Phénomènes globaux et connectés, les révolutions apparaissent comme un mouvement récurrent de l'histoire. C'est notamment sur ces connexions que reviennent un collectif de chercheuses et chercheurs.

A la fin des années 1970, l’historien François Furet appelait à terminer la Révolution et à en faire un « objet froid ». L’objet révolutionnaire constitue un jalon majeur de l’histoire européenne, pour les découpages chronologiques qui en découlent mais aussi par le côté exceptionnel qui lui a longtemps été conféré, ceci expliquant en partie les querelles historiographiques opposant Alphonse Aulard à Albert Mathiez ou Albert Soboul à François Furet. Les éditions La Découverte proposent en cette rentrée un important projet qui traverse les siècles et les continents pour souligner la « banalité » du phénomène révolutionnaire depuis le XVIIIe siècle, mais peut-être encore plus au cours du second XXe siècle.

Tout en soulignant l’importance des « grandes révolutions » française, américaine, russe ou chinoise, les auteurs provincialisent avec rigueur le phénomène révolutionnaire pour en saisir toute sa complexité. L’historienne Eugénia Palieraki et l’historien Quentin Deluermoz, qui ont codirigé ce livre avec Ludivine Bantigny, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre, nous présentent quelques-unes de leurs pistes de réflexion.

Nonfiction.fr : Vous êtes réciproquement spécialistes des gauches latino-américaines et de l’Europe du XIXe siècle, la révolution est donc au cœur de vos recherches. Néanmoins, pour ce projet vous avez dû couvrir ce concept depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’à la mondialisation et aux « printemps arabes », puis de la Chine au Mexique, en passant par l’Iran et l’Europe. Quelle était votre définition de la Révolution avant d’entreprendre ce projet et a-t-elle évolué depuis ?

Eugénia Palieraki : Avant ma participation à l'expérience collective d'édition et, plus ponctuellement, de co-écriture d'Une histoire globale des révolutions (HGR), j'ai mené des recherches sur l'histoire du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) dans le Chili des années 1960-1970 et j'ai participé à l'écriture de livres collectifs sur l'histoire des révolutions comme L'Amérique latine embrasée. Deux siècles de révolutions et de contre-révolutions co-écrit avec Clément Thibaud (Armand Colin, 2023).

Les travaux auxquels j'ai participé avant HGR s'inspiraient des approches processuelles en sociologie politique et étaient en dialogue avec les publications des co-éditeurs/trice de HGR. C'étaient ces inspirations et lectures qui m'ont incitée à opter pour une définition flexible et ad hoc qui prenait comme point de départ une définition a minima proche de celle que l'on a adoptée dans HGR (mouvement populaire, qui renverse les pouvoirs établis et qui vise à subvertir les rapports de domination). L'objectif était d'éviter de transformer la définition du mot révolution en une chemise de force, qui exclurait du champ d'étude les expériences moins adaptées à une définition canonique.

En parallèle, à l'instar de la sociologie des crises politiques, je souhaitais éviter de juger le caractère révolutionnaire d'une expérience à partir de son issue finale, de son « succès » ou de son « échec ». Ainsi, dans L'Amérique latine embrasée, la définition « flexible » du mot révolution a permis d'aborder à la fois des situations révolutionnaires sans issue révolutionnaire – comme l'Unité Populaire de Salvador Allende dans le Chili de 1970-1973 – et des révolutions qui débouchaient sur un changement radical et durable des structures politiques et socio-économiques – comme les Révolutions mexicaine et cubaine.

Une histoire globale des révolutions partage ces mêmes inspirations théoriques et adopte la même démarche. S'il y a des continuités et des points communs avec mes précédents projets, ma participation à HGR m'a permis d'aller bien plus loin dans ma réflexion. Et ce, tout d'abord, en ce qui concerne la chronologie. Jusqu'à ma participation à ce livre collectif, ma vision était celle d'une historienne contemporanéiste : pour moi, l'objet révolution n'avait pas de sens en dehors et en amont de l'époque contemporaine. Me voici revenue de cette certitude, les chapitres portant sur les révolutions avant l'ère des révolutions m'ayant révélé combien il était nécessaire de repenser l'histoire des révolutions à des époques autres que la contemporaine.

