L’expansion française de 1789 à 1814 ne doit pas être vue comme une simple et éphémère conquête, mais plutôt comme une nouvelle façon de concevoir la nation et la France de la Révolution à l’Empire.

En 1811, l’Empire français a très largement débordé des frontières de 1789. Il compte alors 44 millions d’habitants et 130 départements, s’étendant de la Catalogne à Lübeck, après avoir incorporé les villes les plus riches et peuplées d’Europe. Anvers, Cologne, Rome, Milan ou encore Hambourg ont ainsi été rassemblées sous la bannière française. Cet empire semble connaître son apogée le 15 août 1811, alors que les festivités de la Saint-Napoléon battent leur plein et que les élites urbaines s’évertuent à manifester dans chaque bourgade leur attachement apparent au règne de Napoléon.

Or, ce mastodonte n’a pas eu les faveurs des historiens français, et ce dès le XIXe siècle. Le phénomène d’expansion des frontières françaises sous l’Empire napoléonien se révèle « répudié plus qu’étudié en lui-même ». C'est précisément ce vide historiographique en apparence surprenant qu'Aurélien Lignereux entend combler avec son livre L'Empire de la paix.

Les frontières en expansion de la France

Cette expansion, couramment assimilée à une « carrière qui n’a pas de termes », pour reprendre le mot de Talleyrand, devient sous la plume des mémorialistes une distorsion. L’empire gargantuesque viendrait rompre avec la – supposée – patiente construction du territoire des rois de France, un « pré carré » aboutissant nécessairement à l’hexagone. Pourtant, les 44 nouveaux départements, réunis aux frontières de 1789, ont bien vécu à l’heure française pendant ces années de Révolution, puis d’Empire. Ces nouvelles conquêtes n’ont pas constitué un simple appendice, une excroissance, ou même une « erreur de parcours » dans l’histoire de France, ils ont incarné, même brièvement, une nouvelle façon de concevoir la nation, l’État et la France, dans une Europe en plein bouleversement.

Peut-on néanmoins parler d’un « Empire de la paix » alors que les conflits sont presque incessants entre 1803 et 1815 ? Bien que les campagnes se multiplient, elles se déroulent en majorité en dehors de ces territoires. Au sein de l’Empire, c’est bien la paix qui s’installe. Un espace de circulations et d’échanges, de commerce et d’administration commune s’y construit alors, parfois difficilement, mais aussi avec l’assentiment d’une partie des populations. Dès lors, le nouvel Empire interroge sur l’identité, ou plutôt les identités nationales de ces populations réunies. L’originalité de l’ouvrage repose notamment sur le choix de traiter comme un même ensemble les « vieux » départements et les « réunis », permettant de poser les quatre questions constitutives du livre : « Qu’est-ce que la France ? Qu’est-ce que l’Empire français ? Qu’est-ce qu’un département réuni ? Qu’est-ce qu’un Français ? »

Lorsqu’à compter de 1789 les projets d’expansion apparaissent, leurs partisans parlent de « réunion » pour désigner les conquêtes à venir, un terme révélateur. C’est en effet une « réinvention »   , inspirée des « réunions » de Louis XIV qui vise à agrandir le royaume. La Révolution suit donc les pas de l’expansion royale, mais en y ajoutant une touche démocratique. Ces réunions se justifieraient désormais par la volonté des habitants, et les aspirations populaires à rejoindre la France.

