Sophie Lécole Solnychkine pose les jalons d’une analyse des images cinématographiques à partir des matériaux terrestres, et en particulier de la boue.

En 2019, dans l’introduction de son premier ouvrage Aesthetica antarctica : The Thing de John Carpenter, Sophie Lécole Solnychkine situait son travail dans le cadre d’une « théorie esthétique considérant l’interprétation de l’image comme une activité tout à la fois spéculative et inventive »   . L'autrice poursuit cette recherche aventureuse, à rebrousse-poil, et en étoffe les jalons méthodologiques dans son nouvel ouvrage intitulé Dans la boue des images (issu de sa thèse d’HDR), dans lequel elle explore la « matériaulogie des images », c’est-à-dire leur étude à l’aune des « états de matière »   , et en l'occurrence de la boue.

Depuis, cette approche est devenue plus qu'un « mode de lecture »   : un projet de recherche-création, d'abord, mené depuis 2022 en partenariat avec l’École Nationale Supérieure de la Photographie ; une méthode de recherche, ensuite, « dont la boue ne constitue […] qu’un des terrains d’analyse possible »   , ouvrant dans son sillage à d’autres objets d’étude (matières organiques ou minérales, par exemple).

Perspective écocritique

À plusieurs égards, Dans la boue des images se place dans le voisinage de recherches récentes menées dans le champ de l’écocritique. D’abord, parce que l’ouvrage est nourri de part en part du constat qu’il s’agit désormais de « penser autrement les choses : l’eau, la boue, le pétrole, la Terre, la biomasse, le climat, pour envisager ce qu’il est possible de penser à partir d’elles »   . Doit donc s’inventer « un regard autre »   , décentré, libéré des seuls récits humains, prenant « acte de la nécessité du renouvellement esthétique appelé par l’ère de l’Anthropocène »   .

Ensuite, parce qu’il confère aux savoirs venus d’autres disciplines, en particulier des sciences de la Terre et de la philosophie, une fonction de pensée, une valeur heuristique : ceux-ci offrent l’occasion pour les chercheurs en études cinématographiques de renouveler le flot de questions qu’ils posent aux images. Comme Sophie Lécole Solnychkine l’expliquait déjà dans Aestetica antarctica, « il s’agit d’activer le potentiel des images au contact d’opérateurs diversifiés, empruntés au champ des arts, mais aussi aux sciences du vivant et à la physique »   .

En 2022, Jérémie Brugidou puisait dans la biologie les principes nécessaires à son étude de la bioluminescence au cinéma (Vers une écologie de l'apparition : bioluminescence et cinéma, Paris, Mimésis, 2022) ; en 2018, également aux éditions Mimésis, Jean-Michel Durafour convoquait à son tour les travaux d’écologues et de biologistes pour soutenir sa théorie d’une « vie plénière » des images (Cinéma et cristaux : traité d'éconologie, Paris, Mimésis, 2018). Leurs références sont parfois communes à celles de l’autrice, à l’instar du philosophe Timothy Morton, connu pour œuvrer à l’établissement d’une pensée non-anthropocentrique.

Un regard qui achoppe

Tout comme ces travaux, l’ouvrage de Sophie Lécole Solnychkine assume une forme d’étrangeté, une inquiétude du regard. D’une part, en ce que la chercheuse revendique de « s’abstraire des catégorisations habituelles, [de] détisser la critériologie sur laquelle repose ordinairement la constitution d’un corpus (périodicité historique, technique de création, inscription générique, aire géographique de production, etc.), pour regarder le champ historique du cinéma d’un regard autre, d’un regard transversal »   . Le corpus de l’ouvrage n’est ainsi circonscrit par aucun principe préétabli, sinon celui d’avoir trait de près ou de loin à la boue, d’un point de vue figuratif et figural. Il s’étend du film scientifique (Voyage sous nos pieds, Vincent Amouroux, 2015) aux films grand public (Rambo 2 : La Mission, George Pan Cosmatos, 1985 ; Predator, John McTiernan, 1987 ; 1917, Sam Mendes, 2019) en passant par le cinéma d’auteur russe (Solaris, Andréï Tarkovski, 1972 ; Il est difficile d’être un dieu, Alexeï Guerman, 2013).

