L’analyse des premiers écrits politiques de Hitler éclaire sous un nouveau jour sa biographie idéologique et ses influences antisémites.

Que peut-on dire de nouveau sur Hitler, dont la vie est l’une des plus précisément connues du XXe siècle ? Beaucoup, comme le prouve cet ouvrage d’Anne Quinchon-Caudal sur l’itinéraire idéologique du futur Führer dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale. Mettant de côté la suite de l’histoire (l’accession au pouvoir, la formation de l’État nazi, la Deuxième Guerre mondiale), l’autrice, qui est germaniste et maîtresse de conférences à l’Université Paris-Dauphine, choisit d’explorer les années 1919 à 1923. Son objectif est de proposer une « histoire des idées hitlériennes », tout en mettant en lumière la transformation de Hitler en homme politique.

En prenant pour fil conducteur la cristallisation de l’antisémitisme hitlérien, l’étude décortique les premiers textes politiques du personnage, peu connus, en cherchant quelles ont pu être ses influences. Cette approche permet de démontrer tout d'abord que l’idéologie nationale-socialiste n'a pas été révélée à Hitler, mais résulte d'une lente maturation intellectuelle ; ensuite, qu’il ne l’a pas forgée seul, mais a puisé à de nombreuses sources, en particulier auprès du penseur antisémite Dietrich Eckart.

La haine dans le texte

L’originalité de cette biographie intellectuelle de Hitler tient à son parti-pris chronologique. Le projet n’est pas de retracer l’ensemble de la vie du Führer, mais uniquement ses « années de formation », ainsi que l’indique le sous-titre du livre. La période examinée court de 1908 à 1923, soit de la période viennoise de Hitler au putsch manqué de la Brasserie (8 novembre 1923). L’étude s’arrête donc avant l’emprisonnement de l’homme politique et la rédaction de Mein Kampf. Plus particulièrement, l'ouvrage se focalise sur les années 1919-1923 et notamment sur l’année 1920, identifiée comme un tournant majeur pour la cristallisation de l’antisémitisme hitlérien. Ce focus conduit à un certain déséquilibre dans l’ouvrage : la période 1908-1919 est parcourue en un rapide chapitre, puis la seule année 1920 fait l'objet d'un volumineux développement, avant deux derniers chapitres, beaucoup plus courts, consacrés à la période 1920-1923 et à l'héritage de ces « années de formation » sous le régime nazi.

Par ailleurs, le choix de se concentrer sur les aspects intellectuels de la vie de Hitler présuppose souvent de la part du lecteur une connaissance fine de sa biographie générale. Les principaux éléments de contextualisation (enjeux de l’après-guerre en Allemagne, vie politique bavaroise, etc.) sont soit rapidement évoqués, soit tardent à arriver, et seulement dans la mesure où ils éclairent tel texte rédigé par Hitler.

Ces deux nuances mises à part, l’ouvrage se révèle d’une grande richesse. Celle-ci tient à la distance prise par Anne Quinchon-Caudal relativement à Mein Kampf, l’autobiographie de Hitler à laquelle sa pensée est trop souvent résumée. Le livre publié à partir de 1925 est parfois cité, mais pour mieux confronter ce que dit Hitler de « son combat » avant cette date et ce que les sources antérieures à cette publication (lettres, discours, articles) en révèlent.

Anne Quinchon-Caudal complète le remarquable travail d’édition commentée puis de traduction de Mein Kampf, publié à la suite de son entrée dans le domaine public en 2015 (pour la version française : Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf, Fayard, 2021). Elle offre un accès direct, intégral et surtout commenté à d’autres écrits de Hitler, dont plusieurs sont intégralement traduits pour la première fois. Cette « sale littérature »   réunit le premier texte proprement politique de Hitler, qui comprend une lettre antisémite rédigée en réponse aux interrogations d’un autre soldat (16 septembre 1919   ), les 25 points du programme du Parti allemand des travailleurs (DAP), qu’il a proclamés mais peut-être pas rédigés (24 février 1920   ), ou encore « Pourquoi nous sommes antisémites » (13 août 1920   ), son premier discours qui nous soit parvenu dans son intégralité.

Le livre s'articule autour de ces textes, qui ne figurent pas en annexe mais bien en édition intégrale dans le corps du développement, parfois sur plusieurs dizaines de pages. Ils sont suivis d’explications de textes au plus près des mots, des idées mortifères et des procédés rhétoriques, et enrichis par de nombreuses et denses notes de bas de page qu’il serait dommage de négliger.

