L'année 1789 a été l'objet d'un important complotisme. L'historien Edmond Dziembowski en décrypte les causes et les mécanismes.

L’historien Edmond Dziembowski consacre son dernier ouvrage au conspirationnisme dans la Révolution française, et plus particulièrement au cours de l’année 1789. Si la conjoncture de « l’année sans pareille » a favorisé l’émergence et la diffusion de théories complotistes, force est de constater que les réactions à la philosophie des Lumières et la rivalité avec l’Angleterre ont contribué à la désignation d’ « ennemis » plus ou moins fantasmés. La présence de complots avérés a aussi participé à la croyance en des complots imaginaires.

« S’informer » est l’un des cinq thèmes étudiés au Lycée en première, notamment par l’approche de la naissance de la presse, puis de la diffusion de la théorie des complots. La Révolution française permet de donner une profondeur chronologique à un phénomène bien contemporain.

Nonfiction.fr : Fin connaisseur du XVIIIe siècle, vous avez consacré vos travaux aux relations entre la France et l’Angleterre, à l’histoire politique et signé un ouvrage particulièrement remarqué sur la guerre de Sept Ans. Pourquoi avoir décidé de travailler sur le conspirationnisme dans la Révolution ? Est-ce que la résurgence du complotisme au XXIe siècle vous a influencé ?

Edmond Dziembowski : Je débuterai par une évidence : les travaux historiques ont toujours fonctionné comme le miroir de l’époque qui les a vus naître. En ce sens, mon livre est indissociable de la poussée complotiste qu’on observe dans le monde d’aujourd’hui. Mon questionnement, cependant, ne date pas d’hier. Dans une certaine mesure, il est même antérieur au tsunami complotiste apparu au lendemain des attentats de 2001 et qui n’a cessé de grossir depuis. Au milieu des années 1990, alors que je venais d’être élu à l’université de Franche-Comté, j’ai vécu une sorte d’épiphanie quand on m’assura que les causes de la Révolution française n’étaient pas celles qu’on nous avait enseignées. Selon cet interlocuteur, la Révolution aurait été minutieusement préparée par l’Angleterre.

Cette interprétation alternative de l’Histoire que je croyais révolue de longue date (j’étais alors un peu naïf !) a tout de suite stimulé ma curiosité, d’autant que j’avais commencé les recherches qui allaient aboutir à mon livre sur deux personnages importants du XVIIIe siècle britannique : William Pitt, père et fils. Le second Pitt a été Premier ministre de 1783 à 1801. Les travaux historiques sont formels sur son attitude face à la Révolution : de 1789 à la déclaration de guerre de 1793, il s’est efforcé d’observer la plus stricte neutralité dans le cours des événements qui ont bouleversé la France. L’or anglais, la légendaire « cavalerie de saint Georges », qui aurait contribué à l’écroulement de l’Ancien Régime, voire à la chute de la monarchie, appartient au musée des mythes historiques.

Pour saisir l’origine de cette « idée fausse, » qui, pour reprendre le titre d’un ouvrage publié par Jean-Noël Jeanneney, n’en est pas moins un « fait vrai »   , j’ai naturellement interrogé les sources. La moisson s’est révélée impressionnante : dès les premières semaines de la Révolution, des écrits de provenance et de nature très diverses incriminent l’Angleterre et, plus précisément, celui qui conduit la politique de ce royaume. Je venais de faire mes premiers pas dans l’univers parallèle des complots imaginaires.

En raison de la masse de sources sur le sujet, votre étude se focalise sur les supposées origines de 1789. Selon les écrits, quatre groupes ressortent comme responsables : les philosophes des Lumières, les protestants, les francs-maçons et les Britanniques.

Lorsqu’on aborde « l’outillage mental » de l’époque révolutionnaire, pour parler comme Lucien Febvre, on distingue deux types de complotisme. Le premier est celui que je qualifierais de complotisme ordinaire, un complotisme quotidien qui se manifeste chez de nombreux témoins et acteurs du temps. Comme c’est le cas pour toute période de troubles, les théories du complot sont en effet consubstantielles au phénomène révolutionnaire. Jour après jour l’on voit répéter la même antienne : les adversaires politiques sont suspectés de conspirer. C’est particulièrement frappant pendant l’an II (septembre 1793-septembre 1794) quand ce type d’accusation est devenu un lieu commun dans les débats à la Convention, dans les journaux et dans les pamphlets.

