs réalisateurs : Raymond Bernard, Jean Grémillon, Marco de Gastyne, Maurice Tourneur. La « Cité industrielle du film » à Joinville, qui comporte huit salles de montage, tourne à plein régime. La revue La Critique cinématographique lui consacre un numéro spécial en 1930.

Suprême bonheur, Marcelle met au monde deux filles jumelles. La famille vit luxueusement. En plus de leur hôtel particulier de la rue Caulaincourt, Natan acquiert un manoir du XVIIe siècle en Sologne, dans lequel il organise des fêtes somptueuses. Puis il fait construire par l’architecte Léon David une villa de style Arts déco à Carqueiranne, près de Hyères, et enfin la « Villa Rose » à Ploudalmézeau, dans le Finistère. Une même clef ouvre la porte de toutes ses propriétés.

Avec Roland Dorgelès

Natan produit l’adaptation du roman de Roland Dorgelès Les Croix de bois, qui avait raté de peu le Goncourt face à A l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Le scénario est écrit par Dorgelès en collaboration avec le metteur Raymond Bernard. Cinq-cents figurants participent au tournage qui se déroule non loin du fort de la Pompelles, où eurent lieu de grandes batailles. Une projection spéciale est dédiée aux anciens combattants du régiment de Dorgelès. Au mot « Fin », tous s’écrient : « C’était cela ! ».

La projection de gala est organisée au Moulin-Rouge, à laquelle assistent Paul Doumer, président de la République, des ministres, députés, sénateurs et ambassadeurs, ainsi que le Tout-Paris des arts et des lettres.

Le film est ensuite diffusé en Belgique, en présence du roi des Belges. Natan offre un somptueux déjeuner aux journalistes belges et aux vedettes de Pathé-Natan : Victor Francen, Pierre Blanchar, Charles Vanel, ainsi que Marie Marquet, sociétaire de la Comédie française. Le film est même projeté en Allemagne le 8 mai 1932. Mais, en 1933, les nazis arrivés au pouvoir l’interdiront.

Plus de soixante-dix films sortiront des studios Pathé-Natan entre 1930 et 1935.

Le crash de 1929 atteint la France

La crise économique provoque la faillite de nombreuses compagnies, les banques se désengagent. Paramount ferme ses studios de Saint-Maurice après des pertes de 8 millions ; Gaumont est liquidé avec un passif de 100 millions. L’action Pathé chute, mais Natan continue pendant un temps de faire des bénéfices avec les soixante-deux salles modernes qu’il a fait construire. Cependant, les banquiers auxquels il a emprunté se retrouvent aussi en difficulté. Pour faire face à ses créanciers, Natan réalise une augmentation de capital, émet des obligations qui ne rapportent que la moitié de la somme espérée. Les dettes deviennent impossibles à rembourser.

Naguère adulé, Natan devient suspect. La presse financière organise une campagne de déstabilisation. En 1931, le parquet financier ouvre une information à son encontre. On cherche à éjecter Bernard Natan. Des manœuvres contre lui sont ourdies de toutes parts. Malgré tout, ce dernier prépare l’avant-première des Misérables au Marignan-Pathé sur les Champs-Élysées, le 3 février 1934. La salle est pleine, le film est un succès. On sabre le champagne.

Trois jours plus tard, Paul Morand publie une satire, France la Doulce, dans laquelle il accuse « les étrangers » d’envahir « le cinéma national » : « Des pirates naturalisés qui se sont frayé un chemin parmi l’obscurité de l’Europe centrale et du Levant jusqu’aux lumières des Champs-Élysées ».

De même, Simenon : « Le premier Hongrois ou Transylvanien qui eut l’idée d’un film s’intitule bien entendu directeur de la production aux appointements de vingt à trente mille franc par mois sans compter les bénéfices. »

Dans les pages de Candide, on peut lire : « M. Natan de Jassy et d’autres lieux, tient dans sa blanche menotte les studios de Joinville, soixante-dix salles de cinéma à Paris et en banlieue, des circuits en province, les meilleurs comédiens, les meilleurs metteurs en scène, une station TSF (la Radio-Vitus), un journal filmé, le Pathé-Journal, dont l’action est immense et inéluctable, qui peut soutenir ou combattre des hommes et des partis, des vues politiques ou sociales, françaises ou non françaises. » Natan est devenu « un métèque ».