En second lieu, la diversité géographique des cas examinés dans HGR a non seulement confirmé ce que nous avions déjà constaté avec mes collègues latino-américanistes – la diversité des définitions du mot adoptées par les acteurs des révolutions –, mais a aussi montré combien la définition du changement révolutionnaire dépend du contexte historique et culturel et des acteurs qui pensent, disent et/ou font la révolution.

Enfin, la réflexion que nous menons sur la longue durée a permis de révéler à la fois la permanence de la révolution – « la révolution est installée dans l'histoire », concluons-nous – et la redéfinition en cours de cette notion centrale de la modernité politique, cette re-sémantisation étant probablement concomitante de la crise actuelle du projet moderniste. Les mouvements révolutionnaires récents, à la fois très connectés et très ancrés dans des dynamiques locales, parmi lesquels le féminisme occupe une place centrale, privilégient la constitution du collectif révolutionnaire selon des principes égalitaires et démocratiques à la conquête de l'État, ce dernier projet perdant la centralité qu'il avait au XXe siècle.

Quentin Deluermoz : Pour ma part, l’angle de départ est un peu différent. Je suis surtout un historien des ordres et des désordres de l’Europe du XIXe siècle. A partir d’approches diverses (histoire sociale et culturelle, jeux d’échelle, croisement disciplinaire, analyse contrefactuelle), et en m’appuyant sur plusieurs terrains associés à la « modernité » (la police, la ville, l’Etat-nation, les cultures sensibles… et les révolutions), mon travail consiste à essayer de penser sous de nouveaux angles la « grande transformation » de ce siècle, dont on a longtemps dit, précisément, que l’Europe était le siège ou le centre unique.

Mon ouvrage précédent sur la Commune de Paris (Commune(s) 1870-1871, une traversée des Mondes au XIXe siècle) avait ainsi tenté de croiser une étude dense « au ras du sol » de l’évènement et des perspectives globales et de très longue durée. Mais il est presque impossible de mener seul ce type d’analyse. L’Histoire globale des révolutions m’a permis à titre personnel, et grâce à l’équipe coordinatrice que je tiens ici à remercier, de systématiser cet effort. Il n’a pas été mené de manière exhaustive – c’est inenvisageable – mais il a permis de modifier, en ce qui me concerne, les coordonnées implicites de l’expérience révolutionnaire.

La définition que j’avais adoptée des révolutions était, comme Eugénia l’a rappelé (et c’est le cas pour toute l’équipe), processuelle. J’utilise souvent celle du sociologue britannique George Lawson : « une mobilisation collective qui tente de renverser rapidement et par la force un régime existant dans le but de changer les relations politiques, sociales et symboliques. »  Déjà très souple, et permettant de s’ouvrir aux révolutions réussies, ratées ainsi qu’aux insurrections et mobilisations à caractère révolutionnaire, elle n’a pas été trop affectée par la diversité des terrains.

En revanche, ces derniers ont nécessité de distinguer des versions « précises » correspondant aux révolutions libérales, républicaines et socialistes que l’on connait (Révolution française, américaine, mouvement cantonaliste espagnol de 1873, révolution russe, etc.), et des versions « élargies », permettant d’intégrer, comme le montre Clément Thibaud dans son chapitre sur les empires, des légitimités alternatives reposant par exemple sur des bases religieuses – dont les croisements entre idées maoïstes et conceptions animistes dans les luttes révolutionnaires du FRELIMO, au Mozambique, en 1975, constituent un bon exemple.

De même cette ouverture du champ a nécessité de distinguer les cas où l’on pouvait étudier la manière dont les acteurs ou actrices mobilisaient ou non le langage ou l’imaginaire de la révolution, et ceux où le concept de « révolution » pouvait être utile à l’historienne ou l’historien pour des sociétés où la notion n’existe pas – comme les luttes du demos d’Athènes aux VIe-Ve siècles avant notre ère.

Mais le déplacement a été plus profond : d’une part, ce panorama de longue portée confirme l’existence d’une rupture qui opère de manière graduelle entre le XVIIe et le XVIIIe ; d’autre part, il montre que la notion de « révolution », qui émerge en même temps que le rapport au temps dit « moderne » (avec l’idée de progrès) se sédimente autour d’une pluralité insoupçonnée d’expériences qui vont bien au-delà des seuls territoires européens. Enfin, il permet de pointer des mouvements de profondeurs plus silencieux, comme l’émergence, signalée par Eugénia, de possibles nouvelles manières de penser et de faire révolution depuis les années 1990-2000. 

