Trois publications simultanées mettent au centre de l'attention le philosophe espagnol, et offrent l'occasion d'une réévaluation de son œuvre qui tarde encore à se produire
On ne sait plus guère qui était José Ortega y Gasset (1883-1955). Un philosophe, sans doute, le plus célèbre et vraisemblablement le plus important dont l’Espagne puisse s’enorgueillir au cours du XXe siècle, aux côtés de Miguel de Unamuno, Xavier Zubiri, Julian Marias, Maria Zambrano, José Ferrater Mora et, aujourd’hui, Daniel Innenarity ; l’auteur d’un livre fameux intitulé La Révolte des masses (1929) dans lequel, à l’instar d’Oswald Spengler au même moment, il analyse la crise de la civilisation occidentale ; un universitaire de premier plan, qui a d’abord fui son pays au début de la Guerre civile, avant de revenir en 1946, en acceptant par là même de vivre et de poursuivre sa carrière d’intellectuel sous Franco, ce que nombre de ses disciples ne lui pardonneront jamais.
Voilà à peu près tout ce que l’honnête homme pourra dire à son sujet ; et il ne faudra pas en attendre beaucoup plus de celles et ceux qui font pourtant profession de philosophie, non seulement en France, mais même à l’étranger, en raison du peu de crédit reconnu de manière générale à la tradition de philosophie hispanique. Bien qu’abondamment traduit dans plus d’une quinzaine de langues, José Ortéga y Gasset est un auteur qu’on ne lit plus que de loin en loin, et qui ne fait que bien rarement l’objet d’études approfondies. S’il est vrai qu’il est mort relativement isolé et incompris, comme on le prétend, le 18 octobre 1955, des suites d’un cancer de l’estomac qu’il aura combattu pendant deux décennies, alors force est de constater que la postérité ne lui a pas vraiment rendu justice depuis et que sa traversée du désert continue encore.
Pour cette raison même, la publication de la première biographie intellectuelle consacrée au philosophe espagnol en langue française, écrite par Béatrice Fonck, constitue une belle initiative qu’il importe de saluer chaleureusement. C’est peu dire que de souligner qu’elle vient combler une lacune des études qui lui sont consacrées en France : il n’existait à ce jour tout simplement rien d’équivalent. Sur plus de 450 pages, Béatrice Fonck – professeur émérite de civilisation espagnole à l’Institut catholique de Paris, auteure d’une thèse de doctorat en 1993 intitulée L’Intellectuel et la politique d’après les articles de José Ortega y Gasset (1914-1931) – développe patiemment les linéaments de l’existence tumultueuse du penseur espagnol, bien plus passionnante qu’on n’aurait pu le croire, en organisant son propos autour de l’engagement sans faille – qui peut légitimement prétendre au rôle de « fil conducteur » de ce parcours de vie – en faveur de l’émergence d’une Europe unifiée sur les plans juridique et politique. C’est d’un tel engagement que témoignent encore les deux traductions inédites de livres d’Ortega y Gasset qui paraissent simultanément en cette rentrée : L’Espagne invertébrée et Une méditation sur l’Europe.
Les premières années
José Ortega y Gasset naît le 9 mai 1883 à Madrid. 1883 : c’est l’année de la mort de Marx, de la naissance de Keynes, de Mussolini, de la publication de Ainsi parlait Zarathoustra. Son père, Ortega Munilla, romancier et journaliste, dirige le supplément littéraire du quotidien libéral El Imparcial, dont il deviendra le directeur. Sa mère, Dolores Gasset, est la fille du fondateur du journal et la sœur d’une figure de la politique espagnole, Rafael Gasset, plusieurs fois ministre au début du XXe siècle.
Triple ascendance littéraire, journalistique et politique qui en dit déjà long sur le destin du philosophe. Comme le dira José Ortega y Gasset lui-même plus tard : il est « né sur une rotative », appelé dès la naissance à s’impliquer aussi bien dans la vie culturelle et politique de son pays.
