La connaissance des autres répond, en général, à un projet de domination. Réformée, elle pourrait cependant s’en émanciper pour partie, plaide cet essai.

Voici un titre étrange, qui présente une énigme au lecteur. Quel sens lui donner en effet ? S’agit-il de l’universel tel que le conçoivent les autres que nous, et qui, pour cela, nous est étranger ? Est-il question, par-delà le contraste entre eux et nous, d’un universel à conquérir, aujourd’hui lointain et inaccessible ? Ou faut-il encore intervertir la fonction syntaxique des deux mots du titre et se mettre en quête d’une figure universelle de l’étranger ? 

Michael Lucken, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, est un spécialiste du Japon. Il est, en particulier, l’auteur de Le Japon grec : culture et possession   . Il se livre dans cet essai à une réflexion sur « les études étrangères », cette filière universitaire dans laquelle l’apprentissage d’une langue étrangère est étroitement associé à l’étude de la littérature, de l’histoire et de la civilisation de ses locuteurs.

L’auteur porte, très au-delà de sa spécialité, un regard critique sur ces études en général. S’il mobilise, pour ce faire, des éléments d’histoire et de sociologie de la connaissance, il ne propose ici ni une monographie fondée sur l’analyse intensive d’un matériau empirique, ni un travail épistémologique, ni, encore, une analyse conceptuelle de nature philosophique. L’ouvrage est un essai qui ne se rattache pas à une discipline particulière. Son propos relève de la critique des idéologies, mais c’est aussi, dans son ambition, un livre programmatique.

Lucken s’inscrit en particulier, sans le revendiquer explicitement pour autant, dans le sillage de la pensée foucaldienne quand elle traque dans toute entreprise de connaissance une visée de pouvoir. Dans cette perspective, tout savoir répond à une volonté de domination. Vouloir connaître, selon un thème nietzschéen que Foucault exploite, ce n’est pas vouloir la vérité, mais se donner les moyens d’exercer un pouvoir sur la réalité. Parmi les nombreuses formules en ce sens qui émaillent le livre de Lucken, on retiendra celle-ci : « Les logiques de prédation et de domination informent l’étude du monde de manière permanente, aucune forme de savoir ne les fait disparaître »   . Selon cette vision des choses, le pouvoir et les rapports de force s’insinuent partout dans les disciplines qui portent leur regard sur les autres. C’est donc à une lecture hyper-politisée de la connaissance des autres que procède l’auteur.

Une typologie des rapports à l’altérité

Lucken organise son propos en distinguant quatre modalités différentes du rapport aux autres, qui s’incarnent en autant d’opérations cognitives. Ce sont la préhension, la critique, la généralisation et la métamorphose. Il y décrit les différents motifs qui font s’intéresser aux autres et esquisse, ce faisant, une phénoménologie des usages de la connaissance des étrangers, qu’il rassemble en un « carré logique »   . Le propos est, dans les trois premières parties, essentiellement critique. Dans la dernière partie, en revanche, l’auteur dessine aussi les linéaments d’un projet alternatif, à la fois théorique et pratique. Il y formule plus précisément, sous le nom de « xénologie », un projet de réforme des études étrangères afin, affirme-t-il, de les émanciper, dans la mesure du possible, des logiques de domination.

La préhension n’est, convient-il de pointer, ni l’appréhension ni la compréhension. Elle constitue le premier moment, le plus prégnant selon Lucken, du rapport aux étrangers dans l’intention de les connaître. L’auteur déploie ici le thème d’une connaissance animée par l’affrontement avec les autres. La préhension est donc, avant tout, l’expression d’une visée prédatrice   , au service de l’esprit de domination ou de conquête des puissances impérialistes et colonisatrices.

Selon l’auteur, toute connaissance, en particulier celle des autres, est, par nature, à la fois située et intéressée. Située, car l’étranger est toujours appréhendé dans une perspective déterminée par le milieu social, la société ou l’époque auxquels l’observateur appartient. Celui-ci est donc nécessairement en proie au socio- ou à l’ethnocentrisme. Intéressée, car l’observateur n’est pas seulement dépendant des préjugés propres à sa culture et à son temps, il est aussi, dans son entreprise cognitive, mû par des intérêts pratiques, au service des pouvoirs établis le plus souvent. Soulignant encore « à quel point il est difficile de dissocier le vrai de la domination et de la puissance »   , Lucken exprime, donc, un soupçon systématique à l’égard de la connaissance.

On objectera à cette vision réductrice l’exemple des historiens de la Grèce ancienne, Hérodote et Thucydide, qui, selon deux bons connaisseurs, Hannah Arendt et Cornelius Castoriadis, et à l’opposé de ce qu’en dit Lucken, ont inventé l’impartialité dans le regard sur les autres   . On fera valoir encore que les missionnaires ou les anthropologues de profession auxquels, en effet, les armées coloniales avaient ouvert des terrains d’enquête, n’en ont pas moins produit des ouvrages remarquables, qui ont fait progresser significativement la connaissance anthropologique.

