Dans un long entretien, l'historien Johann Chapoutot revient sur Hitler et le nazisme et bat en brèche certains clichés au sujet du dictateur.

* La version initiale de cet entretien a été publié dans la revue Historiens et Géographes, n°447, septembre 2019, p. 96-106.

 

Nicolas Charles pour Historiens et Géographes : Vous venez de publier aux PUF une courte biographie d'Hitler avec votre camarade Christian Ingrao. Pouvez-vous, pour commencer, nous dire comment vous avez construit cet ouvrage ?

Johann Chapoutot : Il s'agit d'une proposition éditoriale des PUF qui inaugurait une collection de biographies de personnages historiques sous la forme d'audiolivres qui étaient ensuite retranscrits pour devenir des livres à part entière. J'ai longtemps refusé cette proposition car le personnage d'Hitler ne m’intéressait pas spécialement. Devant l'insistance de l'éditeur, j'ai eu l'idée de leur proposer de m'associer à Christian Ingrao pour faire un livre à deux voix qui, à nos yeux, devait être une biographie, en donnant des éléments essentiels du parcours d'Hitler, mais qui, par ailleurs, devait nous permettre de présenter Hitler comme produit d'une époque (sa jeunesse et de sa formation) et symptôme d'un phénomène (le nazisme).

 

On retrouve ce caractère chronologique en regardant le sommaire : le plan est classique mais, en même temps, reflète votre façon d'envisager Hitler.

Absolument, nous avons essayé de reconstruire sa vie en écho avec les grandes questions qui se sont posées à son époque : de la modernisation industrielle à la fin du XIXe siècle jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale en passant par la Belle Époque, la Grande Guerre, la sortie de guerre, l'Entre-deux-guerres.

 

Pour revenir aux débuts d'Hitler, outre sa formation en Autriche puis son arrivée en Bavière avant la Première Guerre mondiale, l'un des éléments essentiels dans la construction de la personnalité d'Hitler est, selon vous, sans conteste la Grande Guerre.

Oui, lui-même le dit et les témoignages de l'époque le confirment. Les grands biographes d'Hitler, qui ont réalisé des biographies très fournies sur le personnage, comme Ian Kershaw   , Peter Longerich   ou Volker Ullrich   sont aussi d'accord avec cela. Pour notre part avec Christian Ingrao, nous ne voulions pas réaliser des travaux aussi complets que ceux que je viens de citer. Nous voulions livrer une quintessence, tirer une substantifique moelle au lectorat, et le tout sous une forme accessible à tous.

Peut-être qu'Hitler a été encore plus marqué par la Première Guerre mondiale que les 80 autres millions de combattants car il y a survécu, ce qui n'est pas rien, mais surtout, c'est là que, pour la première fois, il a fait l'expérience d'une vie en communauté. Ce qui n'était pas le cas auparavant : il avait d'abord été très isolé dans sa famille, enfermé dans une relation exclusive avec sa mère et puis ensuite, il n'avait pas vraiment construit de communauté amicale autour de lui. Ceci n'est pas non plus le cas durant la Grande Guerre, mais de fait il a vécu la solidarité du groupe primaire de combat et c'est une expérience qui l'a fortement marqué jusqu'à induire cette idée, que partagent d'autres hiérarques du nazisme, qui est que la seule communauté humaine qui vaille, qui soit à l'épreuve des faits, de l'Histoire, c'est la communauté de combat. Ce n'est pas la démocratie qui est pour lui et pour beaucoup d'autres à l'époque un régime absurde, ce ne sont pas non plus les monarchies traditionnelles qui disparaissent de manière massive avec la fin de la guerre, perdue par les grands empires. Les nazis sont assez darwinistes sociaux pour acter le fait que si ces monarchies sont mortes, c'est qu'elles devaient disparaître. La seule organisation humaine qui puisse être à l'épreuve des faits c'est la communauté de combat, ce que les nazis appellent la Kampfgemeinschaft.

 

Nicolas Patin, dans sa biographie récente du hiérarque nazi Krüger   , montre lui aussi l'importance de cette idée de communauté de combat, de la fierté d'être un vétéran, un « cochon de tranchée ».

Oui, le Frontschwein, le « cochon de tranchées », c'est celui qui a vécu, survécu et qui presque aurait aimé ça. Friederich-Wilhelm Krüger, Ernst Jünger ou Oskar Dirlewanger   en sont les archétypes. Ces gens-là gardent un souvenir très prégnant de leur expérience de tranchée, à tel point qu'ils sont soucieux de la prolonger au-delà de la guerre. Ils estiment que la guerre ne s'est pas terminée en 1918 et encore moins le 28 juin 1919 à Versailles. Pour eux, ce sont là des actes de guerres sous d'autres formes, c'est la poursuite de la guerre contre l'Allemagne par d'autres moyens : ils estiment que cette guerre continue. Par ailleurs, la référence à la tranchée signe leur noblesse et propose, à ceux qui ne l'ont pas vécue, un modèle d'affirmation virile. C'est quelque chose que j'avais vu très nettement dans le livre Le meurtre de Weimar   où j'étudiais le cas de ces SA qui n'avaient pas forcément connu la guerre et qui étaient soucieux, parce qu'ils étaient une génération trop jeune, de reproduire dans les années 1920 les rites, mais aussi de réinvestir le vocabulaire de la Grande Guerre dans leur activité politique et militante en parlant par exemple de Saalschlacht c'est à dire littéralement de combat de salle dès qu'il s'agissait de se jeter des bières à la figures avec des communistes. C'est quelque chose de très prégnant et Hitler nous sert de marqueur ou de signe pour lire l'importance de la Grande Guerre dans l'expérience de ces hommes qui débouche ensuite sur des idéaux politiques.

 

Est-ce que, comme l'avait énoncé l'historien américain George Mosse, on peut voir, dans le contexte allemand, cette notion de Brutalisation qui semble ici fonctionner (alors que c'est moins le cas en France) dans le cas de la société allemande sous la république de Weimar ?

La notion de Brutalisation ou d'ensauvagement a été très critiquée mais il faut voir que George Mosse l'employait avant tout pour l'Allemagne dont il est un spécialiste. De fait, pour l'Allemagne, cela fonctionne assez bien dans la mesure où la démobilisation culturelle, morale, mentale va se faire très difficilement dans le pays après 1918-1919. Il y a de nombreux facteurs qui y contribuent. D'abord le fait que les troupes allemandes se trouvent encore engagées assez loin sur le territoire français lorsque sonne l'heure de l'armistice le 11 novembre 1918 à 11 heures : c'est une drôle de défaite au regard des usages de la guerre.

