Barbara Rosenwein retrace l'histoire passionnante des différentes représentations que les hommes et les femmes ont pu se faire des relations amoureuses au cours de l'histoire de l'Occident.

Comment l’amour vient-il à naître ? Telle est la question que, dans une page fameuse de son traité De l’amour (1822), Stendhal se posait. Par quelles différentes étapes les sentiments que nous pouvons nourrir pour une personne en viennent-ils à se transformer en sentiments proprement amoureux ? Stendhal estimait pouvoir distinguer schématiquement, dans ce processus, cinq étapes : l’admiration, c’est-à-dire le fait de distinguer un être entre tous les autres, ou le fait pour cet être de s’imposer vivement à notre attention ; la convoitise, ou l’idée selon laquelle la possession de l’objet du désir nous procurera toutes sortes de jouissances ; l’espérance, c’est-à-dire le jugement selon lequel l’objet du désir n’est pas inaccessible ; l’assurance, qui nous donne des signes fiables de réciprocité ; et enfin, la cristallisation – entendez, la sublimation de l’objet du désir auquel l’imagination attribue toutes sortes de perfections.

La dernière étape est demeurée la plus célèbre et a donné lieu à une fameuse description : 

« On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à s’exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l’on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré. (…) Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. »

La cristallisation désigne littéralement une opération de transfiguration. L’humble branche d’arbre, après avoir passé quelques nuits dans les mines de Salzbourg, s’est couverte de cristaux irisés qui lui donnent l’aspect d’une prodigieuse broderie. Un processus semblable se produit dans l’esprit capable d’aimer. L’image réelle d’une femme tombe dans l’âme masculine et, peu à peu, est recouverte de broderies imaginaires qui accumulent sur l’image nue toute la perfection possible.

Dans un essai percutant datant de 1926 intitulé « L’amour chez Stendhal »   , le philosophe espagnol José Ortega y Gasset soulignait à juste titre que, d’un point de vue strictement descriptif ou phénoménologique, l’analyse de Stendhal est loin de donner satisfaction : on n’y trouvera pas un mot sur l’amour obsessionnel, sur les sentiments extatiques qu’éprouvent les amoureux, sur l’état de transe qui leur donne l’impression de quitter le monde, etc. Et Ortega de conclure en appelant de ses vœux une étude plus détaillée qui ferait droit cette fois-ci à toute la complexité de ce qu’il appelle l’« état amoureux ».

On peut estimer que c’est ce vœu que vient de réaliser l’historienne Barbara H. Rosenwein, spécialiste du Moyen Âge, en publiant un fort beau volume : Love. Histoire d’un sentiment. L’introduction délimite clairement le projet. L’auteure ne prétend pas savoir ce qu’est l’amour, ni même ce qu’il devrait être. Son ambition n’est pas non plus de passer en revue les théories existantes de l’amour. Il s’agit plus simplement de « comprendre comment nous pensons l’amour aujourd’hui et comment il était pensé dans le passé », en restituant non pas tant ce que les amoureux ont pu dire de leur propre état, que « les fictions qui servent si souvent d’échafaudage aux fantasmes amoureux que nous élaborons et auxquels nous nous accrochons ».

Cinq histoires d'amour

D’un tel programme résulte un ouvrage fort érudit de près de 300 pages, comportant cinq grands chapitres (ou cinq grands « récits », comme le dit l’auteure), qui retracent dans l’ordre chronologique les diverses fictions amoureuses que l’humanité a pu élaborer. Chacun aborde ainsi une modalité et une expérience de l’amour qui, quoique différentes, ont toutes une longue histoire dans la tradition occidentale.