Mais, en vérité, l’auteur n’entend pas contribuer à une épistémologie des études étrangères, voire à une critique de la raison « xénologique », qui voudrait circonscrire les limites de toute connaissance possible des autres. Il voudrait bien plutôt proposer une épistémologie politique pour laquelle les savoirs seraient constitutivement orientés par des visées dominatrices. On regrettera à ce propos qu’il omette de se situer dans le champ des positions existantes, qu’il ne discute pas, en particulier, la manière dont Habermas distingue les différentes espèces de savoir en fonction des intérêts de connaissance (l’instrumentation, la compréhension et l’émancipation) qui, anthropologiquement, les animent   .

La prédation n’est, toutefois, pas le seul angle sous lequel Lucken considère les études étrangères. Elles ne s’y réduisent pas, car elles sont aussi porteuses, comme le reconnaît l’auteur, d’« une grande puissance critique »   . C’est, au demeurant, une chose bien connue : la connaissance d’autres manières de penser et de faire est, en elle-même, une source de réflexion critique sur soi. Si elle n’est pas obérée par des préjugés dévalorisants, elle conduit à prendre en considération d’autres formes possibles de vie humaine. Toutefois, l’attitude critique nourrie de la connaissance des autres est, aux yeux de l’auteur, ambivalente. Elle substitue trop souvent, fait-il justement valoir, une « extériorité fantasmée »   au biais ethnocentrique. Mais, ici encore, Lucken met l’accent, conformément à son fil conducteur, sur les phénomènes de domination : puisque les études étrangères ont un potentiel subversif, elles ont, nécessairement, été réprimées ou marginalisées par les pouvoirs   .

L’universel sans tyrannie

À l’instar des deux premiers thèmes, la généralisation est, dans l’esprit de Lucken, une modalité de la relation à l’altérité plus qu’une opération cognitive. Ses considérations à ce propos ne tiennent ni à la logique ni à la théorie de la connaissance. Pour lui, cette opération est, comme les précédentes, une manière de se rapporter pratiquement aux autres. De ce point de vue, la théorie n’est jamais, en général, qu’une modalité de la pratique, celle-ci trônant toujours au-dessus de celle-là.

Généraliser, ici, c’est plus que former une théorie d’ensemble de toutes les sociétés étrangères. C’est également, pour l’observateur, où qu’il se situe, y intégrer sa propre société afin d’accéder à un tableau de l’universelle humanité. Cette connaissance englobante a, longtemps, pris la forme de l’histoire universelle, un genre autrefois répandu, aujourd’hui délaissé, comme le souligne l’auteur. Dans une théorie de ce type, l’observateur ne se place plus à l’extérieur de son objet d’étude ; il doit nécessairement s’y inclure et, partant, préciser la place qu’il y tient, y articuler explicitement son rapport aux autres. Cette généralisation, qui est une universalisation, réduit donc l’écart entre l’ipséité et l’altérité. Nous ne pouvons plus nous considérer comme tout autres que les autres, car nous nous appréhendons désormais comme la partie d’un tout.

Ce passage à l’universel ne satisfait toutefois pas l’auteur qui, déjà, réitère son credo : « Constamment l’universel tend à suivre les lignes du pouvoir »   . Il propose ensuite d’en distinguer deux versions. D’un côté, « l’universel absolu » consiste à poser un idéal d’universalité qui, déterminé de façon tout abstraite, se perd dès qu’il cherche à se concrétiser. Préciser son contenu, c’est, en effet, introduire une détermination qui, dans les réminiscences hégéliennes qui émaillent le discours de l’auteur, serait simultanément une particularisation et une négation. De l’autre côté, « l’universel relatif » – à vrai dire une contradiction dans les termes – n’adopte pas de position de surplomb et demeure sur un plan d’immanence   . Mais il se heurte alors à la diversité et la rivalité des conceptions de l’universalité, celles, par exemple, des grandes religions monothéistes. Elle échoue de ce fait à s’élever, à partir de cette multiplicité, à l’unité anthropologique.

Où sa critique des diverses pensées de l’universel amène-t-elle Lucken ? Si l’universel doit nécessairement conduire, à l’instar des « sciences chrétiennes », à « un projet de domination politique et militaire du monde »   , ne faut-il pas lui tourner définitivement le dos ? De manière inattendue, l’auteur se propose pourtant de sauver l’universalité. Il rejette le « pluriversel » des études décoloniales aussi bien que la « diversalité » des penseurs de la créolité, Patrick Chamoiseau ou Edouard Glissant.

Il entend, donc, maintenir une référence, indispensable juge-t-il, à l’universalité pour ne pas « dissoudre l’horizon du générique »   . Lorsque, cependant, vient le moment d’en affirmer quelque chose positivement, l’auteur s’en tient à des formules vagues ou banales : l’universel doit être envisagé comme un horizon, une possibilité parmi d’autres possibles et son contenu demeurer dans l’indétermination. Il faudrait, écrit-il, « concevoir un universalisme où l’imprégnation de la critique soit telle que la puissance lui soit subordonnée »   .