Médiocrité et banalité du mal

L'étude de ces textes permet de comprendre comment un soldat de nationalité autrichienne, qui a servi jusqu’en mars 1920 dans l’armée bavaroise, désœuvré, pris au dépourvu par la fin du conflit et l’ambiance révolutionnaire qui l'a suivie, a pu muer en orateur et homme politique. À cet égard, Anne Quinchon-Caudal souligne le rôle décisif de certaines figures, comme le penseur antisémite Dietrich Eckart ou son supérieur, le commandant Karl Mayr, qui l’envoie en observation auprès du DAP. Hitler adhère rapidement à ce parti, et celui-ci devient comme une nouvelle famille. Rebaptisé NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) en février 1920, il n’est alors qu’un petit parti parmi tant d’autres en Bavière. L'autrice insiste sur le fait que ses idées sont alors d’une grande banalité. C'est dans ce cadre que Hitler se fait remarquer comme conférencier puis orateur.

Au fil des mois, l’antisémitisme de Hitler se précise et se renforce. Dans la lettre du 16 septembre 1919 qu’il écrit à un soldat nommé Adolf Gemlich, il explique la nécessité de passer d’un antisémitisme sentimental ou passionnel à un antisémitisme de raison, qui s’appuierait sur une conception scientifique de la race. La « juiverie » (l’autrice choisit de traduire ainsi « Judentum ») est conçue comme une race plus que comme une religion. À cette date, les Juifs ne sont cependant que l’un des nombreux thèmes de discours ou d’écrits qui ne cessent de conspuer la situation géopolitique et politique de l’Allemagne vaincue.

Il faut attendre le 27 avril 1920 pour que le judaïsme soit choisi comme thème central d’un discours. Les Juifs et les Allemands y apparaissent comme deux races foncièrement différentes, tandis que le péril juif mondial est pour la première fois évoqué. Dans le discours du 13 août 1920, le NSDAP est présenté comme le principal rempart contre le judaïsme. Pour la première fois est évoquée l’idée d’une altérité indépassable de la race juive. Alors que les Aryens seraient des bâtisseurs de civilisation, les Juifs ne verraient dans le travail qu’une contrainte, et mineraient les civilisations par le capitalisme financier, l’internationalisme et la destruction des cultures authentiques. D’où la nécessité, pour les victimes des « parasites », de se défendre contre une race qui cherche à dominer le monde. Par des pirouettes rhétoriques, Hitler cherche à prouver dans ce discours qu’être nationaliste, c’est être socialiste et forcément antisémite.

Les différents textes étudiés ne constituent toutefois pas un bloc uni. Ils donnent à voir une pensée en formation, qui ne cesse d’évoluer, parfois hésitante et contradictoire. Tout l’intérêt est de briser le mythe — diffusé par Hitler lui-même — de la précocité qui entoure sa pensée antisémite (et sa pensée politique en général). Dès Mein Kampf, Hitler se présente en effet comme un self made man qui ne devrait rien à personne, et dont l’essentiel de l’idéologie aurait déjà été formée en 1908, alors qu’il n’avait que 19 ans. Son antisémitisme serait alors une forme de révélation, et lui un homme génial dont la marche vers le pouvoir serait inéluctable — il s’agit là d’un élément central de la propagande nazie. Ce mythe d’un antisémitisme précoce de Hitler, également véhiculé par certains de ses biographes, ne résiste pourtant pas à l’examen des faits. Le premier chapitre de l’étude d'Anne Quinchon-Caudal décrit ainsi la fragilité des témoignages qui prouveraient la virulence antijuive de Hitler avant 1918, et qui sont souvent des reconstructions bien postérieures, une fois la suite de l’histoire connue. Il est en vérité très difficile de savoir ce que Hitler pensait avant cette date.

« Hitler n’était pas, à l’origine, l’antisémite fanatique que l’on imagine », écrit l'autrice : « il n’était pas plus antisémite que la plupart des jeunes gens ayant la même origine sociale et géographique »   . Quant à l’idée d’un penseur génial et d’un grand intellectuel, ainsi qu’il souhaitait apparaître, elle est mise à mal par l’édition de ses premiers écrits politiques, aussi illisibles que Mein Kampf : la pensée de Hitler n’est pas complexe mais confuse, très mal exprimée et fondée sur des lectures mal digérées. Elle est à la fois médiocre et terriblement banale pour l’époque.

Pot-pourri intellectuel et père spirituel

Le caractère autodidacte de la pensée de Hitler est l’autre mythe tenace du nazisme que l’analyse de ses productions intellectuelles remet en cause. Loin d'un self made man, tout montre au contraire combien il a été influencé par d’autres penseurs, certaines rencontres et lectures dont il a constitué un pot-pourri assez peu personnel, fait d’idées qui n’ont rien d’originales dans l’Allemagne du début du XXe siècle. Pour reprendre Nicolas Patin, qui préface le livre, il n’y a pas de « génération spontanée » de Hitler, il est « fils » plutôt qu’« accident de notre modernité ». L’ouvrage s’inscrit en ce sens dans une historiographie récente, qui cherche à désenclaver Hitler et remet en cause sa singularité : son accession au pouvoir n’est pas un accident mais la conséquence d’un contexte social, politique, et d’idées partagées par certaines catégories de la population allemande, notamment dans la bourgeoisie et les petits propriétaires.

