En philosophe de la connaissance et en marin accompli, Roberto Casati parvient à redéfinir l’océan qui nous entoure, la philosophie de la nature et au-delà.

Ce livre de philosophie commence par un simple récit, celui de la découverte de la mer par l’auteur qui n’y est pas né, mais y est régulièrement venu en vacances. Un environnement liquide, d’abord appréhendé par la nage qui permet de s’éloigner progressivement de la plage rassurante, si bien qu’un jour, l’auteur faillit se noyer et fut secouru par un ami qui lui enseigna la manière de revenir patiemment vers la terre… La morale de cette histoire est autant personnelle qu'universelle : celui qui a ainsi été sauvé est désormais capable de poursuivre son exploration physique de cet élément.

Cette mésaventure conduit aujourd’hui Roberto Casati à questionner nos rapports à un environnement qui nous reste étranger. Additionnée à d’autres observations précises disséminées tout du long de son ouvrage, cette expérience est une invitation à philosopher :

« Repenser, proposer une nouvelle philosophie de la mer. Comprendre dans quelle mesure elle est notre milieu, dans quelle mesure elle a fait de nous ce que nous sommes. »  

Si l’auteur insiste en soulignant le « besoin d'une philosophie de la mer »   , ce n’est évidemment pas pour y trouver quelques remèdes provisoires à nos maux contemporains. Sa philosophie de l’océan s’inscrit dans le prolongement de recherches cognitivistes portant sur les représentations de l’espace   .

La mer radicalement inhabitable

À l’inverse des petites philosophies de la Nature   (et de certaines thèses issues des sciences sociales), Roberto Casati entend démontrer que la mer (ou l’océan, puisque les deux termes sont interchangeables à ses yeux) est simultanément continue, autre, inhabitée et radicalement inhabitable. S’appuyant sur des sources très riches, le philosophe n’ignore pas que la mer a suscité la curiosité et alimenté l’esprit de conquête de générations d’aventuriers, qui s’y sont lancés et en sont revenus avec d’extraordinaires récits de leurs exploits. Ainsi s’est forgée toute une mythologie de la mer qui vient en signifier les limites et le caractère inhumain :

« À un certain moment, les êtres humains se sont arrêtés devant la mer simplement parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement que de s'arrêter. Ils n'ont ni branchies ni nageoires, et ne flottent pas comme les autres animaux. Mais certains ont pris une longue inspiration et se sont lancés. Si les êtres entreprenants ont été sélectionnés, c’est justement parce que la mer reste un lieu inhabitable, profondément inhumain. »  

Les sciences sociales contemporaines, sous l'impulsion d'auteurs comme Bruno Latour ou Philippe Descola — que Casati, étonnamment, ne cite et ne discute pas —, ont désormais bien « montré à quel point la distinction entre nature et culture est ténue ». À l'inverse, le philosophe affirme que « l’océan résiste à cette déconstruction et mise en question ; il est l'immense espace du naturel indomptable, où la nature a toujours le dernier mot »   . Contrairement à la nature terrestre, que les humains ont pu transformer, domestiquer ou habiter, la mer semble en effet inhabitable.

[« Ocean-Chart », une illustration de La Chasse au Snark de Lewis Caroll]

Ce constat incite le philosophe à enquêter sur les manières d’habiter un environnement aussi inhospitalier   . Cela le conduit à s’intéresser aux populations côtières, aux travailleurs de la mer, aux occupants de bateaux amarrés près des côtes. Tous passent de très longs moments en mer, vivent dans des « univers clos » (bateaux, plateformes offshores, sous-marins, etc.), et y naissent parfois. Mais, ces habitants restent à la surface de l’eau, souvent à proximité de la terre ferme   . Sans minimiser l’immense richesse de leurs cultures et de leurs pratiques, le philosophe considère que ces populations vivent avec la mer, sans pour autant former un « peuple de la mer » : « il n’y a que des humains terrestres sur notre planète »   . La mer reste donc un espace d’aventure, sans repères fixes, sans « prises à l’apprentissage », un milieu qu’on aborde toujours « pour la première fois »   .

Il n’est, de ce fait, pas étonnant selon Casati que cet espace soit aussi celui des projets utopiques, telles ces « villes hauturières » flottantes dans lesquelles il ne perçoit qu’un prolongement de l’extractivisme terrien. Le philosophe n’est pas plus convaincu que les baleines ou les dauphins puissent nous apprendre à vivre sous la mer. Il n'y a ni Homo aquaticus (Cousteau), ni mérien (Rougerie, Verlomme) dans l’espace marin pensé par le philosophe :

« À l'autre extrême, nous savons que ne pourrait exister un peuple de nageurs-pêcheurs vivant de manière pérenne en pleine mer, loin des côtes, adapté à la température de l'eau, capable de dormir en flottant, et peut-être de respirer sous l'eau. »  

Évoquant sa propre expérience de plongée sous la mer, le philosophe-marin décrit poétiquement le monde qu’il découvre sous les flots bleus, mais sans chercher à s’y fondre. Adoptant le point de vue des « habitants du royaume aquatique », l’auteur note qu’ils maintiennent une distance prudente vis-à-vis de l’humain tandis que, vue d’en dessous, la scintillante surface ne représente qu’un « plan abstrait qui sépare l'eau de l'air »   . Contrairement aux pionniers de la plongée   , le philosophe n’imagine pas qu’il soit possible de vivre sous la mer. L’océan demeure profondément inhabitable.