Ensuite, il y a le fait qu'à l'extrême droite il y a une sensibilité politique fortement darwinienne et belliciste qui refuse absolument cette défaite. À l'extrême gauche, il y a une culture de guerre avec l'idée selon laquelle il faut que la violence accouche de l'histoire et qu'il faut suivre le modèle bolchevique. Et puis au milieu, il y a des sociaux-démocrates qui ont pris le pouvoir (ou plutôt auxquels on a remis le pouvoir avec des intentions mauvaises puisqu'il s'agissait de les compromettre) en novembre 1918 qui ont accrédité l’idée que l'Allemagne n'avait pas perdu la guerre : c'est le fameux salut « aux troupes rentrées invaincues du front » qu'adresse le nouveau chancelier Ebert, issu du SPD, aux troupes qui paradent à Berlin le 10 décembre 1918. De fait, et parce qu'il y a une alliance entre le nouveau pouvoir politique social-démocrate et l'état-major de la Reichsweir pour éviter la révolution communiste et maintenir l'ordre, un « pacte » est scellé entre Ebert et Gröner, le nouveau chef d'état-major. Les socio-démocrates vont donc accréditer la fable terrible, diffusée par l'état-major, au plus haut niveau avec Hidenburg et Ludendorff notamment, du « coup de poignard dans le dos » selon laquelle l'armée allemande n'aurait pas démérité, s'apprêtait à gagner la guerre et que ce serait donc « l'anti-Allemagne » qui aurait poignardé l'armée nationale allemande dans le dos. C'est ce mensonge-là, accrédité par le SPD, qui a servi à disculper le haut état-major allemand qui savait très bien que la guerre était perdue parce que c'est lui-même qui a voulu cesser la guerre. L'armée allemande était alors en voie de dissolution, il fallait alors trouver une solution rapide de la part de l'état-major pour éviter de discréditer l'armée aux yeux de la population.

 

Quand on voit la situation en Allemagne à la fin de l'année 1918 et au début de 1919, on se rend compte que la gauche est divisée, avec une extrême gauche qui tente de faire une révolution de type bolchevique et un SPD qui veut, coûte que coûte, éviter tout phénomène révolutionnaire dans le pays et fait appel à l'armée et aux corps-francs pour réprimer les tentatives des spartakistes notamment. C'est cette opposition liminaire entre le SPD et le KPD, dès 1919, qui va quelque part faciliter, dans les années 1930, l'arrivée au pouvoir d'Hitler.

Ce qui s'est passé dans les semaines après la fin de la Grande Guerre en Allemagne, c'est que l'élite sociale socio-démocrate est révulsée par l'idée de révolution. C'est une élite oligarchique, formée de professionnels de la politique, à l'image de Ebert ou de Scheidemann, qui sont horrifiés par l'idée d'une révolution bolchevique en Allemagne, perspective tout à fait crédible fin 1918, début 1919, puisque cela se produit notamment en Bavière qui n'est pas la région allemande la plus réputée pour ses idées progressistes. Les oligarques à la tête du SPD veulent à tout prix éviter une révolution : c'est pour cela qu'ils ont fait alliance avec l'état-major qui veut, lui aussi, éviter que l'Allemagne ne sombre dans une révolution comme en Russie. C'est donc le gouvernement dirigé par le SPD qui va autoriser puis soutenir, en sous-main, illégalement, l'équipement et l'activité des corps-francs (Freikörper), très importants pour le maintien de l'ordre en Allemagne jusqu'en 1923 et pour la guerre à l'Est jusqu'en 1921   . Il est certain que les sociaux-démocrates pensaient bien faire en défendant les acquis sociaux et politiques qu'ils venaient d'obtenir par les accords de novembre 1918   et cette constitution démocrate en train d'être élaborée à Weimar entre février et juillet 1919. Ils pensaient donc qu'il fallait en passer par là, contre ce qui était perçu, assez unanimement en Europe, en dehors des communistes, comme l'équivalent de ce que serait aujourd'hui Daesh par exemple. Il vaut voir à quel point le communisme à l'époque a pu faire peur : le communiste, en France en 1919, c'est l'homme au couteau entre les dents par exemple. Pour les Allemands, la Russie est très proche : des révolutions communistes sont constatées en Hongrie en 1919 et même au sein de l'Allemagne comme en Bavière. Ce sont là des éléments de contexte à rappeler pour montrer quel peut être l'univers mental des dirigeants du SPD à cette époque. Il est certain que l'attitude de Ebert, Scheidemann et surtout Gustav Noske, qui va pour sa part évoluer dans les années 1920 vers la droite nationaliste, a creusé un fossé de sang avec les communistes qui rend, dans les années 1920 et 1930, tout dialogue et toute alliance totalement impossibles entre les diverses composantes de la gauche.

 

Il y a donc, en 1919, une Allemagne marquée par le chaos, avec une extrême droite disparate mais pouvant s'appuyer sur des corps-francs et toute cette camaraderie de front que certains continue de pratiquer une fois la Grande Guerre terminée dans le cadre des affrontements de rue en Allemagne. Et Hitler, que fait-il pendant ce temps ?

À la sortie de la guerre, Hitler se cherche. C'est quelqu'un qui est désarçonné et profondément meurtri par la défaite. Il temporise, observe, commence à développer une vision du monde ultranationaliste, pangermaniste et antisémite mais qui, en attendant de voir comment les choses se passent, est assez prudent pendant quelques mois. Il est employé de l'armée comme officier de renseignements et décide de changer de vie, de franchir une sorte de Rubicon existentiel en adhérant à un petit parti qu'il surveille, le DAP (Deutsche Arbeiter Partei, parti des travailleurs allemands) à l'automne 1919. Il quitte alors ses fonctions dans l'armée pour entrer véritablement en politique. C'est quelqu'un qui, dans l'agitation et le désordre de la défaite, dans les troubles politiques bavarois qu'il a vécus au premier rang, a trouvé en quelques mois sa voie, mais aussi sa voix parce qu'il s'est aperçu qu'il savait parler, convaincre et enthousiasmer un auditoire. C'est là qu'il décide d'entrer en politique : cette décision est d'un an postérieure à ce qu'il affirme dans Mein Kampf où il annonce qu'elle date du 11 novembre 1918, ce qui est faux.