Natan : « Microbe juif »

Dans la presse, Natan en grande difficultés de trésorerie est traité d’escroc, de « microbe juif ». Robert Dirler, un type louche qui le poursuit de sa haine, déclare : « C’est à l’homme que j’en veux ! Je le chasserai du cinéma français, lui et son état-major moldo-slovaque et turc. » Formule bizarre, mais tenace : Robert Kanters, une dizaine d’années plus tard, l'emploira à son tour lorsqu'il dira au cours d’une émission littéraire que Romain Gary, à qui on venait de décerner le prix Goncourt pour Les Racines du ciel, écrivait « en moldo-valaque ». Gary lui foutra son poing dans la gueule devant tout le monde, chez Lipp.

En 1934 éclate l’affaire Alexandre Stavisky, coupable d’escroquerie. L’extrême droite « bouffe » naturellement du Juif « apatride », tandis que l’extrême gauche vilipende le capitalisme. Les studios de cinéma tournent au ralenti. Dominique Missika écrit : « La France serait envahie par une nuée "de producteurs balkaniques, bien intentionnés certes, si cela veut dire que leurs intentions étaient de produire sur notre sol pour en tirer des profits personnels". »

En 1935, le tribunal de commerce de la Seine nomme des experts pour examiner les comptes de la société Pathé-Natan. Léon Bailby insulte « le juif escroc Tanenzaph ». Juvénal, un hebdomadaire pamphlétaire, écrit que naguère on espérait les invitations de Natan : « Rien de plus répugnant que la ruée des feuilles à grand tirage s’acharnant sur celui dont, il n’y a pas si longtemps, elles se disputaient les budgets de publicité. » Les studios de la rue Francœur sont perquisitionnés le 18 avril 1935.

Natan ne parviendra pas à redresser la situation. Charles Pathé, son ancien associé, n’a rien fait pour le secourir. Bien au contraire, il l’enfonce en se prétendant sa victime. Le 23 juillet 1936, la faillite de Pathé-Cinéma est confirmée par la cour d’appel. Natan est limogé. La liquidation judiciaire touche toutes ses sociétés. En réalité, les studios Pathé-Natan ne se portent pas si mal puisqu’on continue de tourner rue Francœur et à Joinville.

En France, l’atmosphère est empoisonnée. Roger Salengro, ministre de l’Intérieur de Léon Blum, accusé d’avoir déserté pendant la Première Guerre mondiale, se suicide par le gaz le 17 novembre 1936. Charles Maurras écrit dans L’Action française : « Léon Blum ? Un homme à fusiller dans le dos ». En 1938, Natan est entendu par le juge Ledoux, ainsi que ses banquiers. Il monte une transaction dangereuse d’un montant de 7 millions de francs pour tenter de maintenir sa banque à flot.

La chute

Le 20 décembre 1938, Bernard Natan est arrêté comme un voleur dans son hôtel particulier de la rue Caulaincourt et emmené en « panier à salade » à la prison de la Santé. Il gèle dans les cellules. « Après l’arrestation de Natan, la presse se déchaîne contre lui », écrit Dominique Missika. Il ne retrouvera jamais la liberté.

Les demandes de remise en liberté de Bernard Natan sont systématiquement rejetées. L’audience est fixée au 5 mai 1939. Le 12 mai 1939, seul Roland Dorgelès, membre de l’académie Goncourt, vient témoigner à la barre en sa faveur. Le réquisitoire du substitut Étienne Baur est venimeux : « Un margoulin de l’espèce la plus vulgaire dont la carrière, commencée dans l’ordure, s’achève aujourd’hui dans le scandale et la honte ». Le 2 juin, Natan est condamné à quatre ans de prison.

Écroué à Fresne, Bernard Natan travaille à la bibliothèque. Quand la guerre éclate le 2 septembre 1939, il écrit au directeur de la prison pour demander à s’engager dans l’armée française. « Je suis très bon électricien, je connais très bien la vitrerie, et par mon industrie, je suis technicien de la photo et du cinéma », écrit-il tragiquement. On ne lui permet pas de s’engager, alors qu’ancien combattant, il a été décoré de la Croix de guerre.

