Beethoven, héros européen. Beethoven, nietzschéen avant Nietzsche. Beethoven, modèle esthétique pour les écrivains. C’est la circulation de ces mythèmes dans la littérature que ce volume étudie.

Pourquoi Beethoven ?

Beethoven : cacique de la « légion héroïque » selon Romain Rolland, qui dans sa Vie de Beethoven (Cahiers de la Quinzaine, 1903) ne fait en somme que résumer à sa manière le « mythe de Beethoven » né en France après Sedan — mythe dont l’épanouissement est d’autant plus étonnant que Beethoven figura longtemps parmi les incompris, sinon parmi les maudits. Témoin cette anecdote rapportée par Berlioz, et reprise par Gide dans un article publié dans La Vie des Lettres en avril 1914 : « [L]a première fois qu’on tenta de jouer du Beethoven au Conservatoire, il fallut gratter le nom de Beethoven sur la partie des instruments, car ces Messieurs les exécutants, sinon, n’eussent pas consenti à jouer. »

Pourquoi, donc, Beethoven ? Ou plus exactement, pourquoi, malgré tout, Beethoven ? Quel besoin avait la littérature, française en premier lieu, mais aussi plus largement européenne, d’une telle figure ? Y a-t-il, d’ailleurs, un seul Beethoven européen, ou chaque littérature d’Europe invente-t-elle sa propre européanité beethovenienne ? Mais peut-être faut-il réduire encore la perspective, et considérer que chaque auteur européen ou européiste qui s’intéresse au maître de Bonn invente son propre Beethoven comme sa propre Europe ?

Quoi qu’il en soit, de Hoffmann à Kundera en passant, entre de nombreux autres, par Federico García Lorca et Paul Claudel, Beethoven a servi de modèle ou de contre-modèle éthique comme esthétique à nombre d’écrivains européens et/ou européistes.

Le problème Beethoven

S’inscrivant dans la continuité d’un autre volume consacré, lui, à Chopin dans la littérature européenne, et publié dans la même collection « Dialogue des arts » des éditions Honoré Champion, ce volume collectif dirigé par Luc Fraisse et Augustin Voegele est structuré autour de quatre « problèmes » liés à la figure de Beethoven.

Le premier est celui du génie. La notion est acceptée comme « naturelle » par les romantiques (au sens large) : Hoffmann évoque le « génie sublime » de Beethoven, et Balzac se sert de Beethoven pour faire penser ses génies de fiction, à commencer par Gambara. Mais le génie est une notion « qui n’est plus possible » à l’époque de Beckett, de Barthes ou de Kundera – et pourtant, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un Beckett ne rejette pas le mythe de Beethoven tel qu’il a été construit par les romantiques et leurs héritiers. En d’autres termes, le Beethoven-génie construit par les romantiques pose un problème à la postmodernité, qui sans doute n’accueille plus sans d’immenses réserves l’idée de génie, mais qui ne retire pas ce statut à Beethoven.

Entre les deux, d’ailleurs – entre les romantiques, pour qui le génie est pour ainsi dire un dû, et les postmodernes, pour qui la notion est aussi ridicule qu’un costume passé de mode –, les modernes du tournant du siècle puis du premier XXe siècle sont plusieurs à avoir abordé, chacun à sa façon, le problème : pour Claudel et Rolland, c’est mutatis mutandis la question du divin ou de l’accès au divin que pose la fréquentation des œuvres de Beethoven ; pour Zweig, qui tente d’atteindre l’œuvre et sa genèse par le truchement des reliques de l’homme et du créateur, c’est le mystère de la création artistique qu’on affronte quand on se penche sur les œuvres de Beethoven ; et pour Jules Romains, qui aborde déjà le sujet au second degré, la question qui se pose, c’est celle de la capacité des hommes de son temps à reconnaître Beethoven pour ce qu’il est (i.e. l’une des plus éminentes incarnations du génie humain, au même titre qu’Homère par exemple) et de ne pas confondre ses œuvres avec ce qu’elles ne sont pas (à savoir de purs exercices formels ou, à l’inverse, des documents biographiques).

Le deuxième problème, c’est celui du modèle. Beethoven et son œuvre peuvent-ils servir de modèle à la littérature, et si oui, comment ? Qu’on ne s’y méprenne pas, la question ne serait pas nécessairement soulevée par ou pour tout autre compositeur : car Beethoven, répétons-le, n’est pas qu’un musicien ou un mythe de musicien, c’est aussi un mythe biographique, et surtout une figure de héros dont l’envergure déborde très largement non seulement la sphère musicale, mais même la sphère plus vaste de l’art. Certes, même si, comme (et sans doute plus encore que) pour le Bach de L’Art de la fugue, qui a inspiré, entre autres exemples fameux, le Gide des Faux-monnayeurs (1925) et le Huxley de Point Counter Point (1928), on a bien du mal à définir le fonctionnement exact de son influence sur les écrivains, le modèle qu’il peut fournir est sans doute esthétique – témoin la Symphonie Napoléon d’Anthony Burgess, dont la structure est calquée sur celle de la troisième Symphonie de Beethoven.

