Dans une enquête micro-historique au cœur d’une petite ville allemande, Emmanuel Droit invite à se méfier des interprétations toutes faites et à se plonger au plus près de la violence de guerre.

Le drame vécu en 1945 par Demmin, petite ville de Poméranie-Occidentale dans l’Est de l’Allemagne, est peu connu en France et a longtemps été ignoré en Allemagne, jusqu’à ce qu’émerge dans les années 1990 le souvenir de la vague de suicides, plusieurs centaines de morts, qui a frappé la ville lorsque l’armée soviétique s’en est emparée. Pendant plusieurs décennies, le souvenir avait été enfoui par la RDA au nom de l’amitié germano-soviétique. La ville-martyr est depuis un lieu de mémoire allemand, médiatisé mais aussi instrumentalisé par les néo-nazis ou le parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland).

Aucune autre ville allemande n’a connu une vague de suicides de cette ampleur à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dans Les suicidés de Demmin, livre court et d’une grande noirceur, l’historien Emmanuel Droit, professeur à Sciences Po Strasbourg, mène une enquête micro-historique pour tenter de comprendre l’inconcevable. Il reconstitue pour ce faire le contexte temporel, spatial et mental des habitants de Demmin, puis interroge les causes des violences de guerre, dont ces suicides ne sont qu’un des aspects. Plaçant la peur au centre de son propos, il refuse de réduire la violence à l’idéologie, nazie ou soviétique, et privilégie au contraire une dissection précise du moment où elle survient.

 

Micro-histoire d’un huis-clos tragique

C’est une dramaturgie resserrée que met en scène Emmanuel Droit, focalisée sur une ville hanséatique de 20 000 habitants et sur une courte semaine, du 30 avril au 4 mai 1945. Depuis l’échec allemand devant Stalingrad au début de l’année 1943, l’horizon allemand ne cesse de se réduire, et la victoire de s’éloigner. Les habitants de Demmin n’ont encore jamais connu les violences de guerre, si ce n’est via la propagande officielle. Avec l’offensive de l’Armée rouge qui perce sans difficulté les lignes allemandes en janvier 1945, la guerre, le carnage et la défaite totale se rapprochent dangereusement de la ville. Elle est un lieu de passage et parfois d’installation pour des milliers de réfugiés allemands qui vont vers l’Ouest. Dans les derniers jours du mois d’avril, la violence se fait entendre, à proximité immédiate de la ville. La possibilité de la violence devient concrète, alors que tout espoir disparaît. Le temps commence à se distordre, sous l’effet de l’angoisse et de l’attente ; les banales actions du quotidien y croisent l’extraordinaire, comme cette grand-mère qui, malgré les sévères restrictions, se rend à la boucherie pour essayer de fêter l’anniversaire de son petit-fils.

Emmanuel Droit fait le choix d’une dramaturgie « au ras du sol »   afin de mieux retranscrire les émotions et les ressorts qui animent cette ville à bout de force. L’enquête se fonde principalement sur les récits épars de ces Allemands ordinaires qui ont vécu les événements, journaux intimes, correspondances, ou témoignages bien postérieurs d’« entrepreneurs mémoriels », médiatisés lorsque l’attention de l’opinion s’est tournée vers Demmin à partir des années 1990. Le lecteur croise alors dans une polyphonie terrible le journal de Helene Sack, installée à Demmin depuis un an avec ses enfants et sans nouvelles de son mari, aviateur tué au même moment sur le front de l’Est ; ou cette domestique qui doit apprendre par lettre au fils de son maître, prisonnier de guerre, que sa mère, son père et sa sœur se sont suicidés. Le tableau général reste lacunaire, fait de flashs et de morceaux de destins entrecroisés. Ces acteurs ignorent le fin mot de l’histoire ; ils n’ont à leur disposition que des rumeurs et leur imagination, mais ils doivent faire des choix.

Celui qui les taraude, en cette fin d’avril est : partir ou rester, alimenter les colonnes de réfugiés ou se protéger chez soi ? La présence de la Wehrmacht les rassure. Mais le danger est de tous les côtés. Les nazis ont depuis peu pris les commandes de la municipalité. Les plus zélés font régner la terreur dans la ville et réquisitionnent les habitants pour construire de bien dérisoires défenses. Les SS interdisent les départs vers l’Ouest. Récalcitrants et candidats à la fuite sont exécutés. Et subitement tout se précipite. Le 29 avril, les SS et la Wehrmacht abandonnent la ville et ses habitants à eux-mêmes ; dans la nuit, les ponts sont dynamités, et transforment Demmin en impasse. Le champ des possibles se referme, alors que la LXVe armée du général Batov pénètre sans combat dans la ville.

 

Tuer, être tué, se tuer

Le déclenchement de la vague de violences n’a rien d’immédiat, ni de nécessaire. Emmanuel Droit insiste au contraire sur des scènes de rencontres entre civils allemands et soldats soviétiques qui font ressortir une humanité partagée, dont la peur est l’un des ciments. La violence n’est bien sûr pas loin, et quelques balles sifflent. Mais en aucun cas un déchaînement de violence provoqué par la propagande ou le désir de se venger sur les civils de la brutalité du front de l’Est, explication erronée qu’Emmanuel Droit nomme la « loi du Talion ». La violence est un instant suspendue, comme si personne ne souhaitait la commettre. Reprenant les travaux du psychologue américain Dave Grossman, l’auteur considère que la peur de tuer serait plus forte que celle d’être tué, et qu’il faut un contexte temporel et spatial particulièrement dramatique pour que les digues cèdent. C’est bien la peur qui anime tout un chacun à Demmin, estompant les frontières entre bourreaux et victimes.