 

On voit très bien dans votre biographie d'Hitler que celui-ci est fortement dépendant de l'évolution de la république de Weimar, en particulier dans le domaine économique dû à la crise mondiale.

Puisque l'on fête cette année 2019 le centenaire de la naissance de la république de Weimar, il faut peut-être rendre hommage à cette république qui est si mal aimée, parce que l'on voit toujours son histoire par la fin, de manière téléologique, par son échec, comme si celui-ci était inéluctable. Or, il faut voir ce à quoi elle a réussi à survivre : jusqu'en 1923, elle a survécu à la défaite, au traité de Versailles, à l'hyperinflation et à des affrontements politiques majeurs. Il faut donc voir que la république de Weimar n'a été fragilisée, in fine que par un choc exogène, par une crise économique importée des États-Unis par le biais des capitaux américains et britanniques, à la fin des années 1920, après plus de cinq ans de stabilisation assez remarquable. Le message du parti nazi par rapport à Weimar reflète à la fois son opposition à la république mais aussi sa volonté de proposition pour une société nouvelle. Dans les années 1920, le NSDAP est un tout petit parti, très faiblement représenté électoralement. Il pose alors une somme d'oppositions : à l'étranger, aux droits de l'homme, au communisme, au libéralisme. Du point de vue nazi, toutes ces infamies sont représentées par la république de Weimar. Il est évident que pendant la période de stabilisation que connaît la république entre 1924 et 1929, cette opposition à Weimar ne fait pas recette. Et de ce point de vue-là, c'est assez paradigmatique de voir qu'en 1928, le NSDAP fait 2,8 % des voix aux élections législatives et que quatre ans plus tard, à l'été 1932, au plus fort de la crise, il obtient 37 % des voix aux élections législatives.

 

Vous avez noté cela dans votre biographie d'Hitler, dans le sous-titre d'une partie : le nazisme dépendant du malheur économique. Il y a vraiment une corrélation entre l'augmentation du chômage et la montée en puissance du NSDAP dans la vie politique allemande.

C'est ce qui a fait de la fin de l'histoire de la république de Weimar et de l'histoire du parti nazi en particulier un exemple paradigmatique de l'explication socio-économique des comportements politiques et de l'histoire en général. Cela dit, il ne faut pas non plus trop exagérer cet aspect-là, même s'il est fondamental. Il ne faut pas oublier non plus que le parti nazi a su séduire et convaincre, non seulement par ce à quoi il s'opposait, mais également par ce qu'il proposait à la population allemande, en particulier aux élites.

 

Vous montrez très bien ce changement tactique d'Hitler après son échec lamentable du putsch de Munich en 1923. Il va dès lors essayer de convaincre les élites économiques car il se rend compte que son arrivée au pouvoir ne peut passer que par la voie électorale.

Effectivement, c'est une stratégie électoraliste légaliste qui est d'ailleurs débattue et contestée au sein du parti nazi. C'est un débat qui, au fond, ne sera tranché qu'avec l'élimination de l'élite de la SA pendant la « nuit des longs couteaux »   . Il s'agit donc pour Hitler, après l'échec du putsch de la Brasserie de Munich   , d'arriver au pouvoir légalement, par la voie des urnes. Pour cela, il faut un financement abondant dont Hitler a pu bénéficier en Bavière au début des années 1920 quand les élites économiques et financières bavaroises ont vu dans le parti nazi le moyen de détourner vers une cause nationale un électorat qui pourrait être tenté par des idées internationalistes. Ceci est l'escroquerie national-socialiste : le NSDAP essaye de capter un électorat porté vers le socialisme ou le communisme pour le détourner vers le nationalisme le plus étroit au moyen de slogans, de mots ou d'articles de programmes qui font office d'attrape-mouches. Mais, au cours des années 1920, les financements se tarissent. Ils recommencent à être abondants à partir de l'été 1929, avant même le déclenchement de la crise, au moment où le parti nazi fait alliance avec la droite nationale, traditionnelle, conservatrice dans la campagne référendaire contre le plan Young   . Il y a un premier rapprochement qui se fait à ce moment-là. Par la suite, l'aggravation de la crise et la montée en flèche de l'audience du KPD faisant craindre une révolution à la soviétique, confortent les positions financières du parti nazi avec de nombreux soutiens qui se font jour dans les milieux économiques et financiers.

 

Vous parliez tout à l'heure de tous ces gens qui étaient trop jeunes pour aller se battre durant la Grande Guerre et qui, dans les années 1920 et au début des années 1930, rêvent d'en découdre. Je pense notamment à Himmler, mais surtout à Joseph Goebbels qui va jouer un rôle clé dans les campagnes électorales à partir des années 1930.

Effectivement, c'est, pour quelqu'un comme Goebbels, une scène de rattrapage que ces échéances électorales, littéralement définies comme un combat (Kampf), comme si combattre électoralement, être un soldat politique, compensait le fait de ne pas avoir fait la guerre. C'est aussi le cas d'Himmler : nous évoquons tout cela dans notre ouvrage, il y a aujourd'hui une belle bibliographie qui fait une sociographie de ces gens-là. Ce sont des personnes qui parviennent à maturité dans les années 1920, qui font des études, sont très bien formés, sont souvent titulaires de doctorat, mais qui se retrouvent à la fin de la décennie face à un mur, celui de la crise économique et de la perspective du chômage. Dans ce contexte-là, les seuls qui leur offrent une perspective un peu exaltante, ce sont les nazis en leur disant que, vu les conditions, ils ne vont pas manquer de prendre le pouvoir, de leur donner bientôt les clés de l'Allemagne puis, par la suite, celles de l'Europe. Ce sont là des centaines de jeunes gens qui vont devenir très importants car ils vont venir armer les structures du NSDAP puis de l’État. Ces jeunes gens, qui ne sont pas à l'origine des nazis, mais plutôt des sympathisants de la droite traditionnelle et nationaliste, vont opter pour l'hypothèse nazie et la suite va confirmer, en terme de carrière, la justesse de leur choix. On peut ici par exemple citer le cas de Werner Best, un des principaux responsables de la Gestapo. Il fait partie de ces jeunes technocrates très bien formés : il est, pour sa part, docteur en droit. Il n'était pas du tout nazi mais, dès la fin des années 1920, se rapproche de ce mouvement qui a le vent en poupe et qui lui promet une carrière.

