Drôle de livre publié par les Éditions B2 dans leur « ‘’cabinet de curiosités’’ architecturales » qui comprend désormais... un gros sous-marin nucléaire russo-soviétique des années 1980.

Intitulé Octobre rouge en référence à l’univers de la fiction   , le livre est signé par François Lefaudeux, polytechnicien et ingénieur du génie maritime ayant exercé des fonctions à la Direction des constructions navales (DCN), en tant que « spécialiste de lutte sous-marine ». Fin observateur de photographies, plans ou sources d’informations confidentielles concernant un engin aux secrets bien cachés aux « joueurs » de la partie adverse, le spécialiste de la lutte sous-marine nous guide dans les dédales de ce mystérieux bâtiment. Sous sa couverture granitée, son petit livre rouge joue évidemment de cette couleur afin d’entretenir le mystère, d’aiguiser l’attention d’un lecteur qui peut aussi se glisser dans la peau d’un sous-marinier soviétique.

 

De l’architecture sous-marine ?

Que vient faire ce petit livre dans une collection consacrée à l’architecture le plus souvent édifiée sur la terre ferme ou relevant de projets prospectifs ou utopiques   ? Que peut nous apprendre cette longue description analytique d’un sous-marin nucléaire destiné à une « guerre virtuelle avec des armes réelles » ? C’est au regard des pratiques architecturales plus conventionnelles qu’on peut lire ce livre à la fois comme un exercice de lecture critique d’un objet techno-architectural et comme un véritable manuel de conception d’un tel engin. En effet, si de nombreuses informations sont déjà disponibles sur les pages Wikipédia consacrées au sous-marin, une source à laquelle l’auteur fait d’ailleurs référence, ses analyses vont évidemment beaucoup plus loin dans l’explication et la contextualisation de ces données.

Comment conçoit-on un tel engin ? L’analyse commence par une brève présentation de son architecte Sergueï Nikitich Kovaliev (1919-2011), responsable du « programme des sous-marins de classe Typhoon » au sein du bureau d’architecture navale Rubin, une entreprise qui a désormais pignon sur rue. On comprend que « tout comme un grand ouvrage d’architecture civile, un tel sous-marin n’est pas l’oeuvre pharaonique d’un seul homme, mais d’une équipe nombreuse ». Du réacteur nucléaire au lancement des missiles, différents chefs de projets s’en occupent, collaborant à une « organisation fractionnée [qui] ne fait qu’amplifier le rôle de l’architecte d’ensemble ». À côté de cette répartition du travail et des responsabilités, le spécialiste de la lutte sous-marine nous expose le programme auquel ces engins doivent répondre. Ainsi, un assez long « détour par les arcanes de la dissuasion est nécessaire pour comprendre la raison d’être de ce sous-marin hors normes et l’originalité des options architecturales choisies par Sergeï Nikitich ». La dissuasion est présentée comme un jeu de guerre avec des armes de destruction massive que les joueurs préfèrent éviter d’utiliser. Les sous-marins nucléaires en sont devenus les pions essentiels dès lors qu’ils sont capables de transporter un stock de missiles intercontinentaux permettant de détruire l’adversaire, qu’ils puissent les tirer en plongée et, forcément, qu’ils soient indétectables durant leurs immersions.

La stratégie explique l’architecture des sous-marins étudiés et, notamment, qu’ils « figurent au palmarès des plus grands sous-marins jamais construits », avec plus de 170 m de longueur, 23 m de large et 28 m de haut. Pour bien faire comprendre le gigantisme de ce type d’engin, l’éditeur (d’architecture) a choisi de rapporter ses dimensions à un immeuble bien connu des Parisiens : « la Tour Montparnasse (210 x 50 x 32 m) pourrait leur servir de grand ‘’paquet cadeau’’ ! ». Ce gratte-ciel des fonds marins réserve d’autres surprises. Contrairement à ses concurrents occidentaux misant sur les solutions éprouvées, il se distingue par une structure originale constituée de deux « coques épaisses » parallèles disposées autour d’une zone « cargo » capable d’embarquer vingt missiles longue portée, le tout étant entouré de ballasts latéraux extérieurs en faisant une « sorte de ‘’brise-glace’’ sous-marin et vertical ». Le type Typhoon correspond à deux sous-marins classiques alignés et reliés entre eux par une série de couloirs et de chambres de commande résistant à la pression.

