Paru en 1978, Mermere est un roman-culte de science-fiction écrit par Hugo Verlomme. Ce récit embrasse la mer en liant l’esprit des années 1970 aux questions écologiques d’aujourd’hui.

Passionné de plongée sous-marine depuis mon plus jeune âge, j’avoue être passé à côté du roman publié par Hugo Verlomme en 1978. J’étais alors très occupé à suivre l’Odyssée de l’équipe Cousteau, à lire ses livres et encyclopédies, à rêver à l’initiatique Robinson sous-marin du plongeur-voyageur Bernard Gorsky   , ou à potasser les manuels de plongée de l’époque   pour passer mon brevet élémentaire. Je ne suis sans doute pas le seul à avoir laissé passer ce roman qui est absent du beau livre relatant Un siècle de plongée sous-marine, 1899-1999   . Il ne faut sans doute pas chercher les traces de ce culte chez les simples plongeurs. Il vaut mieux aller voir auprès de ceux qui rêvaient alors d’habiter sous la mer : chez Cousteau évidemment, ou auprès de l’architecte Jacques Rougerie, auteur d’un Habiter la mer   paru la même année chez le même éditeur, dont la première maison sous-marine, Galathée construite en 1977, aurait toute sa place au cœur de ce récit.

Le roman des noés en quête d’origine

En effet, Mermere raconte l’histoire du jeune Horn, fils de Noah chef d’une tribu de noés, des humains retournés définitivement à la mer, et de Masha une terrienne ayant adopté ce mode de vie. L’histoire commence par un cauchemar du jeune noé effrayé par ce qu’il n’a jamais vu : un arbre… On découvre alors que les noés vivent entre surface et fond des mers, utilisant des radeaux formant un village sur l’eau, mais pouvant se replier sous les flots dès qu’une tempête ou un ennemi s’approche un peu trop. Au cauchemar, succède la tempête, le « Serpentin » annoncé par Loul, une affectueuse dauphine « modulant un bonjour sifflant ou grinçant » ou prononçant « un mot qu’elle avait entendu de la bouche d’un noé », mais en plus « cliquetant, aigu, joyeux ». À cette annonce, les noés empruntent leur « jonas », une « capsule de matière organique, parfaitement étanche et sûre » confectionnée avec les restes d’un « cachalot albinos si stupidement assassiné par les terriens » (p. 17), pour rejoindre leur village sous-marin :

« Il n'y avait, dans cette portion de l'océan, qu'abîmes insondables, recouverts par le manteau obscur de l'immobilité et du silence. Mais là, comme par magie, perçait le cratère d'un volcan à qui il n'avait manqué qu'un peu de puissance pour émerger. Là, les noés avaient réussi à bâtir une ferme bien protégée par le vide abyssal. Ils se rapprochaient ; Masha put voir des formes humaines bouger derrière les dômes d'où filtraient des lueurs intenses. Ils survolèrent un instant les paliers sud du cratère, là où s'étendaient les champs d'algues. Plus loin, retenus par des filets évoquant des volières, paissaient d'abondants et denses bancs de menu fretin. » (p. 18)

Comme les « jonas » qui permettent de naviguer sous l’eau, le village sous-marin décrit par l’auteur, fait appel à un mixte de technologies modernes et low tech, ainsi qu’à des matériaux organiques issus du milieu marin dans lequel les noés vivent paisiblement. Plus que les « colons pacifiques » annoncés par Cousteau dans les années 1960, les noés se sont adaptés à la vie sous-marine, notamment grâce à une petite modification physiologique, la greffe d’un « okam » inventé par « Okamoto [qui] fut le premier habitant “définitif“, ayant choisi de lui-même l'exil marin pour finir ses jours » (p. 412). Sans dévoiler toute l’intrigue du roman, il est important de signaler le rôle, mythique et contesté, d’un autre inventeur-lanceur d’alerte qui a anticipé ce retour à la mer, le mystérieux « Jenkins [qui] s'était aménagé un ‘’pavillon’’ sous-marin en plein océan, une petite ferme où il passait ses loisirs. Tout y avait été prévu : ateliers, laboratoires, aquaculture, algueraies, énergies autonomes, pour y vivre en complète autarcie… » (ibid.). Si le roman raconte les aventures vécues par Horn et ses proches, l’histoire de Nestor Jenkins se raconte à plusieurs voix, comme le mythe fondateur d’une nouvelle humanité. Ainsi, c’est une jeune terrienne réfugiée un temps chez les noés avant de rejoindre d’autres rivages qui explique cette histoire à Horn :