 

Vous parliez tout à l'heure de la notion de combat. Il y a, aux côtés d'Hitler, un personnage très important, qui est un compagnon de la première heure et qui, à la tête de ses SA, mène de vrais combats de rue, c'est Ernst Röhm. Quel a été son rôle au sein de l'organisation nazie et pourquoi, en 1934, est-il éliminé par Hitler ? Quelles sont les raisons de la rupture de ce dernier avec sa base sociale au sein du parti qu'est la SA ?

Ernst Röhm fait partie de ces frontschweine, c'est à dire de ces « chiens de guerre » qui ont aimé cette expérience. Après un passage dans les combats politiques et les corps-francs, il part comme instructeur militaire en Amérique latine au début des années 1920 et puis revient en Allemagne au milieu de la décennie, à la demande d'Hitler, envers qui il a une profonde amitié qui est d'ailleurs réciproque. Röhm est la seule personne de son entourage qu'Hitler tutoie. C'est quelqu'un de très utile, parce que c'est un meneur d'hommes, un chef charismatique, mais aussi un soudard qui sait gagner la confiance des jeunes gens qu'il a autour de lui. Il sait former une garde de jeunes officiers qu'il nomme à des postes de responsabilités et dont il est très proche. Cette proximité s'explique par son homosexualité car il a avec une partie de ses fidèles des liens intimes, voire amoureux.

Röhm a réussi à structurer un instrument très bien organisé qu'est la SA. À l'été 1932, la SA compte plus de 400 000 hommes : c'est une milice gigantesque qui est très utile à Hitler car elle donne une caution prolétarienne au nazisme. Sans parler de « nazisme de gauche », ce qui serait une aberration, Röhm fait partie de ces gens qui prennent l'impératif national-socialiste au sérieux. Il estime que la prise du pouvoir, c'est bien, à condition que celle-ci soit complétée par la suite par une révolution sociale. Cela permet à Hitler dans un premier temps de rabattre vers le nazisme tout un électorat qui est sensible à ces idées-là, pas forcément de gauche d'ailleurs, mais tout simplement un électorat de droite prolétarisée, déclassée et qui est sensible à ces idées d'égalitarisme. Mais des fissures apparaissent entre Hitler et Röhm : à l'été 1932, il y a un débat féroce au plus haut de la hiérarchie nazie sur la stratégie à adopter pour arriver au pouvoir. Quand le parti nazi, fort de ces 37 % des voix à l'été 1932, ne voit pas Hitler arriver à la Chancellerie, Röhm suggère à ce dernier de passer à l'action grâce aux 400 000 SA, quatre fois plus nombreux que la Reichswehr. Hitler va alors adopter des positions qui l'obligent à se dédire vis-à-vis de la stratégie du légalisme, ce sont des choses qu'il ne va pas oublier, qu'il va ruminer et certaines vont être même tranchées de façon radicale lors de la « nuit des longs couteaux ». À ce moment-là l'aile « sociale » du nazisme disparaît totalement pour donner des gages à l'élite de l'armée qui s'inquiète de la présence de Röhm au plus haut niveau de l’État, ou tout du moins du parti. L'enjeu en 1934 a changé : ce n'est plus les vieilles querelles sur le légalisme comme avant, ça reste l'idée de révolution sociale qu'Hitler ne veut absolument pas et le nouvel enjeu au moment de la « nuit des longs couteaux » c'est l'absorption de la Reichswehr par la SA qui est une exigence de Röhm. Ce dernier est un militaire de carrière qui estime qu'il doit prendre le contrôle de l'armée qui doit être « digérée » par la SA.

 

On est en 1934 : on sort d'une année que vous avez intitulée dans votre ouvrage « une première année de violences et de déceptions ». C'est vrai que de la prise du pouvoir par Hitler le 30 janvier 1933 à la « nuit des longs couteaux », les SA ont été particulièrement violents vis-à-vis de l'opposition politique en Allemagne.

Les SA ont eu une utilité pendant toute la décennie des années 1920 comme force de frappe militante, comme bras armé, comme rassemblement de cogneurs, ce sont les nervis du parti nazi. Avec l'arrivée du NSDAP au pouvoir en 1933, ils sont aussi très utiles par leur présence dans la rue : l'espace public est littéralement saturé de leurs uniformes dont ils se servent pour faire régner la terreur. La terreur politique est désormais légale puisque plus de 50 000 SA et SS sont nommés policiers auxiliaires en février 1933, ce qui leur donne des pouvoirs de police qu'ils utilisent contre l'opposition et contre les syndicats. Ils ont donc eu cette utilité de sidérer et de vitrifier l'opposition politique qui devait faire face à une pratique de terreur. Ce sont les SA qui allaient appréhender les syndicalistes ou les députés de gauche chez eux pour les emmener dans des caves, des hangars, des brasseries désaffectées, parfois dans des salles de cinéma, dans des centaines de lieux qui ont été des camps de concentration sauvages. Les opposants y sont passés à tabac, parfois assassinés comme en juin 1933 lors de la semaine sanglante de Köpenick   .

 

On voit aussi que durant cette année 1933 s'amorce un basculement au sein du parti nazi au profit de la SS qui va se charger de la gestion des camps de concentration qui s'ouvrent rapidement, avec notamment Dachau   . Comme l'a montré récemment Nikolaus Wachsmann   , avec le contrôle absolu sur les camps de concentration, les SS deviennent alors le vrai bras armé du parti nazi.

Dès 1933, la SS a une stratégie autre. Il y a bien sûr des cogneurs dans cette organisation mais, de l'origine à 1934, la SS n'est qu'une subdivision de la SA. Il faut bien voir que hiérarchiquement, Himmler, chef de la SS, est subordonné au chef d'état-major de la SA qui est Ernst Röhm. À partir de juin 1934, tout cela change. Pour les SS, plus que de tenir la rue et de diffuser la terreur chez les opposants, il s'agit d'investir les structures, de faire de l'entrisme. L'ambition d'Himmler est d'investir les organes des différentes polices allemandes. Il y en a beaucoup, parce qu'il n'y a pas à l'époque de police fédérale, mais une police pour chaque Land, mais aussi parce qu'il y a des polices spécialisées : la police criminelle, la police d'ordre qui gère la sécurité quotidienne des habitants, la police politique. Ce que vont faire les cadres de la SS, c'est d'investir les structures, y faire de l'entrisme pour pouvoir les contrôler de l'intérieur. Himmler en devenant préfet de police de Munich devient de fait chef de la police bavaroise. Ce contrôle de la police par la SS est un processus assez long, entre 1933 et 1936, date à laquelle Himmler contrôle de fait toutes les polices allemandes.