1789, 1848, 1917, 1949, 1979… la révolution apparaît comme un événement majeur et un jalon qui permet de justifier nos césures chronologiques. D’une certaine manière, votre travail montre le contraire : les révolutions sont ordinaires et récurrentes, ce qui n’enlève rien à leur intensité et leur complexité. Comment vous est apparue cette « banalité » ?

EP : Le point de départ de ce livre a été notre volonté d’échapper à l’histoire canonique des révolutions, toujours construite autour des mêmes dates et des mêmes « grandes » révolutions, très attendues. Notre approche globale nous l'a permis, parce qu'elle invite à décentrer le regard.

En premier lieu, le décentrement consiste à questionner le rôle de protagoniste ou d'avant-garde que l'on attribue systématiquement aux révolutions qui ont eu lieu dans l'espace nord-atlantique, qui invisibilise celles des autres parties du monde ou bien leur attribue une importance moindre.

En second lieu, décentrer le regard revient à accorder autant d'intérêt aux révolutions nord-atlantiques qu'à celles qui ont eu lieu, par exemple, en Asie centrale, en Afrique subsaharienne, dans les Caraïbes, en Europe de l'Est ou dans l'espace méditerranéen. Ce regard porté sur les espaces habituellement délaissés par les grandes synthèses, a, d'une part, permis de constater combien l'histoire des révolutions y était riche et, d'autre part, de réviser des conclusions auxquelles d'autres grandes synthèses axées sur les dates et les révolutions canoniques avaient tirées.

Je citerai deux nouvelles conclusions à titre d'exemple. Premièrement, le premier XIXe siècle n'est pas le grand moment révolutionnaire, c'est la seconde moitié du XXe qui occupe cette place. Pendant cette période, le phénomène révolutionnaire connaît une fréquence et une étendue géographique inédites. Deuxièmement, quand on élargit la focale géographique, le phénomène révolutionnaire n'apparaît plus comme exceptionnel, mais comme un fait à la fois tout à fait ordinaire et bien plus central et incontournable pour comprendre l'histoire mondiale contemporaine qu'on ne l'a pensé ou dit à partir des années 1980.

QD : Nous avions utilisé le terme « banal » un peu par provocation, et pour sortir de l’idée encore courante selon laquelle il n’existerait que quatre grandes révolutions et que leur temps était révolu depuis 1989. Mais l’expérience révolutionnaire n’a rien de banal ! Elle se vit sur le mode de l’intensité et de l’irréductibilité. Cette discontinuité rappelle d’ailleurs combien faire l’histoire des révolutions c’est en effet s’attaquer à l’ordre du temps habituel, avec ses périodes, césures, et grandes dates.

Cette récurrence du fait révolutionnaire nous est apparue à vrai dire à la fin, au moment de la conclusion. Lorsque, débordés par la masse des occurrences, des interconnexions, des appropriations a posteriori et des cas particuliers, il est apparu évident qu’on ne pouvait définir un ou plusieurs types ou modèles de révolutions, qu’il était impossible de dégager aussi facilement qu’on l’imaginait des centres et des périphéries, des avants et des après, des commencements et des fins.

Cette multiplicité, cette répétition et cette persistance à partir d’un même phénomène – la volonté émancipatrice de renverser un ordre existant –, nous est apparue comme une conclusion forte à mettre en avant. Ceci dit, la structuration de nos chronologies habituelles autour de ces « grandes dates » rappelle aussi combien les révolutions ont été longtemps importantes dans la perception du devenir historique, et le fait que cette sélection est aussi le fruit de rapports de force – souvent marqués par les espaces nord-atlantiques. Il y a là une autre histoire à faire, qui serait passionnante.

En introduction, vous entendez faire de ce travail : « Ni livre rouge ni livre noir, ce volume entend bien se tenir à l’abri des apologies comme des réquisitoires  et au plus loin de la tiédeur, tout autant »   . Force est de constater que la révolution, notamment en Europe, a toujours été et demeure un objet passionnel. Comment vous êtes-vous préservés de ce double écueil ?

