Volker Ullrich nous plonge au cœur du IIIe Reich, lors des 8 jours qui ont précédé la capitulation de la Wehrmacht, ce « temps hors du temps » marquant une césure profonde dans l’histoire allemande.

Entre le 30 avril, date du suicide d’Hitler au moment où l’Armée Rouge entre dans Berlin, et le 8 mai 1945 célébré par l’Europe comme le « Victory Day », s’écoulent 8 jours pendant lesquels l’Allemagne nazie tente de continuer d’exister sous l’autorité de Karl Dönitz — désigné comme successeur par Hitler lui-même dans son « testament politique » — mais où l’après-guerre se dessine déjà. Les Allemands ont alors l’impression de vivre dans une sorte de « no man’s time », « un hiatus entre le “plus jamais” et le “pas encore” ». C’est précisément cette confusion, ce double processus de dissolution et de renouveau que l’historien et journaliste Volker Ullrich se propose de retracer dans son livre, en prenant appui majoritairement sur des sources contemporaines et privées comme des carnets intimes, des lettres, des souvenirs et surtout des journaux de bords.

L'historien aborde ici de nombreux thèmes dont certains classiques comme les dernières batailles, les marches de la mort mais aussi des sujets s'inscrivant dans une historiographie renouvelée par des travaux sur le genre et l'agency — la capacité d’action des individus dans une situation donnée.  

Une vague de suicides peu étudiée

Volker Ullrich s’intéresse à la vague de suicides collectifs qui a touché les Allemands à la fin de la guerre et cherche dans les sources de quoi éclairer ce phénomène. Il cite ainsi le journal de bord d’une institutrice de Demmin (Poméranie) qui écrit en date du 1er mai 1945 : « Suicidés, par perte du sens de la vie ». Entre 700 et 1000 personnes sur les 15 000 habitants de la ville se sont en effet donnés la mort en ce début du mois de mai et, selon elle, cette « épidémie de suicides » est moins due à la peur de l’Armée Rouge et de la vengeance des vainqueurs qu’à la perspective de la vie sans Hitler et ses promesses de vie meilleure. Face à l’incapacité d’imaginer un avenir pour eux-mêmes et leur famille en dehors du national-socialisme, le suicide leur est apparu comme la seule solution.

Ce fut le cas à la fois pour certains hauts dignitaires nazis, au premier rang desquels la famille Goebbels, mais aussi pour des Allemands ordinaires sur les territoires du Reich. Cependant, ce phénomène n’est entré dans la mémoire collective que depuis quelques années et il demeure encore très difficile pour les historiens de quantifier mais aussi d’identifier les personnes qui se sont données la mort à la fin de la guerre et pendant la période d’Occupation, ce qui laisse ceertains chantiers ouverts pour la recherche historique.

L'effondrement du « mythe » masculin

Dans la veine des Gender Studies, Volker Ullrich s’intéresse aussi aux questions de genre lors de cette période charnière de l’histoire allemande. En effet, avec la fin du IIIe Reich, « le monde nazi dominé par les hommes et qui magnifie l’homme fort  vacille, et avec lui, le mythe “homme” ».

L’occupation de Berlin par l’Armée Rouge illustre ce renversement de perspective, comme on peut le voir dans Une femme à Berlin de Martha Hillers, sorte de journal intime qui fait un récit événementiel quelque peu littérarisé de l’occupation soviétique à Berlin. La Berlinoise y décrit l’attitude des hommes allemands, desquels il n’y avait « guère de secours à attendre » et qui se montraient « lâches, se planquant derrière les femmes ». Ces dernières vivaient l’expérience d’être des proies car « le besoin d’humilier les vaincus passait par la possession de leurs femmes ». Volker Ullrich explique ainsi que « dans les conversations avec des connaissances ou dans les queues devant les magasins, on parlait du sujet avec une franchise encore inconnue ». Il ajoute que « la question “Combien de fois” ouvrait souvent la conversation ».

Cependant, loin d’une analyse enfermant les femmes dans la seule position de victimes de l'occupant soviétique, il leur rend leur capacité d’action (agency) puis démontre, grâce aux témoignages et journaux intimes de certaines de ces femmes, qu’elles inventèrent des ruses et des stratégies pour échapper au viol ou à sa répétition, se cachant, portant des vêtements crasseux, simulant des maladies voire se choisissant un « protecteur » comme ce fut le cas pour Martha Hillers auprès d’un major soviétique. « Les frontières entre viol et prostitution s’estompent », conclut-il, redonnant aux femmes un certain pouvoir sur leur destinée. 