« Vois-tu, avant tout cela, la Terre était surpeuplée, les océans malades… Jenkins le savait bien, lui qui partageait son temps entre son petit pavillon sous-marin, les croisières sur Thebah et ses laboratoires… Jenkins ne trouvait le repos que sur les océans, mais il n’ignorait pas que l’hyper-technologie signifiait la lente agonie du monde marin, du globe » (p. 238)

On n’en dira pas plus sur le rôle que Jenkins a pu jouer dans cette histoire. Les bribes de son parcours permettent de comprendre que le noés sont les héritiers de ce savant terrien qui a failli sauver toute son espèce avant d’être stoppé dans ses recherches. L’humanité est donc désormais divisée entre des terriens pollueurs, exploitants toutes les ressources de la planète et ambitionnant d’étendre leur emprise sur d’autres cieux, et des noés vivant en accord avec le nouvel espace marin qu’ils occupent. Victimes de la pollution, des maladies et handicaps que leur société hypertechnologique a générés, les terriens sont divisés quant aux solutions à adopter et à la conduite à tenir face aux noés, considérés comme des « terroristes » par Mahmud Al Kaswini dirigeant de « l’État panafricain » (p. 36). Dans un monde en guerre où les réfugiés ne sont pas que climatiques, le dirigeant semble vouloir détourner l’attention des terriens vers la mer, dernier refuge de paisibles habitants qui remettent en question sa politique et menacent son exploitation systématique de la totalité des ressources de la planète.

Bien qu’elle constitue la trame du roman, laissons ici cette lutte qui croise la quête de sens du jeune Horn, partagé entre deux mondes, pour tenter de comprendre d’où viennent vraiment les noés, qu’on peut envisager comme des héritiers des pionniers du projet d’habiter sous la mer   .

De la fiction aux projets d’habitats pour les « mériens »  

Cousteau n’est pas Jenkins, mais il occupe une grande place dans l’imaginaire d’exploration et d’installation des humains au fond des mers. Rêvant de rapprocher le plongeur du poisson, à peine remonté de sa première plongée avec son nouveau scaphandre autonome, son « poumon aquatique » (aqualung   ), il imaginait que « chaque mètre gagné en profondeur dans la mer allait ouvrir à l’humanité quelque trois cent mille kilomètres cubes d’espace vital », avant d’imaginer un homo aquaticus :

« L’homme entrera dans la mer. Il n’a même plus le choix. La population de la terre s’accroît à un tel rythme que les ressources du sol seront insuffisantes demain. Viandes, végétaux, minéraux, engrais, limon, pétrole, antibiotiques seront abondamment fournis par la mer.   »

Cousteau annonce ainsi son ambitieux programme Précontinent de « maisons sous la mer », mené avec succès de 1962 à 1965. Il défend aussi les projets futuristes de « membranes respiratoires » permettant de capter l’oxygène contenu dans l’eau de mer et, surtout, aux « fantastiques expériences où souris et chiens faisaient preuve de leur aptitude à respirer des liquides dont la teneur en sel était égale à celle de leurs fluides corporels », menées dès 1961 par le docteur Johannes A. Kylstra   . Pour Cousteau, le retour de l’homme à la mer doit s’inspirer du chemin suivi par les mammifères marins et notamment les « cétacés [qui] demeurent les héritiers royaux de l’évolution […] quelque cinquante millions d’années avant qu’une créature simiesque capable de se tenir debout ait pris le titre d’Homo erectus — l’homme primitif —, ces patriarches de la mer développaient, raffinaient et perfectionnaient leurs prodigieux talents   ». Il n’hésite pas à imaginer « une nouvelle race d’humains amphibies », un « Homo acquaticus [qui aura] besoin de l’assistance de [ces] partenaires marins pour lui servir de gardiens adjoints   ». Des hommes et des cétacés augmentés qui s’apprécient et se complètent, à l’instar de Loul, personnage clé de Mermere :