 

C'est ce que vous avez intitulé « les réseaux de la surveillance sociale » avec cette idée qu'ont les nazis de cadenasser la société de l'intérieur pour éviter toute opposition politique qui, de fait, petit à petit, soit émigre, soit disparaît.

Il s'agit effectivement de quadriller la société allemande. Il n'y a pas que les polices qui servent à cela, il y a aussi toutes les organisations sociales et sociétales qui ont été créées par les nazis dans le courant des années 1920 et qui s'adressaient à un segment particulier de la société allemande : les jeunes avec les jeunesses hitlériennes, les femmes avec l'association des femmes national-socialistes, les professeurs, les avocats... Chaque secteur de la société était identifié, isolé et recevait à la fois une structuration possible, mais également spécifique qui lui était destinée. C'est en cela que l'on voit la grande modernité de réflexion et d'action des nazis qui sont bel et bien des enfants de leur temps puisqu'ils adoptent en terme de politique, à l'égard de la société allemande, une stratégie de publicité et de marketing. Ce que l'on appelle à l'époque la réclame essaye de procéder scientifiquement, par segmentation du corps social et par identification de groupes-cibles auxquels on adresse un message bien particulier.

 

Cela est amplifié par la mainmise sur tous les organes de presse et de communication. La radio, le cinéma (avec notamment Léni Riefenstahl) sont encouragés par les nazis à cause de leur modernité.

Léni Riefenstahl avait une grande imagination technique avec l'utilisation de plans modernes comme la contre-plongée, l'utilisation de caméras sous-marines, d'ascenseurs pour élever les caméras, de trépieds perfectionnés, de la technique du travelling. Tout cela effectivement a été utilisé pour le compte de la propagande nazie, à tel point que le cinéma de Léni Riefenstahl a été reconnu pour sa grande qualité au niveau international. Elle reçoit des prix à la Mostra de Venise, ce qui paraît aller de soi, mais aussi à l'exposition universelle de Paris de 1937 pour son film Olympia sur les jeux olympiques de Berlin l'année précédente. Il y a donc chez les nazis une volonté débridée d'exploiter tous les moyens possibles pour arriver à diffuser un message politique.

 

Et Hitler dans tout cela ? Il s'appuie sur des gens qui savent utiliser la modernité pour faire de la propagande comme on vient de le voir avec Leni Riefenstahl ou comme le fait Joseph Goebbels à la tête de son ministère de la Propagande. Mais que pense-t-il vraiment de cette modernité pour contrôler les masses ?

Lui-même se conçoit comme un artiste, et sa vocation originelle a été contrariée. Il pense la politique comme Wagner pensait l’œuvre d'art, c'est à dire comme un chef-d’œuvre d'art total. Il est très heureux de bénéficier du concours d'artistes novateurs et modernistes comme on a pu le voir avec Leni Riefenstahl dans le domaine du cinéma. Ce qui ne l'empêche pas, bien au contraire, de s'appuyer sur des artistes ou des architectes très traditionalistes comme Albert Speer ou Gerdy Troost avant lui. Speer comme Troost ont réussi à flatter les manies ou les marottes d'Hitler en produisant des œuvres très médiocres d'un néo-classicisme achevé qui n'était pas très imaginatif. Du point de vue de la modernité artistique, Hitler est très en retard, on le voit à ses goûts picturaux lorsqu'il se fait le maître d’œuvre de l'art allemand à partir de 1933.

 

Du coup, il refuse toutes les avant-gardes en les qualifiant « d'art dégénéré » ?

C'est exactement cela, disons que ce qui est l'expression d'un classicisme un peu fade et pas très inventif est considéré comme la juste expression du génie germanique qui ne se dément pas au fil des siècles. Comme la germanité remonte à l'antiquité gréco-romaine, faire du néo-classique au XXe siècle est une fidélité à la race et à son art. Dévier de ces modèles et des ces archétypes, c'est déchoir biologiquement. Le terme d'art dégénéré est intéressant étymologiquement car si on le prend au sens littéral, c'est la même chose en français et en allemand, cela veut dire déchu de sa race, quelque chose qui est tombé, qui s'est éloigné de la matrice raciale. Pour les nazis, si vous êtes de bon sang et sain médicalement, vous faites du néo-classique. Si vous êtes malade, vous peignez comme Karl Schmidt-Rottluff   , Otto Dix   , George Grosz   ou le mouvement Die Brücke   , c'est-à-dire que vous peignez une réalité déformée, qui n'a pas les bonnes couleurs parce qu'il est évident que si vous peignez un cheval bleu, c'est que vous le voyez bleu, et si c'est le cas c'est que vous êtes malade.

 

Il y a donc véritablement une concomitance entre l'idée raciale eugénique et l'art ?

Absolument puisque le sang ou la race se manifestent par des productions artistiques qui sont propres selon les nazis, mais aussi selon les théoriciens du racisme de l'époque, que ce soit en Allemagne ou ailleurs. Chaque race ou chaque sang se matérialise ou se concrétise par une forme de production culturelle qui lui est propre. Que ce soit en art, au sens très large du terme qui va de la sculpture à la musique en passant par l'architecture, ou que ce soit dans la morale ou dans les textes de lois, chaque race a sa personnalité et laisse son empreinte à ce qu'elle crée. Cela va très loin et a des conséquences graves pour les artistes et pour leurs œuvres, mais lorsque vous pensez à la morale ou la loi, lorsque vous voyez que pour les nazis les lois et les normes morales élaborées par les Germains ne valent que pour eux, cela a des conséquences terribles pour ceux qui sont définis comme en dehors de cette communauté raciale.

 

On a tendance à oublier aujourd'hui que Berlin à la fin des années 1920 est une capitale cosmopolite, capitale mondiale des avant-gardes avec beaucoup d'artistes. C'est une ville qui révulse par ces aspects-là les nazis.

Hitler est quelqu'un qui a toujours détesté Berlin. C'est une ville de gauche, cosmopolite. Sa ville allemande préférée est Munich car elle lui rappelle son Autriche natale : c'est un écosystème dans lequel il se sent mieux. Il fait d'ailleurs tout pour quitter Berlin le plus souvent possible. Il fera tout également pour défigurer cette ville, se réjouissant même des bombardements massifs qui frappent la capitale du Reich en disant que c'est toujours ça de moins à détruire pour réédifier une nouvelle capitale. Cette détestation de Berlin se retrouve chez les hiérarques nazis en général à l'égard de cette grande métropole qui brasse et mélange les populations. Berlin va être dévitalisée de sa vie artistique et intellectuelle par la glaciation nazie qui s'abat sur elle dès 1933, que ce soit par l'arrestation ou l'assassinat des artistes ou des intellectuels ou par leur émigration massive qui va nourrir les États-Unis et leurs universités qui décollent à ce moment-là.

