Les éditions Fario publient un volume passionnant recueillant les écrits de jeunesse de Günther Anders dans lesquels ce dernier esquisse les grandes lignes d'une anthropologie philosophique.

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La multiplication des traductions en français des essais de Günther Anders (1902-1992) depuis plus de vingt ans le confirme : l’intérêt pour le philosophe allemand est bien plus et tout autre chose qu’une simple mode. Günther Anders s’est imposé depuis le début des années 2000 comme l’interlocuteur obligé de tous ceux qui s’efforcent de penser l’époque actuelle, que ce soit en liaison avec la crise écologique, la course aux armements, l’usage des techniques ou toute autre menace qui pèse lourdement sur l’avenir de l’humanité.

Günther Anders – de son vrai nom, Günther Stern – apparaît sous les traits du prophète (qu’il a d’ailleurs théorisés), à ce titre plus actuel que jamais, en raison non seulement de l’étonnante modernité de ses sujets de réflexion, mais encore de son style inimitable, à mille lieues des normes disciplinaires des universités, qui donne à ses textes une facture presque littéraire. Anders signifiant « autrement », en allemand, il faut reconnaître que le pseudonyme est bien choisi tant il est vrai que ce penseur aura, sa vie durant, fait tout autrement que les autres.

Mais, comme le disait justement Pierre-François Moreau au seuil du volume d’études collectives qui lui ont été consacrées récemment   , si l’on tient à dire que l’on fera quelque chose autrement, c’est que l’on a déjà quelque chose à faire en commun, à l’occasion de quoi l’on prendra ses distances avec l’approche des autres. De là l’immense importance qu’il y a à connaître le parcours intellectuel de Günther Anders depuis ses tout débuts (ses années de formation, ses rencontres philosophiques décisives, les noms des professeurs qui l’ont marqué, les séminaires auxquels il a assisté et, bien sûr, ses premiers écrits) pour mieux réussir à saisir son irréductible différence.

C’est à cette connaissance approfondie de la pensée d’Anders que les éditions Fario – éditeur officiel, pour ainsi dire, d’Anders en France – viennent d’apporter une contribution inestimable en réunissant dans un volume de plus de 400 pages ses écrits de jeunesse, lequel est une traduction du volume Die Weltfremdheit des Menschen. Schriften zur philosophischen Anthropologie édité pour le compte des éditions C. H. Beck par Henrike Gätjens et Christian Dries en 2018.

Cinquante ans de réflexion anthropologique

Le volume rassemble des écrits sur l’anthropologie philosophique, issus du fonds Günther Anders, et des textes déjà publiés sous le titre de « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté. Essai sur la non-identification », dont, curieusement, il ne reste plus que les traductions françaises d’Emmanuel Lévinas et de Paul Stephanopoli parues dans la revue Recherches philosophiques au milieu des années 1930.

La première partie de cette édition, intitulée « L’humain étranger au monde », est centrée sur le texte fondateur de l’anthropologie philosophique d’Anders, à savoir la conférence de 1930 « Die Wetlfremdheit des Menschen », et sur les deux articles susmentionnés dans lesquels il a prolongé cette conférence lors de son exil parisien.

La deuxième partie, intitulée « Travaux préparatoires », donne à lire les principaux textes antérieurs à la conférence de 1930 dans lesquels on voit Anders se chercher lui-même et tester ses premières idées. Dans la masse des textes disponibles, quatre, datant des années 1927, 1928 et 1929, ont été retenus : l’un dont la question directrice tourne autour de l’instinct ; le second – qu’Edouard Jolly a contribué à faire connaître dans sa belle monographie parue en 2019   – portant sur les « positions sommeil/veille » ; le troisième sur le rapport entre la situation et la connaissance ; le quatrième qui jette les bases d’une philosophie de l’humain et annonce plus précisément la conférence de 1930.

La troisième partie, intitulée « Mélanges d’écrits anthropologiques », contient des ébauches et des textes postérieurs à la conférence et aux articles, ébauches qui témoignent de l’intérêt persistant d’Anders pour l’anthropologie philosophique. Ce n’est pas le moindre atout de ce volume que de documenter cet intérêt continu, mais encore d’éclairer le lien entre sa première philosophie et son projet ultérieur d’une « anthropologie philosophique à l’ère de la technocratie » – projet qui, à l’époque de l’« obsolescence de l’homme », a pour signification l’« obsolescence de l’anthropologie philosophique ».

Afin de mieux mettre en lumière ce lien, les éditeurs de L’Humain étranger au monde ont choisi d’ajouter à l’édition allemande le chapitre du tome 2 de L’Obsolescence de l’homme qui porte précisément sur l’obsolescence de notre anthropologie philosophique positive datant de 1979. Cette partie s’achève par une de ces fantaisies dont Anders était coutumier : une fausse interview de lui-même par un journaliste américain qui traite de l’inconséquence qu’il y a à vouloir sauver l’humain alors que l’on sait que rien ne le distingue, espèce à côté des autres espèces dans une nature une.

Entre phénoménologie et anthropologie

Günther Anders débuta ses études de philosophie à Hambourg en 1920 avant de se rendre à Munich puis à Berlin, pour un semestre à chaque fois. Il eut ainsi l’occasion de suivre les cours de quelques-unes des figures les plus remarquables du monde universitaire de l’époque : Ernst Cassirer (1874-1945), Heinrich Wölfflin (1864-1945) et Moritz Geiger (1880-1937), puis Wolfgang Köhler (1887-1967), Max Wertheimer (1880-1943) et, enfin, Eduard Spranger (1882-1963).