D’autre part et surtout, l'objet de recherche de Sophie Lécole Solnychkine n’a à première vue rien de cinégénique. En cela, il se rapproche, par exemple, des végétaux et de leur rythme d’existence que Teresa Castro, Perig Pitrou et Marie Rebecchi se proposaient d’étudier en 2020 (Puissance du végétal et cinéma animiste : la vitalité révélée par la technique, Dijon, Les presses du réel). Avec la boue, néanmoins, le degré d’opacité est inédit. Sujet d’étude contre-intuitif, donc, il se démarque en cela des autres motifs élémentaux analysés ailleurs.

Par exemple, la collection des « Attraits », publiés chez Yellow Now depuis 2008, aurait a priori de quoi satisfaire une approche « matériaulogique » du cinéma, si ceux d’entre eux consacrés aux éléments naturels n’avaient pas tous à voir avec le domaine aérien (L’Attrait des nuages, Dominique Païni, 2010 ; L’Attrait de la pluie, Corinne Maury, 2013 ; L’Attrait de la neige, Mathias Lavin, 2015 ; L’Attrait du vent, Benjamin Thomas, 2016) et le « régime de la transparence »   qui sied naturellement au médium cinématographique.

Car comme le rappellent Jordi Balló et Alain Bergala dans la présentation de leur ouvrage Les Motifs au cinéma (Presses Universitaires de Rennes, 2019), « le cinéma a toujours fait la part belle à des motifs visuels qui ont des affinités avec son langage et ses dispositifs spécifiques »   . À l’inverse, sur la boue et les éléments terrestres, le regard achoppe, rendant « difficile de penser [à partir d’eux] l’image ou le cinéma »   .

Vers une « géologie filmique »

La théorie du cinéma se fraie donc un chemin dans un milieu a priori impropre à la circulation, pour s’enraciner dans une toute autre tradition de figuration : plutôt que l’image-miroir héritée de la philosophie platonicienne, reflet lisse et limpide du monde, il faut se tourner vers l’image-modelage, façonnée, à travers laquelle on ne distingue rien de façon claire, recentrant le regard sur les matériaux dont elle est constituée.

Quelques détours étymologiques, de la figure (figura, petite statuette d’argile en latin) à la fiction (fictio, action de façonner) et jusqu’au prénom du premier homme, Adam (adamus, façonné dans l’argile rouge), suffisent à rappeler les origines boueuses de l’acte même de figurer. L’image-boue a donc de solides fondations et même ses propres mythes (par exemple, celui du potier Butadès de Sicyone et sa fille, raconté par Pline), mais ils sont minoritaires dans l’histoire et la théorie des arts. Restent à penser ses puissances singulières de figuration, ce que s’attèle à faire Sophie Lécole Solnychkine dès le premier chapitre, conçu comme un « précis de géologie filmique ».

Celui-ci s’inaugure par un tour d’horizon touffu, une « collection de problèmes visuels »   , « une myriade de possibilités figuratives »   dans laquelle on s’engouffre avec gourmandise, découvrant tout « ce que peut la boue »   au cinéma : être au principe d’opérations de montage (le « raccord-boue »), constituer un « hors-champ interne » en jouant « de la disparition et de l’apparition d’une figure au sein du cadre »   , engloutir, engluer, faire transition entre deux états du monde…

Nulle volonté pourtant, à partir de cette première énumération, de dresser une typologie des différentes manières pour la boue de faire image. L’autrice s’en tient à son refus de constituer des corpus verrouillés autour d’enjeux narratifs délimités, et préfère à cette approche l’exploration minutieuse des matières présentes à l’image, levier d’analyse pour identifier un « supplément de sens »   et « faire émerger une autre lecture »   : « il ne s’agit plus de repérer des structures, des régularités, mais des exceptions, des soubresauts, des tressaillements »   . Déjouer la linéarité des récits, cela revient donc à analyser le destin et le cheminement des matériaux dans le film : par exemple, à relire entièrement Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone, 1968) à l’aune des trajectoires croisées, complexes et parallèles à l’histoire, de la poussière et de l’eau.