 

Au niveau international, qu'en est-il des projets géopolitiques d'Hitler en Europe, mais aussi de sa vision de la place de l'Allemagne dans le monde ? On pense notamment à la remilitarisation de la Rhénanie, mais pas seulement. Vous montrez bien dans votre ouvrage l'importance pour Hitler de recevoir les Jeux Olympiques à Berlin en 1936 par exemple.

Au niveau géopolitique, on entend un peu tout et n'importe quoi sur les ambitions des nazis. Il faut bien rappeler que ce qui les intéresse avant tout, c'est l'Eurasie, c'est à dire un continent qui irait de l'Atlantique à l'Oural, pour des raisons avant tout biologiques, puisque dépasser l'Oural c'est rentrer dans un autre espace climatique qui pourrait faire dégénérer la race. Les nazis sont des gens qui sont tellement matérialistes et déterministes qu'ils se limitent à des espaces situés sous des latitudes bien spécifiques, celles de l'Allemagne. Quant à la longitude, il est hors de question de retourner coloniser l'Afrique car le soleil de là-bas fait dégénérer le génie germanique à leurs yeux. L'Europe est donc au cœur des ambitions nazies, en cédant le sud du continent à Mussolini qui veut pour sa part reconquérir son Empire romain. Dans le discours public des nazis, il n'est absolument pas question de tout cela, Hitler devient d'ailleurs à partir de 1933 le Friedenskanzler (le « chancelier de la paix ») qui ne cesse de dire aux presses étrangères qu'en tant qu'ancien combattant lui-même, il ne souhaite certainement pas renouveler l'erreur de plonger l'Europe dans la guerre. Ce qui est crédible, cela constitue le message que les opinions publiques européennes veulent entendre. On se rend ici compte que le pouvoir nazi développe à l'égard de l'étranger une politique de réelle séduction. Cela passe par ce message de la paix, mais aussi par le fait d'accueillir les Jeux Olympiques en 1936, ce qui n'était pas acquis. En effet, les Jeux Olympiques sont attribués à l'Allemagne en 1931, deux ans avant l'arrivée des nazis au pouvoir. C'est Goebbels qui réussit à convaincre Hitler de l'utilité d'être le théâtre de ces Jeux Olympiques pour offrir au monde une vitrine superbe et bien parée. Cela fonctionne extrêmement bien : à l'étranger, ce message est reçu de manière très positive. Hitler, chancelier de la paix, c'est quelque chose qui soulage. Les Jeux Olympiques si bien organisés, avec une Allemagne propre, régénérée, cela plaît. Par ailleurs, nous le montrons dans l'ouvrage, ce que fait Hitler n'est pas exorbitant du point de vue des opinions publiques et des élites étrangères. Mettre fin à la menace communiste, c'est très bien. Casser les syndicats, beaucoup de gens en rêvent, briser la gauche, également. Faire de l'Allemagne une zone d'investissement optimale, grâce à la multiplication par l’État des commandes de matériel de guerre cumulées à l'absence de contestation politique et syndicale, c'est là aussi une situation qui fait rêver beaucoup de personnes en Europe et dans le monde. Au même moment, il faut rappeler que la Grande-Bretagne est touchée par des grèves massives dues à la faim et à la crise, tout comme en France avec le Front Populaire : des socialistes soutenus par des communistes avec à leur tête un juif. C'est Marc Bloch qui s'en est fait le grand analyste et interprète quand il rapporte cette parole de l'époque dans son livre L'étrange défaite : « Plutôt Hitler que Blum ». Énormément de gens disent cela car ils préfèrent l'ordre qui règne dans les rues et l'absence de danger communiste que la révolution bolchevique, ou la guerre. Encore une fois, pendant longtemps, Hitler est associé à la paix, parce qu'il le proclame, ce qui est identifié à la guerre, c'est Moscou. Se développe alors l'idée assez perverse selon laquelle il faut céder à Hitler en tout et surtout pas se rapprocher de l'URSS pour éviter de fâcher ce dernier.

 

L'Europe de l'Entre-deux-guerres est totalement apeurée par le bolchevisme. Il ne faut pas oublier qu'avec la victoire de l'Allemagne sur la France en juin 1940, un certain nombre de Français basculent dans le soutien au nazisme par peur du bolchevisme.

Même avant cela : en 2018 on a beaucoup parlé de la réédition possible des pamphlets de Céline. Ce dernier, avec son outrance et, il faut bien le dire, avec son génie, est un révélateur assez intéressant de ce qui se passe dans certains esprits en 1936. Cette année-là, Céline devient nazi, pour beaucoup de raisons qui sont liées à sa frustration personnelle, au fait qu'il estime que Mort à crédit a été assassiné par la critique alors que c'est un chef-d’œuvre alors que les critiques sont juifs. C'est aussi parce que 1936 en France c'est l'arrivée au pouvoir du Front Populaire. Pour Céline, qui est un ancien combattant, mutilé et traumatisé de la Grande Guerre, l'arrivée des « judéo-communistes » au pouvoir selon sa formulation, porte en elle une menace de guerre parce qu'il est évident que cela va provoquer Hitler, lequel ne veut que la paix. Par ailleurs, Céline étant médecin et obsédé d'hygiène sociale, il rejoint totalement les idées des nazis sur bien des points. Cet homme-là est un observateur intéressant, son argumentation est assez claire, quoiqu’ébouriffée et délirante : elle montre comment se met en place le mécanisme qui conduit des gens vers l'admiration vouée à l'Allemagne, voire le soutien à l'Allemagne ou même au nazisme pur et simple.

 

Si on regarde l'obsession d'Hitler de l'Est, vers ce Lebensraum, on peut rejoindre ce que Christian Ingrao a étudié dans son ouvrage La promesse de l'Est   , c'est à dire une Allemagne entièrement tournée vers l'expansion dans la partie orientale de l'Europe ?