C’est la seconde forme de complotisme, que j’appelle le complotisme des origines, qui est au centre de mon interrogation. Ces théories du complot, qui s’efforcent d’expliquer l’énigme qu’est 1789, peuvent être classées en quatre grands groupes selon l’importance accordée à tels ou tels acteurs dans le déclenchement supposé des événements. J’ai déjà évoqué la main cachée de la Grande-Bretagne. Aux côtés de l’Angleterre, sur le banc des accusés, figurent les protestants, qui se seraient vengés de la révocation de l’édit de Nantes décidée par Louis XIV en 1685. Figurent aussi les philosophes, qui auraient de longue date bâti un plan machiavélique pour abattre le catholicisme et la monarchie.

Dernière accusée, la franc-maçonnerie, qu’on associe souvent aux philosophes. La thèse du complot philosophico-maçonnique a eu pour principal théoricien l’abbé Augustin Barruel, auteur d’un ouvrage monumental de près de deux mille pages, les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798). Barruel s’efforce d’y démontrer que ce qu’il appelle le jacobinisme, mouvement antichrétien, antimonarchique et même anarchiste dont l’existence serait bien antérieure à la création du club des Jacobins de Paris et de ses filiales provinciales, qui aurait eu pour berceau les loges maçonniques qui s’étaient développées en France au XVIIIe siècle et qui n’avaient d’autre but que de venger la destruction de l’ordre du Temple par Philippe le Bel et le pape Clément V.

Ne retrouve-t-on pas ici les boucs émissaires habituels ?

Pas tout à fait car, à partir de 1789, ces boucs émissaires « habituels » ont acquis une dimension totalement inédite dans l’imaginaire des Français. Certes, sous l’Ancien Régime, les antiphilosophes soupçonnaient déjà les Lumières de nourrir de noirs desseins. Certes, la littérature antimaçonnique était déjà très active. Certes, les protestants, malgré les progrès de la tolérance religieuse, étaient fréquemment regardés avec suspicion. Certes, l’Angleterre était aux yeux de beaucoup l’ennemi éternel. Il n’en reste pas moins que, par son ampleur et le caractère tranché des positions, le complotisme des origines qui surgit en 1789 contraste violemment avec les attitudes qui semblaient l’annoncer avant la réunion des États généraux.

Nous avons affaire à un phénomène qui ne montre aucun signe de faiblesse tout au long du déroulement de la Révolution. Ce complotisme ne cesse au contraire de gagner en puissance car il se nourrit insatiablement de l’événementiel révolutionnaire. Chaque nouvelle escalade, chaque nouvelle déchirure, chaque nouveau drame se présentent comme une nouvelle preuve de la conspiration.

Quelles sont ces « preuves » ?

Je prendrai l’exemple de l’abbé Barruel, dont l’ouvrage est très éloquent en la matière. Son titre est déjà tout un programme. Barruel n’a pas écrit une Histoire du jacobinisme. Il a écrit des Mémoires pour servir à cette histoire. Il veut que son ouvrage se lise comme le recueil exhaustif des preuves du complot philosophico-maçonno-illuministe. C’est cette course à l’exhaustivité qui explique la taille littéralement monstrueuse de cet interminable pensum. Car Barruel travaille pour ses successeurs. Dans son immense corpus de « preuves » qu’il appelle des Mémoires, ils y puiseront les éléments leur permettant de composer des livres qui, contrairement à celui de l’abbé, se présenteront comme de récits historiques à part entière.

Obsédé par la preuve ultime qui convaincra son public et qui confondra les conspirateurs, l’abbé ne fait aucun tri dans ses sources ; il retient tout ce qui paraît confirmer sa thèse. C’est ainsi qu’il cite abondamment la correspondance de Voltaire récemment publiée et qui abonde en sarcasmes contre le clergé. Sorties de leur contexte et mises en rapport avec d’autres citations qui auront subi le même traitement, ces saillies anticléricales apparaîtront au lecteur qui n’aura pas eu la possibilité de les confronter au texte original comme la preuve incontestable de la participation de Voltaire et de ses correspondants à la grande conspiration antichrétienne.

Lorsque les preuves manquent à l’appel, les théoriciens du complot n'hésitent pas à en fabriquer. Barruel nous relate ainsi sa prétendue initiation à la franc-maçonnerie. Elle ne résiste pas à l’examen tant elle est truffée d’invraisemblances. Un des écrivains complotistes les plus prolixes du temps, Galart de Montjoie, invente une histoire rocambolesque selon laquelle la pénurie de blé de 1789  – produite en réalité par le violent orage du 13 juillet 1788  –, aurait été sciemment organisée par le duc d’Orléans, cousin et opposant de Louis XVI, qui aurait acheté puis fait transiter en Angleterre tout le blé disponible en France.