EP : D'un côté, les auteurs et autrices du livre avons eu un souci constant d'historiciser les processus analysés, ce qui nous préserve des idéalisations et de l'élaboration d'une histoire rouge ou officielle des révolutions qui nie les contradictions et les impasses autant que la violence qui a pu accompagner les processus révolutionnaires. Dans certains cas, la violence est extrême et elle entraîne la mort de millions d'individus ; c'est sur elle que les livres noirs se sont concentrés pour postuler – à tort – que la violence est une partie nécessaire et inévitable de l'histoire des révolutions.

Comme Jean-Clément Martin ou Sophie Wahnich l'ont déjà montré dans leurs travaux et le premier le rappelle dans le chapitre sur Violence et révolution qu'il a écrit pour HGR, dans certaines révolutions, la violence est d'une présence limitée et marginale ; dans d'autres, cadrer et éviter la violence est un souci constant des révolutionnaires.

La violence en révolution doit aussi être examinée à travers les acteurs qui y participent : en effet, dans maints processus révolutionnaires la violence provient, d'abord et en premier lieu, du camp contre-révolutionnaire. Mais même quand elle est très présente et exercée par les révolutionnaires, la violence, y compris extrême, doit être expliquée et rapportée à son contexte idéologique, politique, social, économique, comme par exemple dans le cas de la Chine maoïste ou du Cambodge des Khmers Rouges. Expliquer historiquement n'équivaut pas à disculper. Mais, évoquer et analyser les dimensions négatives ou traumatiques des révolutions en les contextualisant ne résume pas non plus leur histoire.

L'historicisation et la contextualisation systématique des révolutions, y compris dans ses dimensions problématiques, ne nous a pas non plus amenés à faire une histoire froide ou tiède des révolutions. Nous avons eu le souci de reconstituer l'expérience humaine que fut la participation aux révolutions, à travers les transformations radicales qu'elle produit à l'échelle non seulement collective, mais aussi individuelle, et par le large et riche éventail d'émotions qu'elle fait surgir et qu'elle mobilise. Il ne faut, en effet, pas oublier que la révolution comme projet a proposé d'améliorer la société, de repenser non seulement les rapports de pouvoir et de production, mais aussi l'amour et le couple, les relations humaines, l'art, la créativité.

QD : Je souscris pleinement à la réponse d’Eugénia. L’enjeu du livre est bien de faire une histoire – sciences sociales des révolutions, qui rappelle l’importance de cette expérience dans la compréhension des sociétés passées et présentes, d’ici et d’ailleurs. Cela n’implique nullement d’en faire une histoire tiède. Bien au contraire, cela suppose de restituer l’intensité des engagements et des luttes, la force des espérances et la créativité institutionnelle ou artistique, les ouvertures radicales dans la conception de l’égalité et de la justice tout autant que les déceptions, les contradictions internes, les exclusions (les opposants, mais aussi, souvent, les femmes), les enjeux de la violence et de l’étatisation.

Sans oublier l’enchâssement des dynamiques en jeu : souvent, comme le rappelle le chapitre de N. Sohrabi sur la guerre, les révolutions s’insèrent dans des situations de guerres internationales et de guerres civiles. Ce qui n’empêche pas la formulation de projet de transformation parfois étonnamment audacieux ou optimiste. C’est une histoire incroyablement riche. Les débats intellectuels et politiques, les luttes de désignations et conflits de mémoire font dès lors partie des nécessités de l’enquête. Et ce gain de réflexivité permet d’ailleurs de se défaire de nombreux usages appauvris du terme « révolution » aujourd’hui (l’annonce des « révolutions » sur les prix etc.), qui sont eux aussi tout sauf neutres et anodins.

Le lecteur qui prend en main votre livre pourrait avoir le sentiment que la Révolution française est « diluée » parmi les autres au regard de votre table de matières. Néanmoins, en parcourant l’index, on comprend rapidement toute son importance et son influence sur d’autres processus révolutionnaires. Quelle place occupe la Révolution française dans cette histoire globale des révolutions ?

QD : Cela a été la grande inquiétude des collègues, et notamment de celles et ceux, amies et amis bien souvent, qui travaillent sur la Révolution française. L’index, vous l’avez dit, est la clé : la « Grande Révolution » est omniprésente. On peut considérer cela comme un succès ou un échec, selon ce que l’on attendait au départ. Mais deux choses comptent ici.