Mais l’esthétique peut ouvrir sur d’autres domaines – ainsi, quand Barthes médite sur les Variations Diabelli pour essayer d’en tirer « la conception d’une œuvre à venir », sa réflexion n’est pas strictement esthétique, mais plus largement artistique, voire ontologique, car c’est une méditation sur l’être et la création. Et Kundera, de son côté, considère que la variation, en tant que projet, constitue un comparant précieux pour penser l’aventure européenne.

Aussi, quand on parle de Beethoven dans la littérature européenne, faut-il bien comprendre que ce n’est pas le seul terme « Beethoven » qui peut prêter à confusion (Beethoven, est-ce l’homme ou l’œuvre, les deux côte à côte, les deux ensemble ?). Ce n’est pas non plus le seul terme d’« Europe ». C’est aussi le mot « littérature », qui subsume un corpus de pratiques et de théories souvent divergentes, certaines strictement esthétiques, d’autres qui comportent une dimension philosophique, sociale, politique.

Le troisième problème, c’est celui de Beethoven lui-même, ou plutôt, de Beethoven contre lui-même. Nombreux sont les écrivains qui dressent l’une contre l’autre deux figures ou deux versions de Beethoven, et ce qui est intéressant, c’est à la fois la permanence de ce geste et les variations qu’il subit quand chaque écrivain se le réapproprie. Prenons Forster : il oppose le Beethoven des jeunes filles, celui d’Adélaïde et des Ruines d’Athènes, à celui de la jeune fille particulière dont il fait l’héroïne de A Room with a View.

Chez le jeune García Lorca, l’alternative est différente : Beethoven chaste, ou Beethoven charnellement dévorant, on voit bien que le poète adolescent projette ses propres contradictions sur le compositeur son héros. Quant à Barthes, en bon représentant de ce qu’il appelait la modernité (mais qu’on est tenté d’appeler la postmodernité), il parle contre (comme on s’appuie contre, mais pas sur) un mythe devenu impraticable à ses yeux, mais sans prétendre l’annuler. De la sorte, la variation lui devient une sorte de méta-modèle pour penser l’équilibre qu’il cherche (avec toute son époque, au fond) entre « filiation et rupture, respect et transgression ».

Enfin, dernier problème structurant : celui de l’Europe. On l’a dit plus haut, Beethoven est un compositeur allemand, dont le mythe est en (grande) partie l’œuvre d’écrivains de la France vaincue par l’Allemagne, et qui est devenu le porte-étendard de l’Europe – d’une Europe qu’il a rêvée unie par le souffle de la révolution incarné par Napoléon, d’une Europe qu’il a connue déchirée par le même Napoléon, d’une Europe dans laquelle son mythe s’est épanoui alors qu’elle était symboliquement coupée en deux par le Rhin, d’une Europe qui l’a choisi comme talisman musical au moment d’institutionnaliser son union. Bref, en quoi ou comment Beethoven est-il européen pour la littérature ?

Sans doute l’est-il d’abord par métonymie ou par synecdoque, quand les grands diaristes français du premier XXe siècle – Gide, Claudel, Du Bos – l’inscrivent dans un réseau européen de « phares », comme dirait Jacques Attali : dans le désordre à la fois chronologique et artistique, Michel-Ange, Tolstoï, Dostoïevski, Nietzsche, Baudelaire, Haydn, etc. Pour Claudel, plus spécifiquement, la trajectoire artistique de Beethoven – jusqu’aux absconses et sublimes dernières œuvres – est celle d’un musicien d’Europe qui rêve, comme le fleuve Alphée, de remonter jusqu’à sa source paradisiaque, qui est non pas sicilienne en l’occurrence, mais « orientale ». Et il serait le représentant, aussi, d’une Europe paisible car dominée par l’Empire autrichien – soit d’une Europe qui « n’est plus possible » depuis bien longtemps.

Il est logique, en somme, que la personne de Beethoven ou la figure qu’on en a tirée soit devenue anachronique pour ce qui concerne la question de l’Europe. En revanche, son œuvre semble fournir encore et toujours des modèles pour penser l’union européenne : on peut se demander ainsi si l’Europe n’est pas une symphonie beethovenienne, ou alors un thème et variations. Pourquoi une symphonie, pourquoi un thème et variations ? Parce qu’il s’agit de penser le continent sur le modèle de l’unitas multiplex (selon l’expression chère à Edgar Morin), dans une subtile résolution dynamique de la dialectique du même et de l’autre, de l’identité et de la différence, du tout et des parties.