Une brochure parue après Thermidor nous révèle les prétendus « soliloques » d’un Pitt en proie à une crise de folie furieuse et meurtrière. Est-il besoin de préciser que ces confidences délirantes du Prime minister sont de la pure fiction ? Dans ce tour d’horizon des « preuves », il convient d’accorder une place particulière à l’Influence du gouvernement anglais sur la Révolution française écrit à la fin du Consulat par Louis Portiez de l’Oise, un ancien député de la Convention rallié à Bonaparte. J’y reviendrai en abordant les multiples facettes du complotisme antibritannique.

Des prétendues preuves, passons aux sources historiques sur lesquelles vous avez travaillé. Le développement de la presse pendant cette période a-t-il contribué à la diffusion de ces idées ?

Incontestablement. Et, plus largement, l’absence de contraintes pesant sur l’écrit a bouleversé en quelques semaines le système d’information. Sous l’Ancien Régime, l’information, qualitativement parlant, n’était pas aussi déplorable que ce que prétendaient des contemporains qui exagéraient parfois la supériorité britannique en la matière. Il n’en reste pas moins qu’avec ses quelques gazettes nationales et provinciales au contenu surveillé par le pouvoir, cette presse ne pouvait guère être vantée pour son pluralisme. Ce système s’effondre quand Louis XVI, au cours de l’été 1788, décide de convoquer les États généraux.

Le pays qui s’apprête à être consulté est invité à exposer son opinion. Les cahiers de doléances doivent remplir cet office mais les Français ne l’entendent pas de cette oreille car ils veulent donner au plus tôt leur avis sur les reformes à accomplir. En quelques semaines, c’en est fini d’un système de censure totalement débordé par le flot d’écrits qui inondent le royaume. La presse patriote, qui réclame des réformes de fond, a le vent en poupe. Mais, bientôt, à mesure que les événements se précipitent, apparaissent des doutes sur le caractère naturel de la révolution qui vient de commencer. C’est d’abord dans la presse et les brochures royalistes que la thèse d’une main cachée prend forme. Mais, dès la fin de l’année 1789, les patriotes, eux aussi, embrayent le pas : apparaissent alors les premières accusations portant sur le rôle occulte de l’Angleterre.

Vous montrez que la théorie d’un complot organisé par la Grande Bretagne est fortement lié à la personnalité de William Pitt le Jeune, son Premier ministre, que vous qualifiez de « meilleur des boucs émissaires »   et que vous aviez étudié dans un précédent ouvrage   . Dans la continuité de la guerre de Sept Ans et de la Révolution américaine, certains suspectent les Britanniques de vouloir asseoir leur domination sur le monde et pour cela l’affaiblissement du concurrent français est nécessaire. Cela est donc très différent du conspirationnisme antiphilosophique. Quels acteurs voient la main de la Grande Bretagne derrière la Révolution française ?

Si j’ai qualifié William Pitt de « meilleur des boucs émissaires », c’est que la théorie du complot britannique qui l’érige en organisateur de la chute de l’Ancien Régime est politiquement beaucoup plus polychrome que la croyance au complot des protestants, des philosophes ou des francs-maçons, croyance qui est restée peu ou prou confinée au camp royaliste. Le complotisme antibritannique, pour sa part, se manifeste aussi bien chez les partisans de l’Ancien Régime que chez les révolutionnaires, et ce pour au moins trois raisons.

En tout premier lieu, ce complotisme est indissociable de la rivalité internationale qui a commencé en 1689 quand Guillaume III d’Orange a rompu avec une discrétion de près de deux siècles en matière diplomatique en entrant en guerre contre la France de Louis XIV, inaugurant ce que certains historiens ont appelé la « seconde guerre de Cent Ans » (1689-1815). Dans l’imaginaire hexagonal, l’Angleterre a retrouvé la place d’ennemie héréditaire qu’elle occupait à la fin du Moyen Âge.