Les influences antisémites d’Adolf Hitler sont nombreuses, et il faut attendre 1919-1920 pour qu’il soit en contact avec la plupart d’entre elles. On peut citer l’homme politique d’extrême droite Heinrich Claß, l'économiste Gottfried Feder, dont les réflexions sur l’usure ont été déterminantes pour les réflexions de Hitler sur les liens entre Juifs et économie (Manifeste pour briser les chaînes de l’usure, 1919), ou encore l'un des fondateurs du DAP Anton Drexler (Mon éveil politique, 1919), chez qui Hitler a pu trouver l’idée de lutter à la fois contre le bolchévisme et contre le capitalisme (tous deux associés au judaïsme) et de fonder une idéologie à la fois « nationale » et « socialiste ». Ces réflexions, notamment sur l’incapacité des Juifs à travailler, ont pu être approfondies par la lecture de l'activiste Rudolf Jung (Le Socialisme national, 1919).

Les sources de sa conception raciale de l’Allemagne et du monde sont souvent plus anciennes, et remontent jusqu’à l'écrivain français Arthur de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1953), à l’anthropologue allemand Ludwig Woltmann et ses développements sur les races nord-européennes, ou encore au compositeur allemand Richard Wagner (La Juiverie dans la musique, 1850). L’influence de Theodor Fritsch a également été décisive : son livre Catéchisme des antisémites (1887, réédité en 1907 sous le titre de Manuel de la question juive) résume deux mille ans d’antijudaïsme.

Tous ces auteurs et leurs idées circulaient aisément à la fin du XIXe siècle et au début du siècle suivant. Cette mouvance peut être résumée en un adjectif, récurrent dans l’ouvrage : « völkisch ». Le mot, que l’autrice choisit de ne pas traduire, recoupe à la fois l’idée de patriotisme (autour du Volk, le peuple) et de racisme. Il désigne un courant intellectuel et politique pangermaniste très influent de l’époque, organisé en journaux, en centaines de partis, de ligues et de sociétés secrètes (comme la société de Thulé).

Mais la personnalité dont l’influence a sans doute été la plus décisive est, selon l'autrice, Dietrich Eckart (1868-1923), que Hitler côtoie à partir de 1920. Poète, dramaturge et journaliste, Eckart est en 1920, et depuis un quart de siècle, une figure en vue de la mouvance völkisch. Tous ses écrits transpirent un antisémitisme évident. Il y consacre sa vie et son argent, en rachetant par exemple en 1920 le journal Völkischer Beobachter, dans lequel écrit Hitler. Ce dernier trouve dans la pensée d’Eckart de nombreux exemples qu’il s’approprie, ainsi que certaines références intellectuelles ou religieuses. Eckart est celui qui aurait amené Hitler à réfléchir sur le « péril juif », sur le risque de l’« enjuivement » de l’âme allemande, et sur la nécessité de se libérer de toute influence sémite. Il joue un rôle si important que le deuxième tome de Mein Kampf lui est dédié. Sa mémoire sous le IIIe Reich est toutefois ambiguë : bien que l’homme ait joué un rôle dans la structuration du NSDAP naissant, celui-ci contredit en effet l’image d’un Hitler autodidacte.

Mort en prison à la suite du putsch de la Brasserie (auquel il n’a pas participé), Eckart n’a pas eu le temps d’achever son dernier texte, qui est un dialogue antisémite fictif entre lui-même et Hitler. Par ce texte, il souhaitait sans doute rappeler le rôle qu’il a joué dans la formation du futur chef du NSDAP, au moment où celui-ci commençait à s’émanciper de son influence. Ce texte, intitulé Le Bolchévisme de Moïse à Lénine, une conversation entre Adolf Hitler et moi (1925), est intégralement traduit et édité pour la première fois à la fin de l’ouvrage   . Son commentaire et les nombreuses notes ajoutées par Anne Quinchon-Caudal permettent de comprendre l’influence que Eckart a pu avoir sur le « petit messie monstrueux [qu’il a] modelé »   .

Mais cela permet également de faire apparaître les différences entre la pensée d'Eckart et de Hitler. Parmi elles, un ton plus littéraire et un récit beaucoup mieux construit (la différence entre un écrivain professionnel et un écrivaillon), bien loin de la violence rhétorique de Mein Kampf, publié la même année. Hitler va surtout plus loin dans sa propre pensée antisémite, ajoutant à celle d’Eckart une forme de darwinisme social qui le mène à l’idée de lutte entre les races. Hitler se différencie aussi d’Eckart en ce qu’il commence à penser aux conséquences pratiques de sa pensée et à quitter le terrain des idées. S’il n’est pas encore question d’extermination, Hitler prône bien à partir de 1923 la nécessité d’éloigner (enfernen) les Juifs de la race allemande.

De façon convaincante, Anne Quinchon-Caudal retrace par une analyse fine de la chronologie et des textes ces années décisives pour la formation politique et idéologique d’Adolf Hitler. Son ouvrage contribue à reconstituer le contexte intellectuel dont il est indissociable.