Un cinéma en-sol

Les deux chapitres suivants, « Vision-terrarium » et « Gisements : pétrole et politique des images », s’engagent dans les profondeurs conjointes de la Terre et de l’image. Le premier problème figuratif que posent les matériaux terrestres au médium cinématographique est celui de la représentation, a priori impossible, du milieu souterrain : milieu plein dans lequel ni l’homme ni la caméra ne peuvent s’aventurer. Il faut donc inventer un « dispositif de vision »   : ce sera la « vision-terrarium ». D’outil de botaniste inventé au XIXe siècle, le terrarium devient l’occasion de sortir du « schème perspectiviste »   structuré par une ligne d’horizon, « la clarté géométrique » et les « lignes de fuite aisément traçables »   . À cela s’oppose désormais une « vision proxémique »   , sans avant ni arrière-plan, composée au plus proche de la matière, sans recul.

Plusieurs dispositifs participent de cette « vision-terrarium ». Le terrarium à lombrics et le creusement d’un puits vertical permettent ainsi à Vincent Amouroux (Voyage sous nos pieds, 2015) de filmer sous la terre. Mais un travelling vertical circulant parmi les décombres des tours jumelles dans World Trade Center (Oliver Stone, 2006) intègre également ce même « régime proxémique » des images   , confronté qu’il est à la « compacité des matériaux »   . De façon générale, la « vision-terrarium » désigne donc l’ensemble des solutions figuratives trouvées, y compris sur le mode du manque, pour composer avec (ou malgré) la difficulté à imager dans un milieu dense.

Dans le chapitre suivant, analyses attentives de There will be Blood (Paul Thomas Anderson, 2007) et Géant (George Stevens, 1956) à l’appui, Sophie Lécole Solnychkine s’intéresse aux images de gisements, de puits pétroliers, de jaillissements, qui renvoient à la fois à « la puissance d’émergence du matériau souterrain »   et à la propre « sédimentation » de l’image constituée « de couches et de sous-couches »   . Le gisement de pétrole devient ainsi une sorte de hors-champ tellurique, « le dessous commun à chaque photogramme du film, un sous-sol dont on sent la présence, tapie sous chaque image, et qui parfois décide de jaillir, comme si la surface de l’image, déchirée, percée, trépanée, se laissait traverser par le flux de matière »   .

Ces gisements, en plus d’ouvrir l’image à des profondeurs inédites, de lui donner un soubassement qui çà et là fait surface (surgit, imbibe), nous introduisent par leur puissance d’engluement à l’indistinction des corps et de leurs milieux. Dans Géant, les corps maculés de pétrole, la circulation de la couleur noire, les fondus enchaînés entremêlent les trajectoires humaines au destin des matériaux qu’ils exploitent et des espaces qu’ils aménagent.

L’informe-en-mouvement

C’est néanmoins dans le chapitre suivant, « Mud inferno », que Sophie Lécole Solnychkine traite de façon centrale cette question de l’indistinction des éléments de l’image. Elle y défend que la boue au cinéma rejoue les récits de fabrication de la figure, maintenant les corps qui en sont enduits et les espaces qu’elle recouvre (alors sans limite, « sans repères topologiques, pure[s] matérialité[s] disponible[s] à la projection plastique de formes qui [leur] sont exogènes »   ) dans un entre deux, un état transitoire suspendu entre la défiguration et l’apparition. L’image boueuse, comme la chaudière des sorcières dans le Macbeth d’Orson Welles, contient un magma indistinct duquel finira peut-être par émerger un monde ou un corps individuel. « C’est précisément en sa puissance défigurante (des corps, des visages, de toute figure appartenant au catalogue de l’expérience perceptive) que la boue offre le site rêvé à partir duquel observer la naissance d’autres formes, d’autres figures, lesquelles traversent le registre de l’informe-en-mouvement. »  

Mais plus encore que de mêler entre eux les éléments de l’image, la boue souille également le récit et le montage eux-mêmes, comme dans Il est difficile d’être un dieu (Alexeï Guerman) où les unités séquentielles, au sein d’un univers-mélasse, se brouillent. La boue est encore, dans 1917 de Sam Mendes, au principe d’un type de collure, le « raccord-boue », qui permet de rendre indistincte la coupe entre deux plans. En définitive, des corps cinématographiques aux espaces, du récit au montage, la boue porte en elle un haut degré de réflexivité sur le film en train de se faire.