« Plus encore qu’aucun noé, Loul rêvait d’une lente convergence des espèces l’une vers l’autre. Qui pourrait dire si la dauphine n’avait pas un jour rêvé d’une espèce unique, la mieux adaptée qui soit à Mermere ? Tout cela constituait un peu un secret de sa personnalité, un entrebâillement sur son monde intérieur… » (p. 350)

Si l’hybridation hommes-poissons, hommes-cétacés accompagne le parcours de Cousteau, ce concept bionique ou biomimétique est également très présent chez Jacques Rougerie. Dans son livre Habiter la mer, paru en même temps que Mermere, l’architecte déclare :

« Nous proposons une vie sous-marine s’organisant autour d’ensembles de villages sub-aquatiques, avec des champs d’algues et des élevages de poissons. Des hommes amphibies pseudo-mutants, évoluent librement dans leur univers, possession de toutes leurs facultés, enfin à l’aise dans leur peau d’homme, occupant leur plein espace.   »

Fiction ou manifeste, le propos se poursuit en évoquant l’abandon du « poumon artificiel » cher à Cousteau, pour une plongée libre avec des lentilles de contact, des palmes et une combinaison de « fibraleau », un nouveau textile produit avec le pétrole qu’on n’utilise plus pour les moteurs. Dans cet univers passe un « Nautipousse », un de « ces dirigeables sous-marins, grosse sphère opalescente, mordorée, bleutée ou aurore », tandis que le plongeur croise un « marché flottant », avant de couper « sous les maisons maintenues en suspension entre deux eaux par des tendeurs » et leurs « jardins aquatiques qui abondent en faune et en flore »   . Toutes ces descriptions colorées restituant les ambiances subaquatiques sont accompagnées par des dessins de Rougerie et des photos de plongeurs, tandis que l’ouvrage recense les projets marins et sous-marins de l’architecte.

Village sous-marin aux îles Vierges (1973) © Jacques Rougerie Architecte

La proximité entre l’écrivain et l’architecte   , se traduira en 1986 par Les enfants du capitaine Nemo, un drôle livre alternant plus systématiquement fictions sous-marines et présentations savantes des principales avancées dans l’exploration et l’habitation du fond des mers. Les auteurs en profitent pour énoncer « sept principes mériens »   , auxquels pourraient adhérer les noés de Mermere.

Les mériens constituent l’équipage du « Vaisseau Spatial Terre », revendiqué par un Jacques Rougerie plus que jamais passionné d’architecture pour la mer et pour le vaste espace dans lequel tourne notre Terre-mer.

Dessins de mériens   © Jacques Rougerie Architecte

Cette quête d’outre-espace est d’ailleurs au cœur du roman. Ayant repéré un étrange vaisseau spatial échoué au fond des mers, les noés découvrent un programme de conquête spatiale lancé par les terriens en quête d’autres planètes exploitables. Un événement qui les conduit à débattre de ce qu’ils doivent faire de cette découverte (comme Cousteau avant eux). Tion Fa, une terrienne réfugiée pense qu’il faut prendre les terriens de vitesse et coloniser la planète pour éviter qu’ils ne la saccagent comme ils l’ont fait pour la Terre. Mais Peyoti, un vieux sage noé, voit les choses d’une différemment. Il s’inquiète de l'avenir de noés projetés sur une planète lointaine où ils perdront leur histoire et leurs racines mériennes au risque de refaire les mêmes erreurs :

« Finiront-ils par avoir l'idée qu'un outil dans la main peut également devenir arme ? […] Ils penseront peut-être qu'un dieu puissant les a créés, façonnés de la glèbe, sans savoir que l'un de ces points minuscules dans la voûte nocturne est leur Terre... » (p. 475)

Ces débats démontrent que les noés ne sont pas enfermés dans une religion ou des traditions immuables. Comme les mériens de Rougerie, ils envisagent toutes les possibilités d’exploration, tous les moyens de construire de nouveaux rapports avec des environnements auxquels ils n’étaient pas accoutumés, mais sans jamais perdre de vue leur civilisation et les générations qui viendront après eux.

Le roman et les fictions architecturales qui l’entourent nous livrent ainsi une même leçon spatiale des années 1970 à méditer aujourd’hui, dans l’eau et au-delà.