 

À la poursuite d’une « architecture générale improbable »

Pour mieux faire comprendre l’originalité et la difficulté de conception de cette architecture « improbable », il faut commencer par en rappeler les contraintes : « La forme qui résiste le mieux à une pression extérieure est le cercle. C’est pour cela que la forme en section de la coque épaisse de tous les sous-marins opérationnels est un cercle (et que pour les bathyscaphes la seule forme possible est la sphère !). » Un cercle qui ne peut pas être trop élargi sous peine d’imploser. La forme tubulaire au diamètre limité doit donc être croisée avec un programme stratégique exigeant d’embarquer un grand nombre de missiles, pour expliquer le parti d’aligner deux coques épaisses encadrant la « zone ‘’cargo’’ » où sont disposés les tubes de lancement.

Autre élément qui différencie le sous-marin nucléaire d’autres Nautilus mythiques ou réels, l’absence d’ouverture : « contrairement à l’image donnée par le roman de Jules Verne, le véritable Nautilus de Fulton (premier sous-marin américain, 1800) avait naturellement un hublot, son seul moyen de navigation ; depuis, plus aucun sous-marin militaire ne possède de hublot. Le Nautilus américain, premier sous-marin nucléaire opérationnel (1954), n’en avait évidemment pas ! » Loin du luxueux vaisseau du capitaine Nemo, le sous-marin nucléaire est donc une enceinte close et aveugle qui n’a rien à voir avec nos immeubles ou maisons terrestres, et mêmes sous-marines   . Rien à voir non plus avec les paquebots, même si le sous-marin loge « 170 à 180 membres d’équipages » installés dans « deux ‘’tranches de vie’’ » coincées entre les missiles et le réacteur nucléaire. Les questions de confort seront abordées à la fin de la visite, mais il faut rappeler que l’engin de guerre a anticipé la survie de son équipage, avec « deux capsules largables », « un compartiment de survie arrière, non-largable, mais disposant d’une virole d’accostage », et la possibilité d’une « évacuation via les tubes lance-torpilles ».

Schéma du sous-marin classe Typhoon
(C) Mike1979 Russia - Own work, CC BY-SA 3.0

« La complexité semble être le maître-mot du Typhoon ! » Celle-ci se traduit par la « présence de cinq volumes distincts ayant des fonctions de coque étanche résistant à la pression », ces éléments étant « reliés entre eux par six tunnels qui, à eux seuls, ne peuvent assurer la rigidité de l’ensemble et la transmission des efforts », auxquels viennent s’ajouter « deux capsules de sauvetage », ce qui donne un total de « sept volumes et huit tunnels et sas » reliés par « les éléments extérieurs aux coques épaisses ». Cette évaluation d’un assemblage totalement inhabituel, contraire aux traditions constructives occidentales   , suscite l’admiration et, surtout, la curiosité de l’auteur quant aux problèmes engendrés par ce type d’architecture.

 

L’architecte et des détails très techniques

Après avoir présenté l’architecture d’ensemble de ce bâtiment de guerre, l’auteur détaille toute une série de « points particuliers », allant de la motorisation, aux réacteurs nucléaires et à leur dimensionnement, des turbines à la butée « qui transmet la poussée de l’hélice » et, morceau de bravoure, aux « hélices » auxquelles pas moins de neuf pages sont consacrées. Ces observations mettent à jour la finesse de la réflexion conceptuelle développée par les ingénieurs et architectes navals. L’analyse pointue de la forme des hélices, en termes de propulsion et de furtivité, se termine par une réflexion plus générale sur les contradictions inhérentes à ce type de programme avec un cahier des charges comprenant de « nombreuses exigences, plus ou moins contradictoires » et obligeant l’architecte à trouver un compromis. Une recherche qui laisse peu de place à l’idéal esthétique des architectes terrestres ou même aériens. Contrairement au principe énoncé par l’avionneur Marcel Dassault qui « avait coutume de dire qu’une aérodynamique réussie rimait avec une esthétique du dessin », le spécialiste du sous-marin estime qu’en « hydrodynamique, elle n’est certainement pas suffisante ! ». Si la silhouette du bâtiment a fait l’objet d’« études préalables en bassin des carènes », cet aspect de la conception est dépassé par la partie consacrée aux « revêtements anéchoïdes », qui totalisent encore plus de pages que les hélices ! Dissimulant la coque du sous-marin aux ondes ennemies, ces éléments sont essentiels à sa furtivité. Alors, tant pis si le « revêtement épais, noir et spongieux » cache les lignes de la carène.