D’une part, l’histoire globale ne dilue pas mais enrichit l’histoire de la Révolution française. Cela est très utile en classe, de collège ou lycée. On connaît en général – ou on fait connaître si on est enseignant – les grandes dates et moments clés de 1789-1799. Mais une approche connectée permet de prendre ensemble la révolution américaine, la révolution batave et la révolution haïtienne. Qui sont liées : le décret de l’abolition de l’esclavage de 1794 est le produit des luttes pour l’émancipation de l’esclavage à Saint-Domingue. On reste alors dans l’histoire de la Révolution française.

Cette approche permet aussi de prendre en compte l’extension du débat et des conceptions révolutionnaires dans toute l’Europe, que ce soit par imitation (les clubs « jacobins ») ou par effet de conquête (les républiques-sœurs italiennes), ou d’intégrer comme pourra le rappeler Eugénia, tout le mouvement des révolutions d’indépendances latino-américaines consécutif à la mise à mal de l’empire espagnol en 1808.

Des travaux récents, rappelés dans le chapitre de M. Covo sur l’âge des révolutions, montrent des résonances de la Révolution française allant jusque dans l’Océan indien. Parallèlement, des recherches importantes ont souligné la coexistence, en Afrique de l’Ouest, de vastes mouvements de transformation sociaux et politiques, dont témoigne la création du califat de Sokoto en 1807. Comme le rappelle P. Lovejoy dans son chapitre, les conceptions n’ont rien à voir avec les projets d’émancipation proposés plus au nord.

Mais d’une part ce phénomène rappelle l’existence simultanée de plusieurs « centres » de transformation politique et culturelle d’échelle continentale à cette période, et d’autre part, ces mouvements de djihads africains ont un effet direct sur les flux d’esclavages de la traite atlantique qui, entre temps, n’a pas cessée. Dans ce cadre élargi, la Révolution française n’est donc pas diluée, mais enrichie. Sa compréhension ou son interprétation, par jeu de contrastes notamment, peut être affinée.

Le deuxième point important est l’importance considérable des rejeux mémoriels. La référence à la Révolution française – que ce soit 1789 et 1792 ou 1793 selon les options retenues – est constante à une échelle globale tout au long des XIX-XXIe siècle : elle est reprise, toujours selon un jeu complexe d’appropriation/distinction, pendant la révolution russe de 1917, pendant la révolution chinoise de 1949 et ses relances postérieures. Elle est présente dans de nombreux débats sur les possibilités révolutionnaires des décolonisations des années 1950-1970.

Avant cela, elle était aussi discutée, comme référence ou comme repoussoir, au moment des révolutions iraniennes et jeunes-turques ottomanes de 1908 et on la retrouve juste dans les mouvements de Black Lives Matter de 2013… Cette histoire longue et globale des appropriations de la Révolution française apporte une information essentielle : la puissance symbolique durable de cette séquence révolutionnaire française est aussi le fruit de ces réappropriations continues et de cette histoire globale.

EP : Pour suivre Quentin, je vais prendre justement comme exemple les révolutions ibéro-américaines du début du XIXe siècle que, depuis une date relativement récente, l’on considère comme un chapitre à part entière de l’histoire des révolutions atlantiques, cessant de leur attribuer une place inférieure à la Révolution française.

Pendant longtemps, le rapport entre la Révolution française et les révolutions ibéro-américaines d'indépendance était analysé selon une approche diffusionniste. Les révolutions ibéro-américaines étaient vues comme de simples prolongements de la Révolution française. Les acteurs politiques ibéro-américains auraient lu les philosophes des Lumières et s'en seraient inspirés, en même temps qu'ils auraient souhaité imiter la geste révolutionnaire française. En outre, les révolutions ibéro-américaines auraient échoué à instaurer des régimes républicains stables et démocratiques, parce qu'elles auraient commis l'erreur d'importer en Amérique latine des idées modernes peu adaptées à ses sociétés restées traditionnelles.

Les approches récentes s’inspirant de la nouvelle histoire atlantique, de la nouvelle histoire impériale et de l’histoire globale ont, au contraire, montré – comme le signalent dans leurs chapitres respectifs Geneviève Verdo, Clément Thibaud et Manuel Covo – que les révolutions ibéro-américaines sont partie intégrante de l'histoire des révolutions atlantiques de la fin du XVIIIe et des débuts du XIXe. Leur histoire est pleinement intégrée dans celle de l’espace atlantique de l'époque marqué par la circulation d'idées, de pratiques et d'acteurs révolutionnaires.