Que ces aspirations soient réelles ou supposées, les partisans de l’expansion française s’emploient à les découvrir, et au besoin à les inventer, que ce soit dans le Comtat Venaissin, à Mulhouse ou en Belgique. Mais lorsque les armées républicaines repoussent l’ennemi coalisé et s’avancent jusqu’au Rhin, une question se pose : où arrêter cette expansion ? Aux populations francophones ou bien au-delà ? Le 14 février 1793, Lazare Carnot expose sa doctrine des réunions, et celles-ci reposent sur deux conditions : être conformes aux intérêts de l’État et résulter d’un libre vœu des territoires concernés. Une telle définition peut suggérer une expansion sans bornes, mais Carnot la restreint aux « frontières naturelles » : Rhin, Alpes et Pyrénées. Des frontières supposément « naturelles » en ce qu’elles renvoient à l’ancienne Gaule, celle décrite par Jules César, et délimitées par ces barrières physiques. Il ne s’agit donc plus d’annexer des allogènes, mais au contraire de faire revenir dans le giron national d’anciennes terres gauloises, des « parties qui en ont été démembrées ne l’ont été que par usurpation » selon Carnot, à l’image de la Belgique pleinement rattachée en 1795, puis les terres rhénanes en 1802.

Une certaine idée de l’Empire

Les références historiques aux anciennes dynasties et aux souverainetés européennes évoluent avec la marche des conquêtes. Sous le Consulat et les premières années de l’Empire, il est fait référence à un ancien empire celtique ou gaulois, désignant l’amalgame des tribus gauloises. Cependant, en 1806, le Rhin est dépassé, le Piémont est annexé et des Bonaparte règnent sur les trônes d’Europe, alors que Napoléon domine la Confédération du Rhin. Les mânes de Charlemagne sont alors invoqués, pour justifier la conquête au-delà du Rhin et de la frontière « gauloise », avant que l’Empire romain ne s’impose comme la comparaison obligée à partir de 1811 et l’annexion de la ville éternelle.

Pour autant, France et influence napoléonienne ne se confondent pas : il existe un Empire français, celui directement assimilé et où les lois françaises s’appliquent, et le Grand Empire, les terres dominées mais non rattachées. Ce sont deux réalités politiques et administratives distinctes.

Dès lors, la grandeur impériale nourrit sa propre expansion : de nouvelles conquêtes ne font qu’accroître la puissance et le prestige de l’empire, lui permettant alors de rechercher d’autres terres à réunir. La phrase « Il n’y a plus d’Alpes » devient populaire, malgré la fragilité de l'annexion. Ces nouveaux départements sont-ils vraiment français ? Peut-on créer une nation par la conquête ou le simple rattachement administratif, comme dans les anciens Pays-Bas et les régions hanséates ?

Dans ces territoires, où ils sont régulièrement étrangers à la langue et aux mœurs, les préfets s’appuient sur deux principaux instruments. D’une part, la conscription, malgré les protestations qu’elle peut engendrer, doit renforcer l’attachement à la France. Par le service militaire commun, aux côtés de camarades venus d’autres régions de l’Empire, ces nouveaux Français doivent devenir des citoyens à part entière. Jusqu’en 1814, près de 20 % des conscrits de l’armée napoléonienne sont issus de ces départements réunis, cet impôt du sang est donc largement payé. D’autre part, la langue française doit supplanter les parlers locaux, mais cette francisation linguistique reste modérée et pragmatique. Le français est encouragé sans être pour autant imposé, les langues locales restant couramment usitées pour converser avec les habitants.

De même, les coutumes ne sont pas bouleversées, la francisation est progressive, et ce sont surtout les élites qui sont concernées, dont l’assentiment est recherché à compter de l’ère napoléonienne. Les préfets courtisent la noblesse et les grandes familles de leur département pour s’assurer de leur coopération puis, recruter les cadres de l’Empire. En effet, « L’Europe française de Napoléon a […] pour pendant une France européanisée, fut-ce à la marge »   . Il n’y a pas seulement francisation, mais bien « interpénétration » entre ces territoires.

