L'écrivain Édith Bruck, rescapée de la Shoah, témoigne de sa rencontre et de son dialogue émouvants avec le pape François autour du pardon et des « lumières » au cœur de l'enfer.

Poète et romancière, survivante de la Shoah, Édith Bruck est soudain devenue une star à 90 ans, lorsque le pape François a ressenti une grande émotion en lisant « La Lettre à Dieu », ultime page de son dernier récit, Le Pain perdu. Le livre qui a reçu le prix Viareggio, puis le prix Strega Giovani en 2021, s’est vendu à 100 000 exemplaires en Italie.

De « La Lettre à Dieu » à la rencontre avec le pape François

Lorsqu’elle habitait en Hongrie avec sa famille, la petite Édith était une belle fillette aux longues tresses blondes qui courait pieds nus dans la poussière des ruelles non goudronnées de son sthetl. Elle se disputait avec sa mère qui acceptait la tragédie vécue par les Juifs, comme voulue par Dieu, « qui est partout ». Ce Dieu que l’enfant ne voyait nulle part, l’écrivain Édith Bruck lui adresse une lettre véhémente en tant que coda au Pain perdu :

« Oh. Toi, Grand Silence, si Tu connaissais mes peurs, de tout, mais pas de Toi. Si j’ai survécu, ça doit avoir un sens, non ? »

Et encore :

« Les cas de survie sont devenus sans mérite, ou si ça se trouve, aux dépens de la vie d’autrui, ou au service de l’ennemi. Pourquoi n’as-tu pas brisé ce doigt ? Dans la chapelle Sixtine, Tu tends le Tien vers Adam – homme en hébreu – sans l’effleurer comme ce médecin qui était le Oui et le Nom, en prenant Ta place, Tu as permis qu’il Te remplace ! Et qu’il dirige cet index de feu contre des millions d’innocents qui T’invoquaient et T’adoraient comme ma mère. »

Ayant ensuite lu une interview d’Édith Bruck, publiée le 26 janvier 2021 dans L’Osservatore Romano, le pape François a exprimé le désir de la rencontrer. Il ne l’a pas reçue dans son palais du Vatican, au cours d’une réception officielle. Son geste était personnel, affectueux, modeste. François a voulu rendre visite à Édith, chez elle. Il est rare que le pape se rende au domicile de personnes privées.

Bouleversée, Édith Bruck a donc accueilli François dans son petit appartement, tout blanc, situé au cœur de Rome, entre la Piazza di Spagna et la Piazza del Popolo. Une meute de journalistes attendait ce dernier au pied de l’immeuble, quand il sortit de chez l’écrivain. Avant de monter en voiture, François déclara :

« Je suis venu ici, chez elle, afin de la remercier pour son témoignage et pour rendre hommage au peuple martyr de la folie du populisme nazi. C'est avec sincérité que je répète les mots que j'ai prononcés du fond de mon cœur à Yad Vashem, et que je répète devant chaque personne qui, comme elle, a tellement souffert à cause de cela : "Pardon, Seigneur, au nom de l'humanité". »

Rescapée de l'extermination des Juifs hongrois

De son vrai nom Steinschreiber, Édith est née le 3 mai 1932 dans le shtetl de Tiszabercel, en plein cœur du yiddishland, sur la rivière Tszisa, un affluent du Danube, au nord-est de la Hongrie. On peut consulter sur le site du Mémorial de Yad Vashem, la liste de tous les Juifs de Tiszbercel, assassinés par les nazis.

La Pâque du 7 avril 1944 fut tragique. Édith écrit : « On aurait dit une veillée funèbre ». Quelques jours plus tard, alors que sa mère était en train de pétrir le pain de shabbat, les gendarmes hongrois chassèrent tous les Juifs du village de leurs maisons et les molestèrent, tandis que les paysans, leurs voisins, applaudissaient, et pillaient leurs demeures, s’emparaient de leurs biens. Gendarmes et paysans cherchaient surtout « l’or des Juifs ». Le 8 avril 1944, Édith Bruck et sa famille furent déportées au ghetto de Sàtoraljaùjhely, avec les Juifs des Carpates, que les nazis avaient désignées comme la « zone 1 ».

Lors de leur arrivée à Auschwitz, les membres de la famille furent séparés sur la « rampe ». A droite, ceux qui allaient « travailler », à gauche, ceux qui quelques heures plus tard, ne seraient plus qu’un tas de cendres. Les parents et l’un des frères d’Édith disparurent en quelques instants de sa vue, lors de la sélection opérée par le docteur Mengele.

Édith sera ensuite transférée avec sa sœur Adele aux camps d’anéantissement par la faim, les coups et le travail, dans les camps de Kaufering, Landsberg, Dachau et Christianstadt.

Évacuées à pied lors des « marches de la mort », Édith et Adele ont été libérées par les Anglais au camp de Bergen-Belsen, le 15 avril 1945. Édith n’avait pas encore quatorze ans. Autour d’elles, le typhus décimait les derniers survivants. Dans les bois, la boue du camp, les Anglais et les Américains découvrirent plus de 20 000 cadavres nus.