Tous ces détails techniques forment l’essentiel du raisonnement architectural partant des indispensables « tubes lance-missiles », inutilisables sans systèmes de réglage de « l’équilibre statique d’un sous-marin ». Une question incombant à « l’architecte [qui] doit donc prévoir le moyen d’ajuster la masse du sous-marin dans toutes les circonstances susceptibles d’être rencontrées ». Ces ajustements impliquent des calculs précis quant aux dimensions, volumes et positions de « caisses de gîte » disposées dans la structure de ce volume complexe. L’architecture est ainsi une affaire d’équilibre nécessitant de tenir compte des « commandes d’évolution dans le plan vertical », des « systèmes de navigation » ou des « aériens », ces systèmes de détection et de communication qui ne se limitent plus à l’emblématique périscope. Tout cet inventaire guerrier doit permettre au sous-marin de « faire surface sous la glace » pour surprendre ses adversaires. Une manœuvre souvent photographiée pour prouver que le bâtiment peut surgir n’importe où, percer la banquise pour… tirer ses missiles.

Sous-marin classe Typhoon dans les glaces
(C) Bellona foundation

Sous-marin classe Typhoon dans les glaces
(C) Bellona foundation

 

 

Habiter le requin

 

 

Suivant les priorités du programme stratégique annoncé dès le début de cette longue description technique, les dernières pages du livre s’intéressent à « la vie à bord ». Évaluée à partir de photos ou vidéos diffusées sous contrôle, elle montre que le Typhoon offre des logements correspondant à « la norme internationale ». Le requin (« Akoula ») est habitable, ses « parois sont lambrissées » et remplacent avantageusement « l’univers de tuyaux, câbles électriques, vannes et tableaux électriques qui était la norme sur tous les sous-marins antérieurs ». La cafétéria est « spacieuse ». La cuisine est petite mais produit « plus de préparations ‘’fraîches’’ à bord » que ses concurrents occidentaux. Une description hôtelière se poursuit par les équipements de « sport et détente », s’extasiant sur la « micro-piscine » qui « renferme quand même pas mal de mètres cubes d’eau » pouvant avoir un léger « effet ‘’carène liquide’’ sur la stabilité », s’inquiète l’architecte militaire. Le stratège s’amuse des « jeux d’arcade de… batailles sous-marines ! », sans s’arrêter au coin de la « fausse cheminée intégrée ». Un feu sans fumée, tandis que les sous-mariniers stressés par le confinement, se demandent s’il est possible de « fumer ou non à bord ? »   . La question n’est pas théorique, dans un environnement hyperconditionné   qui produit sa propre atmosphère avec « une ‘’usine’’ complexe qui assure le maintien de la qualité de l’air en injectant de l’oxygène, en retirant du gaz carbonique, en filtrant les microparticules » et, craint donc que les résidus de tabac viennent « compliquer la tâche d’épuration de l’air ». La solution adoptée pour le Typhoon tient en « un petit fumoir de quatre ou six places, avec une porte relativement étanche et, on le devine, un système de traitement des fumées spécifique ». Il en va ainsi d’une bonne gestion du stress des équipages. Car la vie à bord est marquée par « l’isolement » qui découle tout à la fois des difficultés de transmission radio sous l’eau et des nécessités de discrétion inhérentes aux missions stratégiques. L’auteur mentionne à ce propos un échange entre Gorbatchev et des sous-mariniers, comparant leur situation à celle des astronautes passant « six mois ou plus dans un espace confiné », mais ayant la chance de pouvoir communiquer avec leur famille contrairement aux marins.

 

Tout au bout de ce voyage autour et au cœur d’un sous-marin rouge, la dissuasion, son « équilibre de la terreur » et sa compétition technique permanente pour ne pas être distancié par l’adversaire, semblent toujours présentes. Le monstre sous-marin paraît habitable, confortable, presque humain. Pour autant, s’agit-il d’un livre d’architecture ordinaire ? Son éditeur le présente ainsi et, surtout, son auteur le revendique et le démontre brillamment. Au-delà de la taille d’un bâtiment comparable à la tour Montparnasse et habité par presque 200 personnes, ce guide de conception, ou plutôt, de reconstitution de la conception d’un sous-marin à partir d’informations plus ou moins accessibles, constitue une véritable analyse critique de l’architecture d’un environnement bien tempéré qui n’aurait pas déplu à Reyner Banham   . Bien sûr, il s’agit d’une architecture militaire et technologique, qui ne s’encombre pas d’esthétique sauf si elle rime avec l’hydrodynamique, mais le raisonnement peut être transposé à d’autres objets, espaces et environnements plus pacifiques.