La violence finit pourtant par arriver, plusieurs heures après les Soviétiques, avec autant de soudaineté que de force. Un incendie se déclenche dans le centre-ville de Demmin dans la nuit du 30 avril au 1er mai, sans que l’on puisse en déterminer l’origine ; plus intentionnel qu’accidentel, il détruit la moitié de la ville et fait émerger « l’espace de la violence », alimenté par l’alcool consommé par des Soviétiques désormais certains de la victoire, et des rumeurs d’empoisonnement par des civils. Les pillages qui éclatent dépassent les nécessités du ravitaillement. De très nombreux viols, que les sources allemandes essayent de contourner, sont commis par les Soviétiques sur les femmes allemandes. Cette violence multiforme est pour Emmanuel Droit spontanée : rien ne vient étayer l’idée d’un déchaînement ordonné et organisé par la hiérarchie soviétique.

La spécificité de l’explosion des violences de guerre à Demmin est que la majorité a été perpétrée par les civils contre eux-mêmes. Saisis par la peur, choqués par la violence à laquelle ils assistent, et surtout par celle qu’ils imaginent et anticipent, plusieurs centaines d’habitants décident de se suicider en peu de jours. Quelques-uns n’avaient pas attendu la nuit du grand incendie, tel ce directeur d’école, membre du NSDAP qui exécute sa famille avant de retourner l’arme contre lui, par crainte de ce qui attend les soutiens publics du régime. Les autres s’y sont cependant préparés, depuis que le suicide est devenu une option comme une autre, préférable à bien d’autres : la mort plane depuis longtemps. Le calme qui découle de cette résignation implacable, qui suinte des sources et conduit des mères à tuer leurs enfants, est l’aspect le plus terrible de l’enquête.

Impossible de savoir exactement combien de vies ont été broyées à Demmin en une semaine, probablement entre 700 et 1000, l’historien choisit de ne pas trancher. Les trois quarts des victimes sont des femmes et des enfants, le reste souvent des vieillards : les hommes de la ville ont depuis longtemps été mobilisés par le Reich. La majorité des suicidés s’est jetée dans l’une des trois rivières qui entourent la ville, et dont le cours rejette rapidement un trop plein de cadavres. Les suicides sont massifs sans être véritablement collectifs : aucune consigne, aucune décision coordonnée, mais le mimétisme et la panique se propagent.

 

La violence de l’instant

La mort violente donnée et reçue à Demmin échappe à des explications de type mécanistes. C’est la thèse claire défendue par Emmanuel Droit, à rebours des interprétations qui, pour l’Allemagne nazie comme pour bien d’autres lieux et époques, auraient trop facilement recours à l’idéologie, ainsi que le notait déjà l’historien allemand Jörg Baberowski, spécialiste de la violence soviétique et plusieurs fois cité. Le désir de vengeance des Soviétiques n’entre pas en compte, et le degré d’imprégnation idéologique doit de part et d’autre être relativisé au profit de la violence de l’instant. Le carnet de guerre du très jeune soldat soviétique Ivan Panarin est vierge de toute motivation idéologique ; cerné par la violence et la mort, il tremble pour sa vie, tue pour ne pas être tué, se saoule pour oublier, ou se donner du courage.

Côté allemand également : les explications d’ordre idéologiques ont leur pertinence mais échouent à expliquer ce qui se joue à Demmin en 1945. Certes, le nihilisme de l’idéologie nazie a engagé l’Allemagne dans une stratégie du vaincre ou mourir, du tout ou rien qui a promu le culte du sacrifice ; certes, au moment où des femmes de Demmin noient leurs enfants, des dignitaires du régime se suicident dans les bunkers de Berlin ; mais les habitants de la ville ne sont pas des fanatiques qui n’auraient pas supporté l’idée de vivre sans le IIIe Reich. Ceux qui choisissent le suicide y sont poussés par l’horreur de l’instant et l’absence d’horizon, qu’une perspective au ras du sol permet de reconstituer.

Cette monographie se veut donc aussi une mise en garde épistémologique pour les historiens. Il faut apprendre à se défaire des causalités prêt-à-porter et favoriser le sur-mesure, nous dit Emmanuel Droit : « La tendance de nombreux chercheurs, d’ailleurs bien souvent inconsciente, est d’articuler de manière "naturelle" et automatique des causes structurelles repérées en amont de l’événement – des idées, des représentations et des comportements – et de les appliquer de manière mécanique aux motivations individuelles. »   Il faut au contraire privilégier le vécu de la guerre, puis se plonger, grâce à la méthode micro-historique, au plus près de la conscience des acteurs et des choix auxquels ils sont confrontés. Le passage à l’acte violent n’est pas mécanique : il faut s’habituer à la violence, et s’y contraindre. Celle-ci conserve aussi sa part d’inexplicable, quand la peur est seule victorieuse.