Soignée à l’hôpital par les Alliés et enfin rétablie, Édith et sa sœur retournèrent en Hongrie. Devant leur maison dévastée, où les photos de famille avaient été jetées par les voisins dans les excréments, elles furent insultées, et décidèrent aussitôt de quitter la Hongrie pour toujours.

Discussions autour du pardon et des « lumières » au cœur de l'enfer

La première visite du pape a été le prélude à d’autres rencontres. Dans son récit intitulé C’est moi, François, Édith raconte avec humour parfois, mais surtout dans des phrases empreintes d’une grande émotion et de gratitude, la forme de dialogue qui s’instaure entre une survivante juive qui n’a jamais eu la foi et le chef de l’Église catholique.

François, « frappé par la force calme et lumineuse de cette dame », présente, dans sa préface, le récit de l’écrivain en ces termes :

« Elle était parvenue à trouver dans sa vie, et ensuite à transmettre dans son œuvre littéraire, différentes “lumières” dans un des abîmes les plus ténébreux de l’histoire de l’humanité. J’ai refermé le journal et j’ai appelé son directeur, Andrea Monda, pour lui demander de tout faire pour je connaisse et, si possible, rencontre Madame Bruck. (...)

« C’est ainsi que moins d’un mois plus tard, je suis allé chez elle dans le centre de Rome. Ce fut une visite émouvante pour nous deux ».

Plus tard, Édith et Olga, sa gouvernante, furent reçues dans la résidence privée de François. Il avait offert à Édith un Talmud, une petite Menorah et une longue étole de laine blanche qui lui fit penser au talith que son père portait pour prier. Édith et Olga lui avaient apporté une Hala, le pain tressé de shabbat, pétri et cuit de leurs mains. François commente : « ... ce pain perdu de sa maman, que l’écrivaine avait immortalisé dans son livre. Peut-être qu’aucun pain n’est jamais définitivement perdu, car il peut toujours être racheté. »

Quant à Édith, elle fait preuve à 92 ans d’une vitalité, d’une ingénuité et d’une joie sidérantes. Dès la première ligne, de son récit elle s’écrie: « - Il vient ! Il vient ! J’ai appris qu’il viendrait ! Lui, chez moi, samedi à quatre heures de l’après-midi. Je ne dois le dire à personne, c’est un secret. Mais comment vais-je faire pour me taire ? J’explose ! Je voudrais le chanter sur les toits ? Imagine un peu, il a lu ma lettre à Dieu et il l’a approuvée. »

Délicieuse Édith qui demande à Olga comment s’habiller pour recevoir François, sort ses plus beaux habits de sa penderie et les essaie devant le miroir.

Enfin, le jour dît, le pape apparaît dans l’entrée. Édith est en larmes, fascinée par la blancheur de sa soutane. Et d’ailleurs, tout est blanc dans son petit salon. Qu’évoque-t-il au prime abord pour elle ? « Une énorme barbe à papa parlante... » Mais pourquoi tant d’émotion, se demande-t-elle ? Arrivés dans le salon, François offre à Édith la petite Menorah, symbole d’Israël, et « un gigantesque volume en italien et en hébreu du Talmud », qu’il pose à ses pieds.

Une fois assis dans le fauteuil qui fut celui du mari d’Édith, le poète Nello Risi, il va à l’essentiel.

« - Pardon.

Puis sa première phrase :

- Je voudrais vous dire ce que j’ai dit à Yad Vashem, à Jérusalem. Vous demander pardon à vous et au peuple juif, martyr, victime de la Shoah. »

François propose à Édith de lui parler de ce qu’elle appelle « les lumières », ces gestes, au sein de l’enfer, qui lui ont donné la force de survivre. Ces lumières qu’évoque aussi le grand Vassili Grossman dans Vie et Destin : « la petite bonté toute simple » qui illumine l’horreur, lorsqu’une pauvre femme lance un quignon de pain à un soldat allemand prisonnier tombé, à bout de forces, dans la boue.

Édith a évoqué ces « lumières » éphémères, surgies de l’abîme, qui lui ont permis de croire, ainsi qu’elle l’écrit, qu’elle était « un être humain avec un prénom et que tout n’est pas perdu. »

Cette rencontre ne sera pas la dernière. François téléphonera souvent à Édith pour prendre de ses nouvelles, pour lui dire son émotion, après avoir lu ses poèmes.

Aussitôt après son départ, seule dans le salon, Édith face au fauteuil où François s’était assis, elle se demanda « avec un sentiment de culpabilité, pourquoi j’aime tant le pape François. Est-ce que moi, juive, je peux éprouver un amour immédiat pour le plus grand représentant de ceux qui, pendant des millénaires, nous ont persécutés ? »

« - Ils nous ont volé même notre Yeshoshua, disait ma mère. »

Quand François téléphone à Édith, ils échangent des paroles simples : elle lui demande des nouvelles de son genou.

Méditant sur cette aventure, elle écrit : « Le pape François s’est présenté à ma porte en remplissant de blanc l’ouverture et en écartant les bras comme si j’étais une fille perdue et retrouvée. »

« Pourrais-je être son enfant adoptive ? » Pathétique question, posée par une femme juive de 92 ans, orpheline de père et de mère, et restée, au fond d’elle-même, la petite fille qui les a vu disparaître en un instant sur la rampe d’Auschwitz.