Oui, c'est une des grandes promesses du nazisme que d'offrir un espace vital à la race et à son déploiement. Ce que nous traduisons nous par « espace vital », c'est en fait le biotope en Allemand (der Lebensraum) car tout est pensé dans des termes biologiques. Il faut voir dans cette idée que le biotope de la race germanique se situe à l'Est n'est pas une création des nazis comme d'ailleurs tant d'autres idées qu'ils professent. L'espoir d'une conquête de l'Est est un vieux projet qui revient régulièrement à l'époque moderne et contemporaine en écho avec la magnification de l'épopée de chevaliers Teutoniques et Porte-Glaive, cette fameuse poussée vers l'Est qui aurait apporté la civilisation aux steppes et à la Baltique. C'est aussi une des grandes ambitions des pangermanistes de la fin du XIXe siècle, qui trouve sa consécration lors de la victoire allemande à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce que l'on entend ici par victoire allemande, c'est la victoire totale à l'Est. Les Allemands sont d'autant moins enclins à accepter l'armistice de Rethondes et surtout le traité de Versailles car ils annulent la victoire lors du traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 qui offre à l'Allemagne des territoires gigantesques à l'Est, soit en administration directe, soit sous protectorat en Biélorussie, en Ukraine et jusqu'en Russie. C'est cette frustration là que les nazis, dès Mein Kampf, développent, celle de la perte de territoires gigantesques à l'Est qu'ils se proposent tout simplement de reconquérir.

 

Est-ce que cela s'explique aussi par le fait que Hitler craignait la France ? C'est d'ailleurs peut-être cette crainte qui explique ses tergiversations lors de la bataille de France, notamment devant Dunkerque.

Hitler est d'autant plus prompt à se proclamer chancelier de la paix parce qu'il a effectivement peur de la guerre. Notre conviction profonde est que, s'il avait pu éviter une guerre à l’ouest, contre la France et la Grande-Bretagne, il l'aurait fait. D'ailleurs, il a tout fait pour l'éviter le plus longtemps possible, tout fait pour chercher une alliance avec le puissant Empire britannique. Cela n'exclue pas des coups de poker ou des tentatives un peu folles du point de vue de l'état-major, comme effectivement la remilitarisation de la Rhénanie en 1936 qui est un coup très osé parce que l'on pouvait craindre une réaction de la France et de la Grande-Bretagne. Mais comme il n'y en a pas eu, cela a commencé à convaincre Hitler qu'à partir de ce moment-là, il y avait quelque chose à faire à l'ouest. Cela dit, en 1938, il est bien aise que les accords de Munich évitent la guerre car l'état-major ne cesse de lui répéter que l'armée allemande n'est pas prête, ce qui est vrai. Elle n'est pas prête non plus en 1940, cela se retrouve dans l'attitude d'Hitler : cela fait écho à ses peurs, ce qui provoque ces tergiversations que vous avez évoquées. Celui-ci est loin d'être le génie de la guerre éclair que l'on a exalté : il reste en fait un homme de la guerre statique, de la guerre de tranchées qu'il a vécue pendant la Première Guerre mondiale : il est donc un homme de la guerre d'avant et pas du tout de la guerre du futur. Il a des stratèges et des militaires de génie autour de lui comme Manstein pour la conception du plan ou Rommel et Guderian qui sont à la manœuvre sur le terrain. Pour sa part, il est très réticent à l'idée d'une progression rapide des troupes : on le voit clairement devant Dunkerque.

 

Donc, est-ce que l'on peut ici parler d'une vraie limite d'Hitler dans le cadre militaire, lui qui a toujours tiré une certaine gloire de ses capacités de soldat et qui, finalement a peut-être entravé le génie d'une partie de son état-major à l'ouest dans un premier temps, puis par la suite à l'est ?

C'est ce que l'on essaye de montrer tout au long du livre, c'est la manière dont nous sommes encore (l'espace public, la culture commune), hélas, très largement tributaires de la manière dont les nazis ont, eux-mêmes, construit le personnage mythique d'Hitler. Cela apparaît à tous égards, vous le dites très justement à propos de l'art militaire car ce n'est pas du tout le génie militaire que les nazis en ont fait à l'été 1940. C'est quelqu'un qui a accueilli, d'abord avec faveur le plan Manstein et qui ensuite a tout fait pour en pratique le saboter en donnant des ordres d'arrêt, de recul, le plus célèbre étant l'ordre donné devant Dunkerque parce que Hitler était persuadé que c'était un piège. Il n'a aucune confiance dans les manœuvres de progressions très acérées, très profilées de l'avant-garde des panzers de la Wehrmacht. Il voulait que les lignes se constituent, que la logistique se rétablisse, que l'on crée un front digne de ce nom, il veut que l'armée pratique ce que lui a connu. Cela va apparaître de manière spectaculaire en 1942-1943 sur le front de l'est où il va donner des ordres d'arrêt systématiques et refusant toute stratégie intelligente de recul ou de mouvement de rétablissement. Il va demander à chaque fois de tenir la position, coûte que coûte, au risque que l'armée allemande soit détruite par cette obstination. L'exemple le plus célèbre est Stalingrad, mais il y en a beaucoup d'autres. Un autre mythique, autre que celui du brillant stratège, c'est celui du grand intellectuel, travailleur inlassable au service de sa patrie et de son peuple. C'est un grand classique du genre dictatorial et de la magnification d'un dictateur, ce qui est particulièrement faux dans le cas d'Hitler qui est quelqu'un qui est incapable de se concentrer, de travailler, de traiter un dossier, qui a des horaires totalement déconnectés de la réalité des bureaux, des services ministériels des ministères ou de la chancellerie : il se couche très tard, il se lève tard. La seule chose qu'il sache faire dans sa vie, c'est d'ailleurs le seul métier qu'il ait eu, c'est celui d'orateur. Il sait parler, il sait séduire et convaincre. De fait, dans la vie sociale qu'il peut avoir, soit il est mutique et parfaitement aphasique, soit il palabre pendant des heures de manière monologique.

 

Dans le contexte de la politique génocidaire des nazis, est-ce que c'est Hitler qui dirige celle-ci directement ou est-ce qu'il est sur ce thème dépassé par Himmler ou Heydrich ?