Mais dans l’Allemagne des années 1920, le centre philosophique le plus attractif de tout le pays est incontestablement Fribourg, où Anders posera ses valises dès 1923. C’est là qu’il assistera aux cours de Husserl (1859-1938) et de Heidegger (1889-1976). C’est encore sous la direction du premier qu’il rédigera sa thèse de doctorat, Die Rolle der Situationskategorie bei den « logischen Sätzen », en 1924.

Devenu docteur, il se verra proposer par Husserl de devenir son secrétaire – proposition qu’il déclinera pour rejoindre Heidegger à Marbourg, en 1925. Il y suivra assidûment les enseignements de ce dernier, en compagnie d’Arendt, Gadamer, Jonas, Löwith et Marcuse, et en tombant, tout comme eux, sous le charme irrésistible du professeur, ainsi qu’il le confiera encore cinquante ans plus tard :

« Ce qui m’a fasciné – c’est probablement le cas pour Marcuse aussi – et qui restera sans aucun doute de Heidegger, c’est la percée qu’il semble avoir réussie, plus de deux mille ans après, non seulement en direction de la métaphysique, mais aussi de l’ontologie. Effectivement – là, vous avez parfaitement raison – je suis tombé pendant trois, quatre ans sous l’emprise de son spell [charme] démoniaque »   .

En 1926, il deviendra l’assistant de Max Scheler – rencontre cruciale qui jouera un rôle décisif dans l’intérêt qu’Anders nourrira pendant plusieurs décennies pour l’anthropologie philosophique.

Les premières publications

La naissance du courant anthropologique en Allemagne coïncide étonnamment avec les années de formation de Günther Anders. Les principaux représentants de cette nouvelle orientation philosophique sont alors Max Scheler (1874-1928), Helmuth Plessner (1892-1985) et Arnold Gehlen (1904-1976). Pour le dire en quelques mots, cette entreprise vise à répondre à la question traditionnelle de toute anthropologie, à savoir comment les hommes sont devenus humains, comment ils se sont différenciés des autres animaux. Mais sa nouveauté tient à ce qu’elle tente d'y répondre en s’appuyant sur des connaissances empiriques empruntées aux sciences du vivant (biologie, éthologie, paléontologie, etc.). Au cœur de l’anthropologie philosophique se trouve la description d’un devenir, d’un mouvement, d’une advenue de l’essence humaine à travers la nature.

La première publication d’Anders se réclame déjà clairement de cette nouvelle orientation philosophique. Über das Haben. Sieben Kapitel zur Ontologie der Erkenntnis (Sur l’avoir. Sept chapitres pour une ontologie de la connaissance), qui paraît en 1928, est un recueil d’essais portant sur le thème de l’authenticité, sur la distinction phénoménologique entre protention et potentialité, et quelques autres sujets. L’intérêt particulier que présentent ces analyses dans le contexte de l’Allemagne de la fin des années 1920 est qu’Anders s’y efforce manifestement, à la suite de Scheler, de donner à la phénoménologie un fondement « anthropologique » d’un genre nouveau.

Dans l’article « Sur l’avoir », qui donne son titre au recueil, Anders considère ainsi « l’avoir » comme une « dimension spécifique » de l’existence humaine, irréductible aussi bien aux analyses de l’égologie transcendantale de Husserl qu’à l’analytique existentiale du Dasein de Heidegger. La catégorie de l’avoir est alors conçue comme constituant la différence spécifique de l’humain. L’humain est l’animal qui peut « avoir » : un corps, des objets, etc. – avoir un monde, en somme, comme le dit pertinemment Laurent Perreau   .

C’est dans le prolongement de ces toutes premières tentatives philosophiques (dont la traduction en français ne saurait tarder) qu’il faut lire la conférence de 1930 sur « L’humain étranger au monde » et les deux articles « Une interprétation de l’a posteriori » et « Pathologie de la liberté », parus dans la revue Recherches philosophiques d’Alexandre Koyré.

L’homme est dans le monde, dit en substance Anders, à la manière d’un étranger, comme ne peuvent jamais l’être les animaux. L’animal est tellement intégré à son monde que ce dernier lui est donné de « manière a priori ». Guidé par ses besoins, l’animal s’oriente à l’aide de son « savoir instinctif » dans un monde où il trouve tout ce qui est nécessaire à sa satisfaction. L’expérience et tout savoir a posteriori ne lui sont d’aucune utilité. La demande de l’animal est toujours déjà comblée par l’offre de la nature. Par opposition à lui, l’humain est moins intégré à son environnement, et il jouit par conséquent d’une forme d’indépendance relative.

Comme l’écrit Christophe David dans un bel article sur le rapport d’Anders à l‘anthropologie philosophique   , l’humain est dans un rapport « partagé » avec le monde :

« d’un côté, en tant qu’être naturel incarné, il fait partie du monde ; de l’autre, le besoin qu’il a de l’expérience montre qu’il lui est également étranger, qu’il en est également exclu. La spécificité du rapport de l’homme au monde tient en fait à ce qu’il est avec lui dans un rapport d’inhérence distancée. »

C’est dans ce rapport d’inhérence distancée qu’il convient, selon Anders, de localiser l’origine de la liberté : « Le point de départ du problème de la liberté est dans le fait que l’homme, étranger au monde, est détaché de lui et livré à lui-même. »

Par où l’on voit déjà que la réflexion d’Anders, dès l’époque où il travaille à l’élaboration d’une anthropologie philosophique, dépasse de beaucoup le cadre strict de l’anthropologie pour se hisser au niveau d’une méditation métaphysique sur la liberté. S’il est sans doute exagéré de chercher dans ces textes de jeunesse le penseur de la maturité, il est au moins un trait qui ne trompe pas : à savoir, que l’auteur de ces essais déjà remarquables ne tardera pas à explorer d’autres horizons et à trouver une voie qui lui est propre.