La Mission Spéciale Linz : la création d’un Führermuseum et l’action des Monuments Men

Illustrant de manière originale le besoin de prestige d’Hitler, Volker Ullrich revient sur l’ambition du Führer de transformer Linz, sa ville natale, en y installant « un grand Führermuseum dans lequel devraient prendre place les tableaux des peintres illustres, non seulement d’Allemagne, mais de toute l’Europe ». Dès 1938, Hitler donna l’ordre d’acheter — mais aussi de réquisitionner et de piller — les tableaux à destination du futur musée de Linz. Chargé de cette mission, Hans Posse présenta au dictateur des albums de clichés illustrant les tableaux déjà acquis dans le cadre de la « Mission Spéciale Linz » dont le nombre avoisinait déjà le millier en 1942.

Des dépôts furent aménagés en Haute-Autriche mais, face aux multiples raids sur les territoires du Reich, il devint crucial de déplacer les œuvres et on choisit la mine de sel d’Altaussee en mai 1944. C’est là que le 11 mai 1945, une équipe des « Monuments Men », cette unité spéciale de l’armée américaine chargée de la récupération et de la protection des œuvres d’art pillées créée en 1943, retrouva un nombre impressionnant d’œuvres d’art destinées au Führermuseum qui ne vit jamais le jour. Une équipe de 4 fonctionnaires des Monuments Men et plus de 100 collaborateurs allemands furent mobilisé à temps plein pour photographier, cataloguer et retrouver les anciens propriétaires des œuvres pillées. La restitution n’est aujourd’hui encore pas totalement terminée, signe de l’ampleur de l’opération de pillage orchestrée par l’administration nazie.

Le renversement du « mythe d’Hitler »

L’apport le plus crucial de l’ouvrage de Volker Ullrich reste son étude du « processus de renoncement au nazisme [qui] s’accomplit avec une rapidité insoupçonnée » durant ces « 8 jours en mai ». Il démontre tout à la fois que, lors des évacuations des divers camps de concentration au gré de l’avancée des Alliés et des marches de la mort, les populations locales participèrent spontanément à des assassinats de déportés, preuve que cette violence ne fut pas ordonnée « d’en haut » et centralisée mais qu’elle se développa « d’en bas », dans une dynamique autonome, sans coordination d’ensemble. Pour lui, c’est la manifestation du profond enracinement de la « folie meurtrière nazie » dans la société allemande.

Il poursuit son analyse en expliquant que « lorsque les Alliés occupèrent l’Allemagne au printemps 1945, ils firent une étonnante découverte : ils arrivèrent dans un pays où il n’y avait apparemment jamais eu de nazis », ce qui semble pour le moins paradoxal. L’on pourrait en effet s’étonner de voir avec quelle facilité les Allemands se sont détournés du national-socialisme et de son Führer en qui ils avaient eu si longtemps une foi aveugle.

L’historien explique alors le renversement total du « mythe d’Hitler » : naguère divinisé, il devint « un monstre sous forme humaine contre les habiles séductions duquel on n’avait pas pu se défendre » et il insiste sur le fait que dans leur grande majorité, les Allemands, habitués à détourner le regard, refusèrent de reconnaître leurs responsabilités dans les crimes nazis. Le suicide d’Hitler semble ainsi avoir sorti les Allemands de leur torpeur et leur avoir fourni une justification pour leur attitude oscillant entre la violence et l’indifférence.

Volker Ullrich considère finalement que le 8 mai 1945 marqua autant une fin qu'un nouveau départ. Il décrit ainsi, à partir d'une dense documentation, un ordre nouveau porteur de réelles promesses. Si le choix d’un plan chronologique, sous la forme d’un journal de bord, limite parfois la hiérarchisation des informations et la mise en lumière de thématiques fortes pour guider la lecture, cet ouvrage n’en demeure pas moins très complet et les documents d’illustration, sélectionnés avec soin, donnent « une vision globale de cette phase dramatique entre la ruine apocalyptique du Troisième Reich et les débuts du régime d’occupation ».