La dialectique contre la rationalité

Sous l’intitulé « De la métamorphose », Lucken traite de la quatrième et dernière forme de la relation aux autres. Il y est question de « sortir de soi pour devenir qui l’on n’est pas »   , d’une autotransformation médiatisée par une nouvelle modalité du rapport à l’altérité. L’auteur la décrit comme une disposition à se pénétrer de la multiplicité des cultures dans leur irréductible diversité, sans chercher, donc, à les reconduire à l’unité ou les ordonner, de manière hiérarchique ou non. Les hommes des différentes sociétés n’auraient plus ainsi à choisir entre leur forme de vie et celles des étrangers, entre, en général, le même et l’autre, ni même entre le particulier et l’universel.

Emancipés des alternatives devant lesquelles « le monde de l’Un »   , spécialement l’Occident, les place, « débarrassés de cet instinct transmis par la culture qu’il faut à tout prix revenir à l’unité de l’individu »   , les êtres humains métamorphosés que Lucken appelle de ses vœux sauraient « accepter en l’état la dualité »   et accueillir la contradiction. Libérés de l’exigence de synthèse, la communication interculturelle pourrait alors « tout laisser dans un état d’irrésolution sur un mode apaisé »   . Une telle transformation ne résiderait donc pas dans un changement radical de forme de société, mais consisterait à se fondre dans des formes culturelles hybrides ou à s’abandonner à une essentielle labilité où chacun passerait de manière fluide et réversible d’une forme à l’autre.

Au plan philosophique, Lucken laisse ici libre cours à un mode de pensée dialectique, certes affranchi de toute référence à l’absolu. Il s’inscrit, par suite, dans le sillage des philosophies de la différence et écorne sérieusement, sur cet autel, les normes logiques de la rationalité. Sa stratégie le conduit, en effet, à mettre toujours l’accent sur l’indéterminable et l’indécidable au détriment de l’intelligibilité. En dépit qu’il en ait, le schéma de pensée de Lucken est, ici, celui de l’universel concret hégélien et de sa promesse d’universelle réconciliation. Mais, elle renchérit sur lui dans la fantasmagorie en rejetant toute possibilité de synthèse.

Malheureusement, tout témoigne anthropologiquement contre une telle idée. Que l’on songe à l’irritation pénible que nous ressentons tant que nous ne nous réussissons pas, pour un temps au moins, à fixer nos croyances. Que l’on considère encore la violence destructrice à laquelle peut conduire la confrontation, au sein d’une même société, de valeurs appartenant à des systèmes idéologiques contraires.

La xénologie, une coquille creuse ?

Lucken a un projet. Il lui donne le nom de xénologie, néologisme signifiant la science des étrangers. Ce projet comprend d’abord un plaidoyer pour l’enseignement d’un authentique plurilinguisme. Celui-ci, fait valoir l’auteur, est propre à mobiliser la plasticité de notre esprit. Mais cette idée qui, pour être banale, est juste, est aussitôt obérée par la thèse que les différentes langues sont moins porteuses de diverses manières de penser, sentir et désirer que « des vecteurs essentiels de la puissance »   . Il est essentiellement question, par suite, de lutter contre la domination, voire la violence, incarnée par le monolinguisme.

Mais Lucken ne s’en tient pas là : ses visées sont autrement ambitieuses. C’est en effet, plus largement, une « réforme des études étrangères » qu’il voudrait voir mettre en place, fondée sur « une nouvelle science des points de vue »   susceptible de conduire à « une forme renouvelée d’anthropologie »   . N’est-ce pas là vouloir trop embrasser ? Quoi qu’il en soit, ces propositions, certes recevables à ce niveau de généralité, restent à l’état de déclarations d’intention.

La visée d’« une science capable de prendre en compte de façon systématique de la diversité des formes et des points de vue »   sans adopter à leur égard une position de surplomb est tout à fait louable. De même en va-t-il d’« un dialogue sur ce qui peut être commun »   aux différentes cultures. Mais nous disposons d’ores et déjà de propositions théoriques et de travaux répondant à ce programme, que l’auteur ne prend pas en considération, hormis un rapide passage consacré à l’œuvre du sinologue François Jullien.

Pour s’en tenir à deux exemples, il en va ainsi, au plan philosophique, de la conceptualisation du dialogue des cultures par Charles Taylor en termes de « langage de clarification des contrastes »   et, au plan des sciences sociales, de l’anthropologie comparative issue de la sociologie durkheimienne, de Marcel Mauss à Louis Dumont. D’une manière générale, le style fluide et alerte de Lucken fait place à de trop nombreuses formulations obscures et ronflantes. Ainsi en va-t-il de manière caractéristique lorsque, proposant de substituer au concept d’autonomie, central dans la philosophie pratique moderne, un principe d’« exonomie », il laisse le lecteur aux prises avec cette définition : « [Elle] considère la possibilité de règles de conduite dans l’expérience du devenir différent, en passant au-delà du miroir critique. »   Il est douteux que nous y gagnions en clarté.