Pétain signe l’armistice le 17 juin 1940. La Ligne de démarcation divise la France en deux. La haine des Juifs devient un antisémitisme d’État sous le gouvernement de Vichy, avec la promulgation de la loi « portant statut sur les Juifs » du 3 octobre 1940. Les Juifs, devenus des parias, sont exclus de la société. Ils n’ont plus le droit de posséder une voiture, un vélo, un poste de radio, de fréquenter les cafés, les restaurants, les salles de spectacles, les squares : « Interdit aux chiens et aux Juifs », peut-on lire à l’entrée. Ils n’ont plus le droit de travailler. Ils sont exclus des théâtres, des maisons d’édition et de l’industrie cinématographique. Le couvre-feu leur est imposé à partir de vingt heures. Les Juifs de l’ancien département de la Seine sont recensés dans le « fichier Tulard », leur carte d’identité porte la mention « Juif », en lettres rouges.

Créé en mars 1941, le Commissariat aux questions juives organisera la liquidation des biens juifs, désignera les administrateurs-séquestres et contrôlera leur activité. Bernard Natan est inscrit au fichier du recensement des Juifs. La salle Marignan-Pathé que Natan a construite sur les Champs-Élysées est transformée en Soldaten-Kino.

Natan est jugé en appel le 30 mai 1941. On le filme dans son box, le 4 juillet 1941. On peut lire dans Le Petit Parisien : « Il a le teint fangeux qui annonce toutes les dégradations. » Et dans La France au travail : « Son linge est aussi sale que son âme, le front part de l’occiput et suit une pente insensible jusqu’à la racine d’un long nez mince et bossu qui n’en finit pas de vous tendre un rien de moustache roussie, posé sur une pauvre bouche étroite et décharnée. »

La dégradation

Au mois de septembre 1941, l’Exposition « Le Juif et la France » ouvre ses portes en grande pompe au Palais Berlitz. Sur un grand panneau de photos intitulé « Les Juifs maîtres du cinéma français », on peut reconnaître le visage de Bernard Natan, qui subit depuis trois ans des conditions de détentions lamentables. On explique au public comment reconnaître « la race juive » : ils ont « des oreilles larges, massives, décollées, une bouche charnue, des lèvres épaisses, la lèvre inférieure débordante, un nez fortement convexe, mou et à larges ailes, des traits mous ».

Le 11 mars 1942, Jacques Donnedieu de Vabres, rapporteur au Conseil d’État, signe le décret de déchéance de la nationalité française de Bernard Natan. L’annonce paraît dans Journal Officiel le 27 mars 1942. A partir de ce même mois de mars 1942, les détenus juifs de Fresnes et de la Santé sont conduits au camp de Drancy. Jamais Marcelle, qui met à l’abri ses deux filles en Bretagne, n’abandonnera son mari. Chaque fois qu’elle en obtiendra l’autorisation, elle se rendra au parloir pour apporter à Bernard du linge propre et de la nourriture. Lui parler de ses filles.

Ne se faisant aucune illusion sur son destin, il écrit une lettre d’adieu à ses filles Zouzou et Bécoto (Betty et Marie-Louise). « Jamais dans la vie vous [ne] rencontrerez un être qui vous aime autant qu’elle, et qui désire autant que vous pensiez que votre petite maman est votre seule et meilleure amie à qui l’on raconte tout, ses peines et aussi ses joies. »

En mai 1942, le port de l’étoile jaune sur le manteau ou le veston sera obligatoire à partir de six ans. La grande rafle des Juifs à Paris, opérée par la police française, se déroulera les 16 et 17 juillet 1942. Les réalisateurs Marcel L’Herbier et Claude Autant-Lara se réjouissent des lois antijuives : « Enfin des conditions agréables de travail maintenant que les Juifs et les étrangers sont mis à l’index ».

Auschwitz-Birkenau

Les Juifs ayant purgé leur peine sont livrés aux autorités allemandes. Officiellement libérés, ils sont conduits à Drancy. Le 28 août 1942, Bernard Natan est redevenu Nataniel Tanenzaph. Le 21 septembre 1942, il écrit sa dernière lettre.