Dans le premier chapitre, Barbara Rosenwein explore la fantaisie de l’amour comme accord parfait de cœur et d’esprit, l’amour comme « recherche de l’âme sœur », telle que la fiction se trame depuis au moins l’Antiquité grecque dans l’Odyssée d’Homère et telle qu’on le retrouve dans le fameux mythe d’Aristophane. L’intérêt du chapitre tient à ce que Rosenwein montre de quelle façon cette représentation de l’amour a pu servir historiquement de « passerelle », notamment à l’époque romaine, pour rendre concevables les rapports d’amitié, au fur et à mesure que cette représentation se révélait impuissante à traduire l’expérience que les hommes et les femmes faisaient de l’amour. Un schème de représentation, devenu caduque, a ainsi pu être réinvesti pour permettre l’expression de sentiments différents.   

L’auteure poursuit son enquête, dans le deuxième chapitre, par la transcendance amoureuse, comprise comme élévation au-dessus de sa propre condition terrestre et de son quotidien, conformément au tableau célèbre de Marc Chagall intitulé L’Anniversaire (1915), où deux amoureux (qui ne sont autres que l’artiste lui-même et sa fiancée Bella) s’élèvent au-dessus du sol rouge d’une modeste chambre, dans un baiser extatique. Là encore, avec érudition et finesse, Barbara Rosenwein montre que cette fantaisie amoureuse était déjà contenue en partie dans la précédente, et parfois présente dans les mêmes textes (avec primauté de ceux que Platon a pu écrire sur ce sujet), mais qu’elle n’a conquis son indépendance que sous l'influence du christianisme. Si les amoureux doivent monter plus haut, ce n’est pas tant au-dessus de la beauté corporelle qu’ils doivent s’élever que vers Dieu lui-même – seul véritable objet d’amour transcendant par excellence.

C’est de l’amour comme obligation et non plus comme liberté dont est longuement question le troisième chapitre. Entre toutes, cette « fantaisie amoureuse » est sans doute celle qui se sera révélée la plus persistante de l’histoire de l’Occident, car il ne semble pas qu’il y ait eu une civilisation qui ait considéré que la relation amoureuse – conduisant potentiellement à la naissance d’un enfant et à la fondation d’une famille – ne crée pas d’obligations mutuelles. Le propos de l’auteure dans ce chapitre est de montrer que sa signification a néanmoins subi une inflexion nouvelle en se combinant avec l’institution du mariage par l’Eglise catholique et sa version contractuelle à l’époque moderne.  

Le quatrième et le cinquième chapitre – ceux-là mêmes qu’Ortega y Gasset aurait eu grand plaisir à découvrir – traitent des formes obsessionnelles et instables de l’amour. « Elle court, elle court, la maladie d’amour, dans le cœur des enfants, de sept à soixante-dix-sept ans », chantait naguère Michel Sardou. « Maladie » : le mot est à peine excessif, si on en juge aux symptômes de l’état amoureux que détaille Barbara Ronsewein, lesquels sont connus depuis l’Antiquité. Une fois de plus, l’intérêt de ce chapitre tient à la subtilité avec laquelle l’auteure montre que cette fantaisie romantique a reçu une inflexion originale dans les alentours du XVIIIe siècle. Qu’être amoureux puisse être une cause de souffrance, Homère le savait déjà ; que l’amour puisse se muer en obsession, Ovide avait des remèdes pour cela ; que l’on puisse mourir d’aimer sans être aimé en retour, Galien en savait quelque chose. La nouveauté tient à ce que l’amour-passion soit conçu comme la preuve d’un cœur aimant, faisant obligation à celui qui aime, tel le Werther de Goethe, d’aller jusqu’à la dernière extrémité de son amour pour démontrer sa sincérité.

Si ces cinq chapitres traitent du même sujet sous des angles très différents, la réussite de l’ouvrage tient à ce que, une fois recousus ensemble, ces cinq fils forment une tapisserie richement colorée – à l’image de la couverture du livre, laquelle fait songer à un tableau d’Arcimbolodo –, laquelle ne prétend en aucune façon donner une représentation exhaustive du phénomène étudié puisque l’une des idées clés du livre est, au contraire, que « l’histoire de l’amour, comme l’amour lui-même, ne cesse d’obéir à un processus de mutation, de fabrication et de réélaboration de nouveaux fantasmes ».