Les discours de Robespierre nous renseignent à la fois sur le personnage mais aussi sur la façon dont ils ont pu être interprétés et récupérés au cours de l'histoire.

Figure clivante de la Révolution française, Robespierre a à la fois opposé la sphère politique, jusqu’à nos jours, mais également les historiens. Les ouvrages sur le sujet ne manquent pas mais l’historienne Marion Pouffary propose une analyse pertinente de la question à partir de l’étude, puis de l’interprétation des discours de l’Incorruptible, depuis 1789. Au-delà d’une lecture binaire résumant l’homme à la figure du héros ou du monstre, Marion Pouffary analyse à la fois ces discours sous l’angle politique mais aussi religieux, culturel, puis littéraire.

Dans les programmes du secondaire, l’action de Robespierre reste un axe majeur pour saisir les différentes étapes de la Révolution. Par ailleurs, l’analyse des discours politiques de dirigeants peut très bien fournir des pistes pour un Grand Oral sur le thème de la Démocratie étudié en HGGSP en première.

Nonfiction.fr : Vous avez consacré votre thèse, dont ce livre est tiré, à l’image de Robespierre et vous vous concentrez notamment sur le « discours politique ». Quelles sources vous ont permis d’aborder cet homme sous cet angle ?

Marion Pouffary : J’ai étudié la naissance de la légende dorée de Robespierre en travaillant sur les publications des membres de la Société des Amis du Peuple et de la Société des Droits de l’Homme, qui sont les sociétés républicaines les plus radicales au début des années 1830. En effet, leurs membres, qui sont déçus par le tournant conservateur pris par la Monarchie de Juillet, ont l’impression que la Révolution de 1830 leur a été volée et font de Robespierre le symbole de la République qu’ils appellent de leurs vœux. Cette légende, qui se construit dans le discours politique, est ensuite diffusée par des écrits historiques. Pour étudier cette diffusion, j’ai travaillé sur un corpus d’écrits biographiques consacrés à Robespierre et publiés entre 1830 et le milieu du XIXe siècle.

L’étude des légendes noires de Robespierre s’appuie en premier lieu sur la relecture – sous un angle nouveau – de sources traditionnellement utilisées comme le rapport Courtois, les histoires de la Révolution française de Mignet, de Thiers ou encore de Michelet. J’ai aussi travaillé sur des écrits politiques qui n’avaient jamais été utilisés dans cette perspective. Il s’agit notamment des articles et ouvrages publiés à l’occasion des querelles doctrinales qui marquent l’émergence du néobabouvisme au début des années 1840 et de celles qui opposent Proudhon aux démocrates-socialistes sous la Deuxième République.

L’étude de ces diverses sources m’a permis de poser un cadre interprétatif selon lequel la légende noire de Robespierre se scinde entre la Révolution et le milieu du XIXe siècle en quatre légendes, qui peuvent être rapprochées de quatre courants politiques distincts : conservateur/contre-révolutionnaire, libéral, communiste et anarchiste. Elle a aussi permis de montrer comment les thèmes véhiculés par les légendes noires et ceux de la légende dorée se répondent. 

Pour vérifier la validité de ce cadre interprétatif, qui fait l’objet des chapitres 1 à 7 de mon ouvrage, et voir comment ces légendes perdurent dans le discours politique au-delà de leur période de naissance, j’ai étudié l’image de Robespierre dans les débats parlementaires. J’ai réalisé un dépouillement exhaustif des comptes rendus intégraux des deux chambres, sur une période allant de la Restauration à la fin du XIXe siècle. J’ai procédé à une analyse quantitative et qualitative dont les résultats sont présentés dans les chapitres 8 à 11 de mon ouvrage. Ces comptes rendus sont des sources très riches, des documents qui ont eu un rôle important dans le débat politique au XIXe siècle mais qui ne sont pas forcément très étudiés.

L’historiographie du XIXe siècle oppose une légende noire à une légende dorée sur Robespierre, sans forcément en préciser les contours. Si vous reprenez ces termes, vous les approfondissez, au point qu’ils constituent un axe structurant de votre travail. Vous relevez quatre légendes noires entre 1789 et le milieu du XIXe siècle. Pourquoi commencer dès 1789 ?