La question du rôle d'Hitler dans la politique génocidaire à l'Est est valable pour tous les autres chapitres décisionnaires du IIIe Reich comme la politique économique ou la politique militaire. Sur tous ces aspects là, mais particulièrement à propos du génocide à l'Est, le mode de commandement d'Hitler est très vague et très allusif. C'est quelqu'un qui ne procède pas de manière systématique, mais par imprécation, par injonction ou par accès de colère. Il se trouve qu'à l'échelon immédiatement inférieur, il y a toute une machinerie administrative, à commencer par la chancellerie, mais aussi pour ce qui est de la répression des populations à l'Est le RSHA   : il y a toute une administration qui transforme des paroles, parfois pas très claires, en ordres, lesquels sont ensuite transformés sur le terrain en actes. Dans le cas du génocide à l'Est, ce qui est certain c'est qu'Hitler concevait la guerre à l'Est comme étant une guerre raciale, une guerre biologique, qui devait détruire le judéo-bolchevisme et remettre les Slaves à leur place de serviteurs des maîtres et seigneurs germaniques.

 

Est-ce que dans le cas des Slaves, on peut parler d'Untermenschen (de sous-hommes) ?

Effectivement, les Slaves sont considérés comme des sous-hommes, ce qui n'est pas le cas des Juifs parce qu'ils n'appartiennent pas à l'espèce humaine. Les Slaves sont donc pour les nazis une catégorie inférieure de l'échelle humaine. Pour mener à bien cette guerre biologique à l'Est contre les Slaves, il faut neutraliser les Juifs qui sont considérés comme étant des ennemis irréconciliables du peuple allemand. C'est pour cette raison que sont mises en place des unités spéciales de la police et de la SS, les Einsatzgruppen, qui ont pour mission dans un premier temps de détruire les éléments communistes, commissaires politiques et juifs hommes qui seraient susceptibles de nuire à l'occupation allemande. On se rend compte que par une série de suggestions qui viennent d'Hitler et qui sont relayées par Himmler, elles-mêmes sous la forme de suggestions (ce dernier faisant la tournée des troupes sur la quasi-totalité du front à l'été 1941) : celles-ci, sans être de véritables ordres, font basculer sur le terrain la politique de massacre en véritable politique génocidaire. On passe du meurtre des hommes initialement prévu au meurtre de toutes les populations juives à l'Est entre juillet en août 1941 avec une culmination dans le gigantesque massacre de Kamenets-Podolski   .

 

Finalement, à la conférence de Wannsee en janvier 1942, on ne fait qu'entériner une politique génocidaire qui a démarré avant cette date, mais peut-être de façon moins organisée.

Il faut voir que dans l'esprit d'Hitler, comme dans celui des cadres nazis, il y a une différence fondamentale entre les Ostjuden (Juifs de l'Est) considérés comme particulièrement arriérés et dangereux et les Juifs d'Europe, ceux que l'on peut fréquenter dans les rues allemandes par exemple. Le meurtre des Juifs de l'Est est acquis à l'été 1941. C'est quelque chose qui, du point de vue de la hiérarchie nazie ne pose pas de problèmes car ce sont des populations qui sont jugées très dissemblables et étrangères aux Allemands. Pour les Juifs de l'Ouest, c'est différent : ils ne sont généralement pas religieux, ils parlent la langue de leur pays et non pas le Yiddish comme à l'Est, ils sont parfaitement intégrés à la société. Dans ce cas-là, cela pose des problèmes aux nazis. Pourtant, toute une série d'éléments de contexte va les faire changer d'avis : la guerre à l'Est qui est un échec dès l'automne 1941, l'impossibilité de déporter les Juifs d'Europe vers le cercle polaire après la défaite de l'URSS comme cela a été un temps envisagé, la situation catastrophique sur le plan sanitaire des ghettos dans lesquels le gouvernement général en Pologne a parqué les Juifs et l'entrée en guerre des États-Unis à partir du 8 décembre 1941. Tout cela amène à la prise de décision de tuer tous les Juifs entre le 11 et le 16 décembre 1941. Dans ce contexte-là, Wannsee n'est qu'une réunion d'information interministérielle (et non pas une réunion décisionnaire) : sont réunis par Heydrich, chef du RSHA, dans une villa confisquée par la SS, des directeurs de l'administration centrale des différents ministères (justice, affaires étrangères, défense, économie) concernés par ce que les nazis appellent désormais la « Solution finale ». Quand on parle de cette expression, il faut bien voir qu'elle a eu des significations successives dans la langue nazie. La « solution finale » veut dire d'abord et avant tout dans la tradition antisémite venue du XIXe siècle écarter les Juifs de l'Europe, les faire partir. Ce n'est qu'en décembre 1941 qu'elle a eu un sens génocidaire.

 

Pouvez-vous évoquer le Hitler des derniers jours qui vit enterré dans son bunker dans Berlin assiégé par l'Armée rouge ? Il a été magistralement interprété par Bruno Ganz dans le film Der Untergang (La Chute) d'Oliver Hirsbiegel en 2004 : on le voit malade, totalement dépassé par les événements, à la limite de la folie. Pensez-vous que jusqu'au dernier moment il ait cru que son idéologie durerait mille ans comme il l'avait prophétisé par le passé ?

Non, et c'est en cela qu'il n'est pas fou. Le personnage est obsessionnel, paranoïaque et impulsif. Il présente des traits de pathologie réelle mais il n'est pas fou dans la mesure où il ne perd pas totalement son adhérence à la réalité. Il sait très bien, tout comme la plus haute hiérarchie nazie à partir de l'été 1943, qu'il va être très difficile de gagner la guerre. À partir de l'été 1944, c'est un objectif devenu impossible à atteindre. La stratégie que poursuit alors Hitler, c'est de prolonger la guerre le plus longtemps possible pour que, si le Reich de mille ans est impossible, la défaite du Reich soit tellement spectaculaire et fracassante qu'un mythe millénaire en surgisse. Ce serait alors une sorte de mort de mille ans qui serait dans la tradition du Crépuscule des Dieux, d'une fin du monde mise en scène grâce à l'opiniâtreté de la hiérarchie nazie à combattre jusqu'au bout. C'est quelque chose que le film Der Untergang, inspiré du livre de Joachim Fest, montre très bien. On voit un homme qui est très affaibli physiquement et psychologiquement, travaillé par ses pathologies personnelles mais qui sait encore manipuler, séduire, convaincre et amener ses interlocuteurs à ressortir ragaillardis du Bunker pour aller accomplir une mission qui peut apparaître désespérée et poursuivre inutilement l'agonie du Reich. La vérité de ces moments, c'est Goebbels qui le dit très explicitement dans sa dernière conférence de presse en avril 1945, où il annonce aux journalistes que le Reich va disparaître de telle sorte que l'on en parlera encore pendant mille ans. C'est là l'ultime rôle et l'ultime mission que s'est assigné Hitler.