Edith Bruck relate les dernières années de la vie de son mari atteint d'Alzheimer, Nelo Risi, et, ce faisant, leur relation conjugale asymétrique.

Les éditons du Sous-Sol et Rivages Poche ont publié, en 2022, un récit et un recueil de poèmes de la romancière et poétesse italienne Édith Bruck, dont trois ouvrages avaient déjà paru en France chez Kimé, en 2015 et 2017. Cependant, les critiques français ne lurent pas les livres de cette extraordinaire conteuse, née à Tiszabercel en Hongrie en 1931, et déportée à Auschwitz l’année de ses douze ans, avec ses parents, frères et sœurs. Ensuite transférée dans les camps de Kaufering, Landsberg, Dachau, Christianstadt avec sa sœur, elle survécut aux « marches de la mort » sur les routes d’Allemagne, qui ont duré six semaines. Édith Bruck est une miraculée, une des rares survivantes parmi les 430 000 Juifs hongrois déportés vers les chambres à gaz de Birkenau, entre le printemps et l’été 1944.

Dans son récit, Le Pain perdu, l’écrivain racontait l’histoire de la petite fille, qui s’appelait Edith Steinchreiber lorsqu’elle arriva sur la rampe du camp d’Auschwitz Birkenau. Lors de « la sélection », sa mère lui sauva la vie en lui donnant une gifle pour la forcer à se détacher d’elle et à rejoindre « le bon côté », celui qui ne conduisait pas aux chambres à gaz et aux crématoires.

Dans l’immédiat après-guerre, la toute jeune fille vécut une suite d’aventures sidérantes à travers l’Europe en ruines, puis dans l’État d’Israël, à peine né, pour s’achever en Italie, qu’elle a choisie comme sa patrie.

Célèbre en Italie depuis de nombreuses années, son œuvre n'était connue en France que d'un cercle restreint de lecteurs qui s'est considérablement élargi avec Le Pain perdu (Sous-Sol) et Pourquoi aurais-je survécu? (Rivages) traduits par René de Ceccatty et bientôt suivis d'autres récits et poèmes. Elle est en revanche depuis longtemps un écrivain de renom, récompensé par deux prix littéraires en Italie. Son dernier récit, Le Pain perdu a reçu le prix Viareggio, le prix Strega Giovani en 2021, et le prix Strega Giovani.

Star à 90 ans

Édith Bruck est aussi soudain devenue une star à 90 ans parce que le pape François a lu avec une grande émotion une interview publiée le 26 janvier 2021 dans L’Osservatore Romano, et exprimé le désir de la rencontrer. Édith Bruck a reçu le pape François dans son appartement, situé au cœur de Rome, entre la Piazza di Spagna et la Piazza del Popolo. Une meute de journalistes attendait ce dernier au pied de l’immeuble, quand il sortit de chez l’écrivain. Avant de monter en voiture, le pape déclara :

« Je suis venu ici, chez elle, afin de la remercier pour son témoignage et pour rendre hommage au peuple martyr de la folie du populisme nazi. C'est avec sincérité que je répète les mots que j'ai prononcés du fond de mon cœur à Yad Vashem, et que je répète devant chaque personne qui, comme elle, a tellement souffert à cause de cela : "Pardon, Seigneur, au nom de l'humanité". »

L’enfant de Birkenau n’a vu nulle part Dieu, auquel devenue l’écrivain Édith Bruck, elle adresse une lettre véhémente en tant que coda au Pain perdu :

« Oh. Toi, Grand Silence, si Tu connaissais mes peurs, de tout, mais pas de Toi. Si j’ai survécu, ça doit avoir un sens, non ? »

Après la Shoah

Soignées à l’hôpital par les Alliés et rétablies, Édith et sa sœur retournent en Hongrie. Devant leur maison dévastée, où les photos de famille ont été jetées par les voisins dans les excréments, elles sont insultées, et quittent aussitôt la Hongrie pour toujours.