J’ai choisi de faire débuter mon étude en 1789 car Robespierre devient rapidement une figure politique de l’Assemblée constituante, où il prend fréquemment la parole. Ses discours suscitent parfois de virulentes réactions sur les bancs de la droite. Dès 1789, certains sont commentés et critiqués par les journaux royalistes. Ses prises de position, très radicales pour la Constituante, lui valent d’être présenté comme un anarchiste qui veut détruire la monarchie absolue de droit divin. L’image de l’anarchiste, qui apparaît à cette période, se retrouve tout au long du XIXe siècle. De plus, la défense par Robespierre de l’égalité politique et des principes démocratiques lui vaut d’acquérir sous la Constituante une popularité auprès du peuple parisien. Hervé Leuwers écrit d’ailleurs dans sa biographie de Robespierre, qu’« avant de devenir un mythe politique, il a été un mythe vivant »   .

La légende noire de Robespierre se consolide après Thermidor mais ses matériaux préexistent. De plus, le discours thermidorien ne recoupe pas exactement la critique contre-révolutionnaire, qui continue à se diffuser avec des ouvrages comme la biographie de Robespierre publiée en 1795 par l’abbé Proyart, qui a connu Robespierre alors qu’il était élève à Louis-le-Grand. Si l’abbé Proyart présente Robespierre comme un anarchiste impie, les Thermidoriens critiquent la fête de l’Être suprême et reprennent à leur compte l’image du chef de la « secte » des Jacobins, apparue dans le discours des Girondins, au cours des affrontements qui les opposent à Robespierre à partir de 1792.

La légende noire que je nomme « conservatrice/contre-révolutionnaire » apparaît du vivant de Robespierre. On retrouve ses thèmes dans les discours des parlementaires des majorités conservatrices tout au long du XIXe siècle, même chez des hommes politiques qui ne sont pas légitimistes. Par contre, d’autres légendes noires, comme les légendes noires communiste et anarchiste, n’apparaissent que plus tard, lorsque le mouvement communiste puis le mouvement anarchiste se développent. Elles portent sur les mêmes thèmes que la légende noire conservatrice/contre-révolutionnaire mais peuvent véhiculer des jugements opposés. Alors que la légende noire conservatrice/contre-révolutionnaire présente Robespierre comme un niveleur et un impie, ces deux légendes noires critiquent son manque d’ambition sociale et son « cléricalisme ».

Certains éléments des discours de Robespierre demeurent peu connus, à l’image de son affirmation d’un droit à l’insurrection, puisque Robespierre est aussi présenté comme l’homme de l’ordre par les républicains radicaux et/ou socialistes. Les hommes de gauche ont-ils vraiment eu connaissance de ses idées sur ce point ?

Certaines sociétés républicaines font connaître au début de la Monarchie de Juillet les idées de Robespierre relatives au droit à l’insurrection, qui figurent notamment dans quatre articles de la déclaration des Droits de l’Homme qu’il présente à la Convention en 1793. Cette déclaration est rééditée à plusieurs reprises au début des années 1830 et la Société des Droits de l’Homme en publie une version accompagnée de commentaires dus à Albert Laponneraye, figure bien connue du milieu républicain de l’époque. Les idées de Robespierre sur le droit à l’insurrection se retrouvent aussi dans les catéchismes républicains qui sont diffusés à cette période.

Par contre, par la suite, des hommes politiques comme Louis Blanc présentent Robespierre comme un homme d’ordre. Si Louis Blanc connaît la déclaration des Droits de l’Homme de Robespierre, qu’il évoque dans son Histoire de la Révolution française, il n’insiste pas dans son analyse sur le droit à l’insurrection. Par contre, il écrit que « le goût de l’ordre était un des traits caractéristiques de [l]a nature » de Robespierre et que « l’anarchie lui fait horreur »   .

Ce jugement permet de contrecarrer l’image de l’anarchiste véhiculée par la légende noire conservatrice/contre-révolutionnaire. Il s’explique aussi par le fait que, dès la Monarchie de Juillet, Louis Blanc considère que le mouvement républicain doit s’employer à réhabiliter le principe d’autorité pour pouvoir mettre en place un gouvernement démocratique fort capable de réaliser des réformes économiques et sociales. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, sous la Deuxième République, au cours des débats qui opposent les démocrates-socialistes à Proudhon, celui-ci dénonce leurs velléités autoritaires et qualifie Louis Blanc d’« ombre rabougrie de Robespierre »   .

Vous accordez beaucoup d’importance à la forme des discours. Certains romantiques ont d’ailleurs vu en Robespierre : « l’orateur qui a su le mieux retranscrire les sentiments des hommes de l’époque »   . Que retenez-vous de son style ?