Ces révolutions ne sont pas des imitations ni ne découlent des révolutions nord-atlantiques, qui les précèdent certes chronologiquement, mais qui font partie du même moment de crise des Empires. Le chapitre écrit par Christophe Giudicelli au sujet des soulèvements andins de la fin du XVIIIe nous apprend d'ailleurs que des contestations radicales de l'ordre impérial s'étaient produites en Amérique hispanique avant l'ère des révolutions atlantiques ou à leur début. Les Lumières françaises circulent en Amérique ibérique, mais leurs idées sont débattues et pas adoptées passivement.

En outre, les recherches récentes ont démontré que la réception de la Révolution française en Amérique ibérique est bien plus complexe qu'on ne le pensait jusqu'aux années 1980 : identifiée à la Révolution haïtienne qui bouleverse une société esclavagiste très similaire à celles de l'Amérique ibérique, la Révolution française est pour les ibéro-américains des années 1800-1810 plutôt un repoussoir qu'une expérience politique à imiter. Cette réception négative ne change qu'à partir de la fin des années 1810. Enfin, comme Verdo le souligne dans son chapitre, le républicanisme ibéro-américain du XIXe siècle en plus de ses caractéristiques spécifiques, permet l'instauration de gouvernements bien plus inclusifs que ceux que l'on trouve à la même époque dans l’Europe de la Restauration.

Sans remettre en cause la place des révolutions atlantiques, puis des révolutions européennes du premier XIXe siècle, vous rappelez, dans la continuité de Jeff Godwin, que l’âge d’or des révolutions se situe peut-être entre 1945 et 1991 en Asie du Sud-Est, en Afrique (davantage entendues ici comme des soulèvements contre l’ordre établi), en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Si les partis politiques européens d’aujourd’hui s’opposent quant à leur rapport à la Révolution, les autorités cubaines revendiquent leur fidélité au projet castriste alors que le PRI (Partido Revolucionario Institucional), engendré par la Révolution mexicaine, demeure hégémonique. Quelles sont les caractéristiques majeures des révolutions d’Amérique latine ?

EP : Dans les chapitres de HGR consacrés aux révolutions latino-américaines – de Geneviève Verdo, de Zaïb un Nisa Aziz et celui co-écrit avec Rafael Pedemonte – et dans L'Amérique latine embrasée co-écrite avec Clément Thibaud, nous avons longuement réfléchi à cette question processus.

La réponse n'est pas la même pour le XIXe que pour le XXe siècle. Le premier est dominé par la grande révolution qui marque son début, la révolution libérale qui scinde l’Amérique ibérique de l’empire espagnol et portugais à l’exception de Cuba et de Porto Rico qui restent dans le giron impérial espagnol. Le XIXe siècle connaît beaucoup de mouvements populaires ou militaires qui d’auto-désignent « révolutions », mais qui peuvent difficilement être caractérisés comme tels d'un point de vue historiographique.

Toutefois, ces mouvements populaires ou militaires s’ils ne constituent pas des révolutions, ils en empruntent le nom parce qu’ils tâchent de résoudre des impasses ou de faire réalité des promesses non comblées par les révolutions libérales du début du XIXe. Les mobilisations populaires du XIXe siècle, posent la question de la citoyenneté – la citoyenneté active avec droit de vote est attribuée à une partie restreinte de la population, blanche et plus rarement métisse –, ainsi que la question de l’égalité. Cette dernière est d'autant plus complexe dans une société de castes qui a maintenu sans le reconnaître les discriminations ethniques héritées de l’empire.

Le XXe siècle de la société dynamique et revendicative du XIXe siècle. Son histoire est marquée par de nombreux mouvements révolutionnaires sans issue révolutionnaire autant que par des révolutions qui s’emparent durablement du pouvoir. Pendant le siècle dernier, la révolution prend des formes très diverses : elle est patriotique et agraire au Mexique des années 1910-1920 ; elle est patriotique, puis anti-impérialiste et socialiste dans le Cuba des années 1950-1960 ; elle est socialiste et démocratique dans le Chili d'Allende et dans le Nicaragua sandiniste des années 1980.