Scolarisé chez les jésuites à Málaga, il poursuit ses études en première année universitaire de droit et de philosophie à Deusto, avant de renoncer au droit pour se consacrer pleinement à la philosophie à l’université de Madrid. C’est là qu’il soutiendra sa thèse en 1904 sur les terreurs de l’an mil, largement inspirée des ouvrages de Michelet. Très tôt, il entretiendra une correspondance avec Miguel de Unanumo, dont l’ascendant sur les premiers essais philosophiques d’Ortega y Gasset est visible – ascendant dont il faudra pourtant qu’il parvienne à se défaire pour devenir lui-même, comme il le fera notoirement bien des années plus tard en débattant bruyamment avec Unamuno sur la question de l’Europe (déjà).
Entre 1905 et 1911, trois longs séjours dans les universités allemandes complètent sa culture philosophique, d’abord à Leipzig et Berlin, puis à Marburg. Peu séduit par le néokantisme professé par Hermann Cohen et Paul Natorp, il s’intéresse à la phénoménologie de Husserl, qu’il rencontrera personnellement en 1934, et qu’il lit attentivement depuis les années 1910.
Ortega commence à se faire connaître du grand public par de brefs articles commentant l’actualité politique publiés assez régulièrement dans le journal familial El Imparcial, et réussit, à la même époque, à obtenir son premier poste de professeur à la chaire de psychologie, logique et éthique à l’Ecole supérieure de la magistrature à Madrid. L’année suivante, en 1910, il sera nommé à la chaire de métaphysique de l’université de Madrid.
Parvenu à ce stade de sa vie, José Ortega y Gasset va littéralement se démultiplier. On le verra occuper simultanément un nombre impressionnant de terrains : de la politique nationale (où ses interventions répétées en tant que journaliste ont indéniablement exercé une influence) à la presse écrite (où Ortega se transforme en fondateur prolifique de plusieurs revues et de quotidiens : Faro, Europa, España, El Espectador, Revisita de Occidente, El Sol, La Voz, Crosil) en passant par l’édition (où le philosophe a créé et dirigé des collections prestigieuses chez quelques grands éditeurs, et même créé sa propre maison d’édition). Devenu un homme de presse et de réseaux, le fondateur et l’animateur d’organisations politiques et culturelles, l’éditeur et le vulgarisateur de livres et d’œuvres les plus marquantes de la pensée européenne de son temps, un conférencier, un professeur d’université, un essayiste à succès et un intellectuel engagé, José Ortega y Gasset s’impose rapidement comme l’une des figures incontournables de sa génération et l’un des penseurs les plus courtisés d'Europe – statut exceptionnel que lui reconnaîtra volontiers Albert Camus en écrivant à son sujet en 1957 qu’« il est peut-être après Nietzsche le plus grand des écrivains européens, et pourtant il est difficile d’être plus espagnol ».
Le penseur de l’Europe
Le parcours de la table des matières des œuvres complètes d’Ortega y Gasset (10 volumes tout de même) donne une juste idée de l’ampleur des domaines abordés, révélatrice d’une volonté de ne laisser aucun aspect échapper à sa curiosité : philosophie, histoire, sociologie, politique, psychologie, art, littérature, récits de voyages, mémoires, ethnologies, épistémologie. Œuvre polycéphale, donc, qui échappe à toute présentation synthétique, et dont les lecteurs français peinaient d’autant plus à se faire une idée précise jusqu’aujourd’hui que plusieurs ouvrages clés n’avaient toujours pas été traduits.
C’est à cette tâche de diffusion de l’œuvre de José Ortega y Gasset, décidément très présent en cette rentrée littéraire, que se sont attelés Jean Canavaggio (qui nous livre ainsi sa dernière contribution aux études hispaniques, puisque ce grand spécialiste de Cervantès nous a malheureusement quittés le 20 août dernier) et François Géal, en traduisant pour la première fois en français, respectivement, le texte d’une conférence tenue en 1949 à l’Université libre de Berlin sous le titre d’Une méditation sur l’Europe, et l’un des tout premiers livres du penseur espagnol, paru en 1922, qui a rencontré un large écho en Espagne et y est encore très lu de nos jours, sous le titre de L’Espagne invertébrée.