Je retiens deux choses du style de Robespierre. Tout d’abord, il est marqué par le préromantisme, qui correspond à un moment de l’histoire littéraire compris entre le classicisme et le romantisme et dont l’un des grands représentants est Rousseau, avec notamment La Nouvelle Héloïse. Le style de Robespierre possède certaines caractéristiques du préromantisme. Il s’agit notamment de l’importance accordée à l’expression du « moi » et au sentiment. Le discours sur l’institution du culte de l’Être suprême, prononcé par Robespierre le 18 floréal en II, en constitue un exemple emblématique, comme l’illustre le passage suivant :

« Ma patrie ! si le destin m’avoit fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j’aurois adressé au ciel des vœux continuels pour ta prospérité ; j’aurois versé des larmes d’attendrissement au récit de tes combats et de tes vertus ; mon âme attentive auroit suivi avec une inquiète ardeur tous les mouvemens de ta glorieuse révolution ; j’aurois envié le sort de tes citoyens, j’aurois envié celui de tes représentans. Je suis Français, je suis l’un de tes représentans… peuple sublime ! reçois le sacrifice de tout mon être. »  

Par ailleurs, le style de Robespierre reste malgré tout marqué par certaines caractéristiques du classicisme, ce qui se remarque notamment dans son utilisation très fréquente de l’ironie. On la retrouve dans ses écrits de jeunesse comme dans ses discours à la Convention. Cette caractéristique du style de Robespierre a par contre été relativement peu remarquée par les auteurs appartenant au mouvement romantique, héritier du préromantisme. Si Lamartine, Nodier et Alphonse Esquiros font l’éloge du style de Robespierre sous la Monarchie de Juillet, c’est surtout parce qu’ils y retrouvent l’empreinte du préromantisme.

Les régimes du XIXe siècle utilisent l’image de Robespierre en fonction de leurs intérêts puisqu’il passe de destructeur de l’ordre politique sous la Restauration à l’incarnation du spectre de l’insurrection sociale sous la Deuxième République. Ses discours fournissent-ils de la matière pour ces accusations ou s’agit-il seulement de pragmatisme ?

À cette question, je pense qu’on peut répondre : les deux. Les parlementaires appartenant aux majorités qui se succèdent entre 1815 et 1848 puis entre 1849 et 1851 utilisent l’image de Robespierre dans un but polémique, pour discréditer leurs adversaires politiques en les comparant à Robespierre. Par exemple, sous la Restauration, lors des débats sur les lois restreignant la liberté de la presse, qui sont critiquées par l’opposition libérale, les membres des majorités successives affirment que ces lois sont nécessaires pour éviter le retour de l’anarchie révolutionnaire. Les membres de l’opposition libérale, qui rejettent l’héritage de 1793, s’offusquent de cette stratégie. Ils rappellent parfois, comme le général Foy, qu’ils ont été victimes de la politique répressive du Gouvernement révolutionnaire.

Par contre, sous la Monarchie de Juillet, il est exact que des sociétés républicaines (dont seulement quelques députés défendent les idées) se présentent comme les héritières de la Convention et font de Robespierre le symbole de la République qu’elles appellent de leurs vœux. En effet, certains républicains cherchent à inscrire leur action dans une filiation politique illustre, dans un contexte où le pouvoir se réclame de l’héritage de 1789. Ils insistent notamment sur les combats de Robespierre en faveur de l’égalité politique et sociale, et en particulier sur la définition du droit de propriété qu’il a proposée dans sa déclaration des Droits de l’Homme de 1793 (celle-ci en fait, non un droit naturel, mais un droit positif, ce qui permet de le limiter). Ils mettent aussi l’accent sur le fait que cette déclaration accorde au peuple le droit à l’insurrection.

Ces idées ne sont guère rassurantes pour le pouvoir. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, même si la composition politique de la majorité a changé, l’image du Robespierre-anarchiste, destructeur de l’ordre établi, revienne dans les débats parlementaires. C’est particulièrement visible lors des débats relatifs aux mesures restreignant les droits des associations, qui ont lieu au début de la Monarchie de Juillet, dans un contexte marqué par les émeutes et les insurrections. 

Sous la Deuxième République, les membres du parti de l’Ordre réemploient cette stratégie pour défendre les mesures visant à restreindre le droit de vote ou encore l’accès à la garde nationale, qui sont critiquées par les députés démocrates-socialistes. Ceux-ci se réclament de l’héritage politique de Robespierre et défendent la conception d’une République démocratique et sociale. Or, pour les membres du parti de l’Ordre, cette conception de la République conduit à la destruction de l’ordre social traditionnel et donc à l’anarchie. Pour résumer, tout change en fonction du point de vue selon lequel on se place : ce qui, dans la pensée politique de Robespierre, constitue un droit pour les uns, fait peser un risque de destruction de l’ordre politique et social pour les autres.