En 1812, 22 % des sénateurs et 29 % des députés du corps législatif n’étaient pas Français en 1789 ; 15 préfets administrant la « vieille France » ne l’étaient pas également. L’attachement de certains territoires et leur adhésion aux mesures napoléoniennes semblent même plus fort chez ces « nouveaux Français ». La rive gauche du Rhin, la Belgique et le Piémont ne se révoltent pas contre le Blocus continental ou la conscription et montrent des signes d’attachement à la France. A l’inverse, des territoires du centre de l’Empire ou bien la Vendée restent davantage suspects, au vu notamment des résistances à la conscription. C’est d’ailleurs un Bruxellois, Visscher de Celles, qui devient préfet de Loire-Intérieure pour y traquer les réfractaires. L’Empereur lui-même visite ses territoires, lors de passages au faste manifeste, comme à Anvers en 1811, où il s’évertue à commander de massives quantités de draps à l’industrie locale. Les fils de bonne famille du Rhin, des Flandres ou de Parme sont appelés à former les futurs cadres impériaux, rejoignant les Français de vieille souche.

La chute et ses lendemains

Toutefois, peut-on parler d’un succès ? L’effondrement de 1813-1814 sonne le glas de cette construction, un effondrement parfois immédiat, comme dans les départements hanséates où les révoltes se multiplient avec l’arrivée des Coalisés. Hambourg se soulève le 12 mars 1813, rejoint par les Pays-Bas peu après. A Genève, les notables poussent activement à la capitulation, obtenue dès le 31 décembre 1813, quand la Catalogne est abandonnée à Ferdinand VII.

Le désenchantement se fait sentir. Profiter d’un système distribuant allégrement les charges et les honneurs est une chose, mais devoir contribuer activement et financièrement à sa défense en est une autre. La retraite de Russie sonne l’alarme, la campagne de Saxe de 1813 rapproche déjà le front et rend l’avenir incertain, mais le désastre de Leipzig annonce un effondrement prochain. Le Rhin est aisément franchi, alors que les squelettiques garnisons sont impuissantes à les repousser.

Au nord, l’arrivée des Alliés provoque un important soulagement, car l’occupation signifie avant tout la fin des combats et de ses déprédations, tandis que l’Italie reste fidèle jusqu’au bout à l’Empire. La crainte d’une domination autrichienne s’ajoute à une « incertitude identitaire » parmi de nombreux intellectuels : sont-ils en quelques années devenus Français ? Restent-ils Piémontais ou Savoyards ? L’Italie unifiée est-elle la nouvelle patrie à venir ?

Malgré cette débâcle, rien n’annonçait un échec inéluctable. Aurélien Lignereux nous met particulièrement en garde contre des tentations téléologiques. La fin brutale de cette construction n’implique pas une chute qui aurait dû, forcément, survenir. Le Congrès de Vienne ramène la France dans ses frontières, approximatives, de 1789 mais les mémoires laissées par l’Empire demeurent très hétérogènes.

Notons que les contempteurs de cette expansion proviennent parfois de l’ancienne France. Chateaubriand vitupère contre ces conquêtes, faisant l’éloge de l’ancien tracé de la France d’Ancien Régime, construit depuis Louis XIV. S’il défend en tant que royaliste le retrait acté par le congrès de Vienne, il n’est toutefois pas le seul en 1814. Un manque d’ardeur a été noté dans la population pour défendre ces conquêtes.

Certes, la perte des territoires de la rive gauche du Rhin et de la Savoie cause des tumultes dans l’opinion, mais pas celle des autres territoires. Cependant, les anciens de l’armée napoléonienne n’entendent pas effacer des mémoires leur temps passé sous les aigles. Des milliers de vétérans rentrés dans leurs foyers, beaucoup fondent clubs et sociétés, autant de foyers de libéralisme dans leur région, voire pour certains des mouvements francophiles. Les vétérans jouent ainsi un rôle essentiel lors du plébiscite ralliant la Savoie à la France de Napoléon III en 1860.

L’ « Empire de la paix » démontre qu’une autre France était, si ce n’est possible, du moins envisagée par les élites napoléoniennes. Une nation pensée comme le cœur d’une Europe rassemblée, sous la bannière du Grand Empire.

 

Voir notre entretien avec l’historien Aurélien Lignereux, à propos de cet ouvrage.