Le point commun entre ces deux essais séparés de près de vingt-cinq ans, mais que le hasard de l’édition voit paraître simultanément en traduction en France, est qu’ils permettent de mettre en lumière une facette encore méconnue du philosophe madrilène : à savoir, celle du penseur politique attaché à défendre la cause européenne. Ortega conçoit avant tout l’Europe comme un répertoire d’opinions publiques, de modes de vie et de conventions sociales – non pas tant comme un espace géographique, autrement dit, que comme un espace historique. En ce sens, il estime, comme il le déclare dans la conférence de 1949, que « l’existence de l’Europe en tant que société est antérieure à l’existence des nations européennes », qu’elle constitue d’ores et déjà une réalité, à laquelle il est devenu nécessaire de donner une nouvelle forme. « Loin d’être un simple programme politique pour un avenir immédiat », assure-t-il encore, « l’unité européenne est le seul principe méthodique qui permet de comprendre le passé immédiat », de nous comprendre également nous-mêmes pour être à la hauteur du présent et de ses enjeux – pour autant, bien sûr que nous ayons le désir de le faire, et c’est précisément ce désir qui fait le plus cruellement défaut aux Européens.
L’Espagne invertébrée
La surprise que réserve la lecture de L’Espagne invertébrée est de découvrir que nombre de ces pensées étaient déjà présentes en 1922 dans ce qui constitue le premier grand succès éditorial d’Ortega y Gasset. Paru au mois d’avril, le livre fit l’objet d’une seconde édition seulement six mois plus tard. Sa sortie en ouvrage, savamment préparée par une publication préalable en articles dans El Sol, puis par l’annonce de sa sortie prochaine en livre, est concomitante d’un nouveau désastre colonial au Maroc (succédant à la perte, en 1898, de Cuba et des Philippines), défaite cuisante qui fait l’objet d’une enquête sur les responsabilités, parmi lesquelles celles du roi qui est implicitement mis en cause.
Comme le suggère clairement le titre, Ortega pose le diagnostic d’un pays malade, déconstruit, à l’image d’une armée en déroute dont les soldats meurtris jonchent le sol marocain. Mais au-delà d'une analyse de la crise qui secoue l’Espagne, on s’aperçoit bien vite que c’est celle qui affecte l’Europe elle-même qui l’intéresse. Le sujet du livre, qui traite principalement de la déchéance nationale depuis le Moyen Âge, est élargi à l’Europe, atteinte, elle aussi, par une pathologie qualifiée de crise du désir : « Les grandes nations continentales traversent aujourd’hui le moment le plus grave de toute leur histoire. (…) A cette date, l’Europe n’a pas encore commencé sa restauration intérieure. Car ce n’est pas qu’elle ne parvienne pas à la réorganisation qu’elle se propose. Le fait est que, curieusement, elle ne se la propose pas. A mon avis, à l’heure actuelle, le facteur le plus éloquent est l’absence dans toute l’Europe d’une foi dans l’avenir. (…) En Europe aujourd’hui, on ne désire pas. (…) L’Europe souffre d’un épuisement de sa capacité à désirer, qui ne peut être imputé à la guerre ».
Appelant de ses vœux la naissance des Etats-Unis d’Europe, Ortega a ouvert la voie à toute une série d’initiatives fécondes. Un an après prononcé sa conférence à Berlin, il verra naître un organisme, le Conseil de l’Europe, qui marquera un premier pas dans la direction qu’il avait indiquée. Deux ans plus tard, en 1951, sera fondée la CECA (Communauté du charbon et de l’acier), point de départ de la future communauté européenne dont procède l’actuelle Union européenne. Comme le note Jean Canavaggio dans l’intéressante Préface de sa traduction, Ortega fait figure de pionnier dans toute une série de processus qui ont contribué à modifier profondément le visage de l’Europe, telle que celle-ci se présentait après la défaite de l’Allemagne.
Le paradoxe veut qu’Ortega y Gasset ait également exercé une influence sur l’évolution politique de l’Espagne non seulement après sa mort, mais au lendemain même de ses obsèques en octobre 1955. Officieusement organisées par les étudiants accourus en masse en cette occasion, ses funérailles ont en effet donné à la première manifestation publique contre le régime franquiste. Cette commémoration, et la répression qui s’en est suivie, seront à l’origine du mouvement de protestation universitaire de 1956, qui marquera la première crise du régime et le début d’une nouvelle phase du franquisme.