Sur le plan religieux, Robespierre incarnait d’abord le culte de l’Être suprême et était présenté comme le chef d’une secte, à savoir les Jacobins. Néanmoins, sous la Monarchie de Juillet se diffuse l’image d’un homme qui sécularise l’Évangile par le biais d’un nouveau contrat social. Dans les deux cas, n’est-ce pas surévaluer la portée de certains discours de Robespierre ?

Si, tout-à-fait. L’image du Robespierre « chef de la secte des Jacobins » apparaît dans le discours des Girondins. Elle est ensuite reprise dans le discours thermidorien, qui critique également la mise en place du culte de l’Être suprême. L’institution de la fête de l’Être suprême a effectivement suscité chez certains conventionnels, qui vont être des acteurs de la chute de Robespierre, la crainte que ce dernier n’acquière trop de pouvoir et a alimenté les accusations de dictature proférées à son encontre. De ce fait, il n’est pas surprenant que l’image du « chef de la secte des Jacobins » et du « pontife » de l’Être suprême devienne un élément de la légende noire de Robespierre qui permet de justifier Thermidor.

Sous la Monarchie de Juillet, les républicains les plus radicaux, qui réhabilitent Robespierre, en font au contraire le promoteur d’une religion de la fraternité, qui doit servir de ciment au nouvel ordre social qu’ils appellent de leurs vœux et qu’ils perçoivent parfois comme une actualisation du message évangélique. Par exemple, dans son introduction aux Œuvres choisies de Maximilien Robespierre, Albert Laponneraye évoque : « Jésus, Rousseau, Robespierre […] trinité sainte et sublime qui résume en elle les principes d’égalité et de fraternité, et qui luit comme un rayon rédempteur au front de l’humanité asservie »   .

Cette lecture des discours de Robespierre va souvent au-delà des desseins de leur auteur, même si ce dernier affirme par exemple en décembre 1792, dans ses Lettres à ses commettans, que : « Si la déclaration des droits de l’humanité étoit déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentoit à notre vénération. »   .

Vous affirmez que les légendes de Robespierre ont contribué à occulter des pans entiers de sa pensée. Pourquoi ?

Les légendes noires et la légende dorée de Robespierre ont été construites à des moments donnés, pour répondre à des besoins politiques précis, avant d’être diffusées par des écrits historiques. Elles ont conduit à s’intéresser de manière privilégiée au rapport de Robespierre à l’égalité, à la religion et à la violence révolutionnaire. C’est le cas, non seulement dans les ouvrages qui prolongent la « légende dorée » de Robespierre, mais aussi dans ceux qui ne présentent pas forcément Robespierre sous un jour très favorable, comme l’Histoire de la Révolution française de Michelet. Ces sujets sont d’ailleurs ceux qui reviennent le plus souvent chez les parlementaires quand ils parlent de Robespierre au XIXe siècle.

Par contre, les interventions de Robespierre sur les questions de procédure judiciaire sont plus rarement évoquées. Pourtant, en étudiant ses discours, j’ai constaté que ces questions représentaient une part importante de ses prises de parole dès la Constituante et portaient parfois sur des éléments très précis des textes en discussion.

Ce phénomène peut s’expliquer par le fait que Robespierre, qui était avocat, était particulièrement au fait de ces sujets. On peut aussi le comprendre comme une stratégie de spécialisation et appliquer au cas de Robespierre les analyses faites sur la spécialisation parlementaire au XIXe siècle, qui est alors considérée comme l’une des clés d’une carrière parlementaire réussie. Ce sont les hypothèses que je développe dans le chapitre 8 de mon ouvrage. De même, la question de la liberté chez Robespierre n’a pas fait l’objet d’une analyse approfondie, alors que le mot « liberté » revient très fréquemment dans ses discours et que ses idées sur le sujet mériteraient certainement d’être étudiées.

Sur Nonfiction.fr :

- « La Révolution française, mère du complotisme », entretien avec Edmond Dziembowski, 2023.

- « Mémoires et archives de la Révolution française », recension croisée, 2020.

- « Histoire apaisée de la Révolution française », à propos de Jean-Clément Martin, Nouvelle Histoire de la révolution française, 2013.