En 1948, après avoir passé quelques mois à Budapest, puis en Tchécoslovaquie, chez une de ses sœurs qui la reçut froidement, Édith rejoignit deux de ses sœurs et son frère Laci qui avaient fait leur aliyah dans le jeune État d’Israël.

Édith passa quelques années difficiles au kibboutz. Elle se maria deux fois avec des maris violents, et divorça deux fois. Son troisième mariage fut un mariage blanc, suivi d’un divorce, qui lui permit d’échapper au service militaire. Elle adopta le nom Bruck, de ce mari qui ne lui avait fait aucun mal.

Commence alors une sidérante vie d’aventures.

Belle et désirable, Edith fut engagée comme danseuse et chanteuse de cabaret dans des tournées qui la conduisent dans toute l’Europe et en Turquie. Elle déserta sa compagnie à Naples où elle travailla pendant deux ans dans un institut de beauté. Elle écrivit des poèmes et des récits, parus sous un pseudonyme.

Mariage avec Nelo Risi

La vie d’aventures d’Édith Bruck se stabilise quand, en 1957, elle rencontre à Rome, le poète, traducteur et cinéaste Nelo Risi, qui a onze ans de plus qu’elle, et deviendra son mari bien-aimé, malgré sa froideur et ses infidélités.

Édith Bruck et Nelo Risi, inséparables, en dépit d'une relation amoureuse complexe, ont travaillé ensemble. Ils ont traduit des livres, écrit des adaptations pour la télévision et le cinéma. Nelo Risi, l’homme de sa vie, est mort en 2015.

Le Pain perdu commençait par cette belle phrase : « Il y a très longtemps, il était une fois une petite fille qui, au soleil du printemps, avec ses petites tresses blondes virevoltantes, courait pieds nus dans la poussière tiède. Dans la ruelle, dite Six-Maisons, du village où elle habitait, il y en avait qui lui disaient bonjour et d’autres non. » La petite fille, devenue une belle jeune femme épousa Nelo Risi, ce poète et cinéaste, beaucoup plus âgé qu’elle, et frère du célèbre Dino, sous l’ombre duquel sa personnalité artistique semble assez pâle. Elle ne fut pas heureuse et n’eut pas d’enfants. Nelo n’en voulait pas, et refusa tant qu’il ne fut pas atteint de la maladie d’Alzheimer, de vivre avec son épouse sous le même toit. Il déjeunait avec elle, la trompait au nom de sa liberté, ne lui témoignait aucune tendresse, ne l’emmenait qu’exceptionnellement en voyages, ne lui faisait aucun cadeau. Et pourtant, elle l’aima !

Edith Bruck a écrit deux récits terribles durant les derniers mois de la vie de son mari : L’Hirondelle sur le radiateur, et Je te laisse dormir, qui donne son titre au présent volume et très logiquement, les réunit.

Dans le premier récit, nous suivons avec épouvante la descente aux enfers de Nelo Risi et les soins constants que lui prodiguent Edith et sa gouvernante ukrainienne Olga. Rien n’est épargné au lecteur de cette chronique quotidienne minutieuse, mais aussi implacable, du lent chemin vers la mort d’un mari aimé, en dépit de tout. Edith et Olga le maintiennent en vie, et supportent tout, sans broncher. En le voyant sombrer, tout en accomplissant les actes les plus difficiles et les soins quotidiens, Edith se remémore leur vie commune, si on peut l’appeler ainsi.

Dans le second volume, l’écrivain raconte sans rien dissimuler, ce que fut leur relation. L’amour qu’elle lui porta, et qu’il ne lui rendit point. En lisant ce récit douloureux, révoltant parfois, devant tant d’absence de tendresse, on pense au beau titre d’un roman d’Hector Bianciotti, L’Amour n’est pas aimé qui lui aussi, sombrant dans la maladie, oublia le grand romancier et critique qu’il avait été.

Au risque de déplaire à l’admirable écrivain Edith Bruck, on ne peut s’empêcher de penser que la grande artiste, si mal aimée, c’est elle, et non celui que sa quête désespérée d’amour lui fit accueillir en son cœur.