Navigation philosophique

Une fois le principe d’étrangeté ou d’inhabitabilité fondamentale de la mer posé, Casati ne renonce pas à explorer l’océan en s’inspirant de sa pratique de la voile. Ainsi, le « bateau emmène les êtres humains en mer ; il leur permet d’habiter, ou presque, la mer »   . Mobilisant les « hétérotopies » de Foucault, comme la poétique de Bachelard, le marin-philosophe analyse les spécificités d’un habiter en mer qui n’est pas de tout repos en raison d’un environnement où les repères changent en permanence.

Il en va de même pour l’espace intérieur du bateau qui doit s’adapter à différents usages, où la sécurité tient à l’organisation minutieuse des lieux et à la redondance des objets qui procurent des « prises » (au sens d’affordances) aux marins confrontés aux aléas de l’océan. Cet habiter est actif, toujours aux aguets, empreint de frugalité, de simplicité, de recyclage, d’inventivité, où l’appropriation de l’usager doit pouvoir compter sur un Total design :

« À la différence d’une maison — si l’on excepte certains projets totalisants comme ceux d’un Frank Lloyd Wright —, un bateau est normalement pensé dans tous ses détails et pas comme un contenant à remplir ; on ne s’arrête pas à l’enveloppe, on conçoit le mobilier, on réfléchit à tous les parcours, on imagine les manilles et les galoches, les appuis, les éléments auxquels on s’agrippe au cours de la navigation. »  

Cette nécessité de tout maîtriser se lit également dans le journal de bord rendant compte de la navigation au sein du vaste océan, à travers un enregistrement qui sert « aussi à moduler et à prédisposer le regard » du navigateur   . Et si Casati en vient à détailler la manière d’habiter un voilier taillé pour traverser l’océan, il nous montre que cette maison inhabituelle est surtout un moyen d’appréhender un espace marin inhospitalier. L’aménagement intérieur de la cabine, les équipements techniques du pont, le vocabulaire de marine ou le livre de bord constituent autant de moyens de domestiquer l’imprévisible étrangeté d’un espace qu’il faut sans cesse réapprendre à connaître.

[« Avant le rangement : la table aux cartes de l’Albatros, décembre 2016 », R. Casati, p. 111]

Bien maîtrisée, la navigation moderne semble abolir la mer   , ou plutôt créer une nouvelle topologie qui relie tous les ports maritimes, à la manière de la « science-fiction [qui] a peuplé l’univers de tunnels métaphysiques »   :

« Si l'on fait abstraction de la distance et de la mesure des angles, on obtient une représentation topologique de la mer — de toute la mer — qui la réduit à un point m, celui-ci étant le point où tous les ports du monde entrent en contact les uns avec les autres, c'est-à-dire chaque port avec chaque autre port. »  

Cette maîtrise peut alors conduire à une « invisibilisation » de la mer, que renforce la généralisation du GPS, déployant un « second monde » numérique qui semble plus sûr que le premier. Ainsi semble se réaliser un « étrange rêve homérique, aller en mer les yeux fermés »   , c'est-à-dire en renonçant définitivement à connaître ce monde trop étranger.

Loin de s’arrêter à la dénonciation d’une déréalisation généralisée, Casati souligne que lorsqu’on « n’utilise plus les cartes pour s’orienter, on ne regarde plus le milieu qui nous environne »   . Cette posture va à l’encontre de la « nouvelle philosophie de la nature » qu'il appelle de ses vœux et qui « devrait être une philosophie de l’observation »   .

[« L’invisibilisation graphique de la mer », R. Casati, p. 148]

En visant encore plus loin, l’auteur en vient à montrer que tous les questionnements qui constituent la matière première de son livre sont peut-être au fondement de la philosophie classique, que ces « questions philosophiques sont nées alors — et ont été oubliées, et puis sont nées à nouveau, incessamment — des conversations durant les navigations antiques »   . Reconnaissant qu’il s’agit là d’une hypothèse non documentée, le philosophe se défie néanmoins de « l’aversion de Platon à l’égard des ports maritimes », pour se référer aux démarches de Ptolémée et, plus tard, de Galilée, afin d’y entrevoir l’invention d’une « épistémologie de la mer »   . Et s’il ne va pas jusqu’à défendre l’hypothèse « que la philosophie soit née de la Grèce antique marine en tant que société marine », l’auteur considère que la « philosophie serait tributaire de la présence inéluctable de la mer », et que la « mer est l’élément et le lieu du doute »   .

Tout au long de ses explorations simultanément pratiques et conceptuelles, Roberto Casati nous invite à penser la mer comme « radicalement autre », sinon comme une « exoplanète […] étrangère mais attenante, avec laquelle nous pouvons avoir des rapports culturels, diplomatiques ou même commerciaux »   , comme une source d’inspiration illimitée pour sortir de l’ultraressource et repenser nos rapports à la pluralité des mondes qui nous entourent et nous attachent. Le philosophe adopte ainsi une approche en rupture avec les visions immersives héritées des modernes, ainsi qu’avec les tentatives contemporaines cherchant à tout prix à retrouver le fil, les liens perdus, dénoués ou oubliés avec les milieux naturels.

Au terme de cette navigation cognitive et philosophique, il faut reprendre la mer pour y chercher des réponses aux grandes incertitudes contemporaines. La crise environnementale peut être reconceptualisée à partir de notre longue histoire de « chasseurs-cueilleurs-pêcheurs »   , considérant l’océan infini comme une ressource illimitée   — une posture dont on peine à se départir, à moins de s’inspirer des pratiques de navigation raisonnée, observant et respectant le monde traversé. Il en va de même pour les questions de frontières, de réfugiés ou d’accueil qui peuvent être reconsidérées dès lors qu’on les embrasse avec un regard marin.