Le chapitre « Corps-à-corps avec le monde » résonne avec « Mud inferno » en tant qu’il traite là encore des modalités d’apparition de la figure embourbée, mais s’attache plus spécifiquement à analyser ce que la boue fait aux personnages (humains et extraterrestres). Ce sont les analyses de Solaris (Andreï Tarkovski) et de Predator (John McTiernan) qui donnent toute son ampleur au chapitre. Pour l’autrice, l’un et l’autre film interrogent « le statut du visible »   et font dialoguer les deux types d’image identifiés dans l’introduction : l’image-miroir et l’image-boue. Dans le film de Tarkovski, le personnage de Khari est une image matérialisée par le plasma boueux dont est constituée la planète Solaris : image-miroir, nous dit Sophie Lécole Solnychkine, calquée sur le souvenir d’un scientifique dont l’épouse s’est suicidée, mais qui aspire à devenir image-modelage, plus ancrée, enracinée dans la matière, et née de l’humus — en un mot, humaine. Image qui en tout cas, par des jeux d’échos et d’imbrications, ne cesse de poser la question de sa propre nature.

Même vertige lors de l’analyse percutante de Predator, qui met en scène un extraterrestre capable de refléter son environnement (image-miroir) et un humain qui, pour échapper à la vision thermique de cet adversaire, s’enduit de boue (image-modelage) ; les deux luttent à mort et s’entrelacent jusqu’à la victoire de celui qui aura réussi le mieux à « se fondre en ce monde »   .

Vivre dans la tourbe

Ce monde, il en est justement question dans le chapitre final, le plus ouvertement écocritique de l’ouvrage. La nécessité d’inventer d’autres manières de représenter la Terre s’offrait néanmoins comme l’horizon de chacun de ses chapitres : la « vision-terrarium », ces images du souterrain, offraient ainsi une réponse à « l’urgence d’étudier [les] régimes de figuration [de la Terre], dans l’optique d’apprendre à la figurer dans sa nature complexe, à restituer les questionnements qu’elle nous adresse, à lui imaginer des devenirs souhaitables, dans une situation du monde où les déprédations d’origine anthropique sont devenues une puissance géologique à part entière »   . Plus généralement, ce sont à d’autres représentations du monde que la chercheuse s’intéresse et ouvre la voie, en entreprenant « une épistémologie des matériaux à partir de la manière dont ils font image »    — car comme elle le rappelle avec Jacques Aumont, « quelque chose de l’ordre d’une pensée [peut] advenir dans et par l’image ».

« L’abîme du monde » qui clôt l’ouvrage s’appuie sur les travaux de Donna Haraway (en particulier, Staying With the Trouble). Aux assemblages multi-spécifiques, symbiotiques, qu’analyse Haraway correspondent dans le champ cinématographique ces images boueuses où le mélange et l’indistinct prévalent sur l’ordonnancement géométrique et anthropocentrique de l’image. Il convient alors finalement d’étudier cette boue des images « en termes relationnels »   , de la considérer « comme une matière activatrice de relations entre les choses ». À partir de trois films, L’Ange ivre (Akira Kurosawa, 1948), Take Shelter (Jeff Nichols, 2011) et Apocalypto (Mel Gibson, 2006), l’autrice distingue plusieurs modalités de relation de l’homme à la terre (lutter contre, être pris dans, faire monde avec).

De la fin de l’ouvrage, il ressort que l’imminence du chaos représentée dans les films aboutit toujours à l’évanouissement du paysage, à cette représentation ordonnée, cadrée, distancée du monde, au profit d’une attention spectatorielle réorientée vers les matériaux qui le constituent, vers son épaisseur, son opacité et sa viscosité. La boue est donc une « substance imageante », mais elle doit aussi être un levier perceptif, une « expérience sensible »   , et permettre in fine « d’étendre ou d’intensifier notre sensibilité au monde et à sa matérialité »   . Elle porte simultanément en elle « de nouvelles catégories du sentir et de nouvelles régions des formes »   .