Pendant ces deux siècles révolutionnaires, l'Amérique latine, quand elle s'embrase, présente – malgré les différences – trois traits constants et communs : la vaste participation populaire qui explique la centralité des demandes sociales portées par les mouvements révolutionnaires ; la fonction de démocratisation – dans le sens politique et / ou social et économique – que remplissent les mouvements révolutionnaires, notamment lorsqu'ils arrivent au pouvoir ; la présence d'oppositions contre-révolutionnaires nombreuses et puissantes, souvent autrices de violences de masse.

A la lecture de votre troisième partie, le lecteur comprend que le phénomène révolutionnaire s’affranchit des frontières grâce aux circulations des femmes et des hommes, puis des idées. Vous complétez en ce sens la réflexion de Jacques Godechot et de Robert Palmer en traversant une grande partie du monde depuis la Révolution britannique jusqu’aux « printemps arabes ». Comment ces révolutions se nourrissent-elles les unes des autres ?

EP : La circulation d’idées, de pratiques et d’acteurs révolutionnaires s’opère dans le temps et dans l’espace. Une expérience révolutionnaire nourrit de différentes façons les processus ou acteurs révolutionnaires qui lui sont contemporains. Tout d’abord, elle installe l’espoir voire la conviction que la révolution est possible. De plus, les régimes issus de révolutions généralement théorisent leur expérience pour lui donner une cohérence qu'elle n'avait pas pendant son déroulement, parce que les révolutions mobilisent par définition des acteurs nombreux et variés aux idées et aux projets divergents.

Les textes qui théorisent les expériences révolutionnaires circulent intensément dans et au dehors de l'espace où a lieu la révolution. Cependant, ce qu’il importe d’observer aussi ce sont les modalités de circulation et de réception active et critique de ces textes. L'expérience faite par d'autres révolutionnaires, puis théorisée par une partie d'entre eux, est toujours lue à la lumière des conditions politiques, idéologiques ou sociales du lieu de réception.

Ainsi, dans le chapitre que nous avons écrit avec Rafael Pedemonte sur la constellation révolutionnaire latino-américaine des années 1960, nous montrons que, bien que Cuba constitue une référence incontestable et incontournable pour les organisations de « nouvelle gauche » latino-américaine qui prônent la lutte armée, celles-ci ne cherchent pas à imiter la Révolution cubaine de 1959. Au contraire, elles s'y réfèrent en même temps qu'à d'autres révolutions contemporaines ou passées. Et elles soumettent la théorie guévariste du foyer de guérilla à un examen critique qui la repense, la réécrit, voire la réinvente.

Dans cette histoire des circulations, il convient également de penser le rôle et la place qu'occupent les échecs révolutionnaires, auxquels Etienne Balibar consacre un chapitre magistral. Ceux-ci peuvent engendrer la déception et la démobilisation mais aussi la solidarité avec les persécutés qui peut devenir un puissant moteur de mobilisations et de nouvelles luttes révolutionnaires. Les apprentissages faits lors des échecs servent d'ailleurs à repenser la théorie et la pratique révolutionnaire, comme c'est le cas de l'Unité Populaire chilienne qui nourrit toute une réflexion à l'échelle globale sur les possibilités et les limites de la révolution socialiste et démocratique.

Mais la circulation d'expériences révolutionnaires a aussi lieu dans le temps, ce qui permet un mouvement double. Premièrement, cela permet l'inscription d'une révolution dans une tradition longue de mouvements insurrectionnels qui la précèdent, donc la révolution comme acte de continuité et étalé dans le temps. Par exemple, dans les années 1960, les mouvements révolutionnaires latino-américains ont souvent pensé la révolution qu'ils promouvaient comme une deuxième révolution d’indépendance, plus sociale et économique que politique cette fois-ci. Deuxièmement (et souvent parallèlement), les circulations révolutionnaires dans le temps permettent aux révolutions de se penser comme innovation ou comme rupture par rapport à l’histoire des révolutions passées. Par exemple, le guévarisme tout en s'inspirant du maoïsme, rénove la théorie de lutte armée par le biais de la théorie du foco et par son tricontinentalisme.

QD : Les approches connectées et comparées permettent, en effet, de se défaire des cadres « naturels » que sont les nations et l’espace disons occidental, dans lesquels ont longtemps été pensées les révolutions. Cela ne signifie pas que sont négligées la dynamique des conjonctures révolutionnaires, l’existence d’acteurs moins mobiles (comme les paysans qui font l’objet d’un chapitre), ou le rôle des échelles nationales et du nationalisme, étudiées dans HGR par Mark Beissinger.