« Ma maman chérie,
Seulement quelques lignes, le courrier n’a rien pour moi, mais je sais que tu m’as écrit car la dernière lettre que j’ai reçue est de jeudi, donc il est possible que demain je reçoive deux lettres.
Maman chérie, je n’écrirai pas demain car la lettre te parviendra on ne sait quand.
Espoir et confiance parce que c’est la consigne, quoique d’après ce qu’on m’a raconté, les circonstances semblent de plus en plus pénibles.
Mais confiance et calme, le Bon Dieu nous aidera.
Toi et les poupées, de tout cœur je vous embrasse bien fort
. »

Le mercredi 23 septembre, il monte avec vingt-sept Juifs dans un camion qui les emmène à Drancy. Natan y a été amené « par la 5e section selon l’ordre des autorités allemandes ». Drancy est placé sous la direction du SS Dannecker. Quarante-huit heures plus tard, Bernard Natan se retrouve dans un convoi, composé de wagons à bestiaux. Il emporte mille-quatre-cents personnes à Auschwitz-Birkenau. Les personnes âgées, les mères et les enfants sont gazés dans les heures qui suivent leur arrivée. Seuls entrent dans le camp ceux qui peuvent travailler.

Marcelle reçoit les « documents réglementaires établissant sa qualité d’aryenne ». Ses filles n'en seront pas moins traitées de « petites Juives » par les voisins en Bretagne, lorsqu’elles rentrent de l’école. Revenue à Paris, Marcelle trouve une lettre dans sa boîte. Elle est écrite de la main de Natan, cela la rassure. Elle ignore que son mari l’a écrite sous la contrainte, sur l’ordre des SS, afin de tromper celle qui à qui elle a été envoyée. Natan sera finalement assassiné à Birkenau.

Le frère de Bernard Natan, Samuel Tanenzaph dit Émile Natan, après avoir été détenu au camp de la Gestapo de Miranda de Ebro, rejoint les Forces françaises libres en 1943.

L'héritage et la mémoire

Après la dépossession et l'élimination de Bernard Natan, de nouveaux experts mandatés par Vichy se penchent sur les comptes de la société Pathé et concluent que les actifs sont supérieurs au passif. Des sociétés comme le groupe Péchiney, Thomson-Houston, la Compagnie des compteurs, la Lyonnaise des eaux, le groupe Georges Descours prennent possession de Pathé. Les studios Francœur tournent à plein régime et produisent 16 films entre 1943 et 1944. Pour n’en citer que quelques-uns : Pontcarral, colonel d’Empire, Monsieur des Lourdines, Falbalas, Les Enfants du paradis.

Jamais, pourtant, Marcelle ne retrouvera ses biens placés sous séquestre. Elle devra attendre 1948 pour recevoir le certificat attestant la déportation de son mari. L'injustice se maintient aussi dans la réputation : dans toutes les Histoires du Cinéma, y compris celle du communiste Georges Sadoul, sont colportées des accusations fallacieuses. Bernard Natan sera systématiquement traîné dans la boue. Avant Dominique Missika, il ne se sera trouvé personne pour le réhabiliter. L’œuvre même de Natan aurait été effacée sans la détermination de ses petits-enfants.

« En juin 1998, avec l’aide de l’association Les Indépendants du 1er siècle, une journée-manifeste se tient au Cinéma des cinéastes, avenue de Clichy ». Les deux filles de Bernard Natan sont là. Serge Klarsfeld prend la parole. Il évoque l’histoire de son oncle Henry Klarsfeld, lui aussi venu de Roumanie, devenu cinéaste, président de la Paramount et un des meilleurs amis de Natan.

En 2005, sur le Mur des Noms au Mémorial de la Shoah, on peut trouver celui de Natan Tanenzaph et de sa sœur Marie. En 2013, Serge Klarsfeld inaugure une plaque commémorative en l’honneur de Bernard Natan dans la cour de la Fémis (l’École Nationale de cinéma), installée depuis 1996 dans les studios de la rue Francœur. Sur la plaque, on peut lire :

« Bernard Natan crée ici, autour de sa société Rapid Film en 1920, les célèbres studios Francœur. Il unit le siège de Pathé-Natan, premier groupe cinématographique des années trente. Bernard Natan meurt en octobre 1942 à Auschwitz-Birkenau ».