Simplement, elles ajoutent un niveau d’analyse supplémentaire décisif qui permet d’intégrer, comme vous dites, des acteurs, des actrices, des territoires et des réseaux qui sont parfois oubliés, ou pensés séparément les uns des autres.

On découvre des parcours inattendus, comme la réception du révolutionnaire hongrois de 1848 Lajos Kossuth à New York en 1851, des circulations transnationales d’idée d’une ampleur inattendue, comme les analyses féministes de la révolution étudiée par Caroline Fayolle.

Dans l’ouvrage, nous avons désigné ces réseaux de liens tantôt lâches tantôt structurés par le terme de « constellation ». Le choix indique que nous ne pensons pas saisir l’ensemble des liens pertinents, tâche impossible, mais que nous jetons un filet sur ces interrelations pour en saisir la consistance et la forme. Ces constellations varient selon les épisodes révolutionnaires mais aussi selon des conditions plus structurelles : leur nature, leur contenu, leur ampleur varient en fonction du développement des communications et des transports, ou la présence d’empires ultramarins.

Deux choses peuvent être ajoutées aux remarques d’Eugénia. Cette approche met au jour l’enjeu fondamental de la traduction : les mots « révolution », « socialisme », « République », « égalité », « universel » sont traduit d’une langue à l’autre, entraînant des déplacements ou des enrichissements, sachant que ces traductions sont toujours à la fois linguistiques et culturelles. Victor Louzon pour la Chine du XXe siècle, Malika Rahal pour l’Algérie des années 1960, le montrent bien. Cette attention, ensuite, pointe paradoxalement aussi l’importance des hiatus, des trous, des contradictions et des malentendus dans ces échanges. Tout ne circule pas ! Les nouvelles propositions d’histoire globale invitent à se défaire des analyses centrées sur la seule fluidité des échanges et les processus d’intégration pour enrichir la connaissance des acteurs et actrices concernés et intégrer les phénomènes d’exclusion, de rapports de force et de domination. Par son objet comme par sa démarche, cette histoire globale des révolutions y contribue pleinement.

La direction d’un tel travail vous a conduit sur des terrains que vous maîtrisiez moins que d’autres. Quelle révolution, que vous connaissiez peu avant la mise en œuvre de ce projet, vous a le plus apporté dans votre réflexion personnelle ?

EP : Je pourrai difficilement citer une seule révolution dont ce livre collectif traite et qui ait changé ma façon de voir l’histoire globale des révolutions. Je dirais plutôt que c’est le caractère cumulatif de savoirs sur des révolutions d’aires et de périodes que je connaissais peu, qui m'ont permis de repenser l'histoire révolutionnaire contemporaine. C'est donc cette écriture collective d'une histoire qui l'est tout autant, l'immense travail réalisé par les autrices et auteurs des chapitres de ce livre, qui a modifié ma vision. Je veux tout particulièrement signaler l'apport des chapitres inclus dans la section « traversées », qui circulent tous à travers les âges et les espaces pour penser de façon croisée et comparée les grands problèmes et questions de l'histoire des révolutions.

QD : Comme Eugénia, ce n’est pas tant une seule révolution qu’une série de découvertes qui a beaucoup apporté à ma réflexion. C’est le cas, dans la partie « traversées », des chapitres sur les liens complexes entre révolution et religion. Les analyses des anthropologues M. Holbraad, N. Tassi, I. Chertsich sur la manière dont en maints endroits la vision du monde des révolutions « moderne » a du composer, voire s’hybrider avec d’autres conceptions (comme pour le proceso del cambio bolivien des années 2000), posent des questions essentielles : il faudrait pouvoir déployer le même type d’attention pour les révolutions du XIXe – celles que je connais mieux – pour montrer comment le lien entre révolution et le régime d’historicité « moderne » s’est probablement toujours accompagné d’autres manières d’habiter le temps. Fondamental, ce lien initial est peut-être trop simple. Un autre chapitre, tout aussi original, est celui de François Jarrige sur les liens entre révolution, écologies et milieux. La question environnementale – comme condition de possibilité ou comme partie prenante du projet révolutionnaire (que ce soit pour accentuer le contrôle sur la « nature » ou au contraire inventer d’autres types liens) – ouvre des perspectives passionnantes. A l’évidence, cette histoire des révolutions est tout sauf terminée !