Le rôle de la France pendant la guerre d’Indépendance américaine, et c’est le deuxième point, braque également les regards vers l’Angleterre. En 1778, Louis XVI a noué une alliance avec les Insurgents américains qui l’a conduit à intervenir militairement aux côtés des colons dans leur lutte pour l’indépendance. En d’autres termes, le roi de France s’est fait le soutien de sujets en révolte contre un roi. Dès la fin de cette guerre, la crainte d’une vengeance de l’Angleterre a fait jour en France. D’autant que, et c’est le troisième point, l’homme qui est à la tête des affaires britanniques à partir de 1783 n’est autre que William Pitt, fils de Pitt l’Ancien, artisan des victoires de la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui ont renforcé la primauté de la Grande-Bretagne en matière maritime et coloniale. En préparant l’effondrement de l’Ancien Régime, le fils aurait vengé l’outrage porté par Louis XVI à l’œuvre de son père. Dès les premiers mois de 1789, tout est en place pour que l’Angleterre soit regardée comme la principale instigatrice des troubles que connaît la France. Et, une fois n’est pas coutume, cette opinion transcende largement les clivages politiques traditionnels.

De 1789 à 1792, elle est autant présente dans les milieux royalistes que patriotes. Pendant l’an II, la phobie anti-Pitt, qui a tourné à l’hystérie après la déclaration de guerre à l’Angleterre, a néanmoins perdu de sa diversité politique et idéologique originelle. Elle est alors devenue un des traits dominants du discours des révolutionnaires, qui accusent Pitt de soutenir en sous-main les mouvements les plus extrémistes dans le but de saper les bases de la république. La phobie anti-anglaise ne faiblit pas après Thermidor et pendant le Directoire : elle occupe une place centrale dans les théories du complot des écrivains royalistes. Elle est enfin toujours très présente sous le Consulat. C’est alors que Portiez de l’Oise publie l’ouvrage que j’ai déjà évoqué. Son but ? Redorer le blason de la Révolution, dont le régime du Consulat est l’héritier, en distinguant l’œuvre admirable accomplie par les Français depuis 1789 des crimes et atrocités qui, dans leur totalité, affirme Portiez, ont été l’œuvre de l’Angleterre. Pour étayer ses dires, l’auteur s’inspire de la technique de Barruel : il présente au lecteur les traductions des écrits politiques britanniques. Celles-ci ont été remaniées, triturées à un point tel qu’il est souvent difficile de saisir leur rapport avec les originaux.

La hantise du complot pour reprendre vos termes, envahit la France dès 1789. En quoi le contexte des années 1780 est-il propice à cette obsession complotiste ?

En 1789, le développement prodigieux de ces théories a été favorisé par la préexistence pendant l’Ancien Régime d’un terreau fertile. Même si sa dimension, je l’ai dit, n’a rien de comparable avec l’époque révolutionnaire, la hantise d’une main cachée précède bel et bien le déclenchement de la Révolution. C’est notamment manifeste dans les milieux des antiphilosophes. De longue date, l’on y dénonçait les menées de la « secte » des encyclopédistes et l’action perverse et même diabolique de ceux que l’abbé Royou, qui deviendra après 1789 un des piliers de la littérature complotiste, dénommait les « philosophistes ».

Prend progressivement forme l’idée d’un groupe d’homme de lettres et de savants qui menacent, par leur action concertée, les bases religieuses, sociales et politiques de la France. Cette thèse est exposée dès 1757 dans un conte, non pas voltairien, mais un conte antiphilosophique (les antiphilosophes combattent en effet avec les mêmes armes que leurs adversaires). Son auteur, Jacob-Nicolas Moreau, y fustige l’irréligion, le mépris pour l’autorité et le cosmopolitisme des adeptes des idées nouvelles. Son ouvrage s’intitule Nouveau mémoire pour servir à l’Histoire des Cacouacs. Le titre, on le constate, n’est pas sans annoncer celui du livre de Barruel, et ce n’est certainement pas un hasard. Barruel est l’héritier de toute une école de pensée qui était déjà très active au milieu du siècle.

À mesure que l’on approche de 1789, les attaques contre les philosophes se durcissent. Dans un roman paru en 1771 intitulé Confidence philosophique, le pasteur Jacob Vernes invente en quelque sorte le mythe du jacobinisme en faisant dire à son héros, ou, plutôt à son anti-héros, un jeune homme dépravé acquis à la nouvelle philosophie, que la « secte » à laquelle il appartient doit se préparer à noyauter toutes les strates de la société pour, le moment venu, passer à l’action, d’abord contre la religion, puis, contre le pouvoir. Signe indubitable d’un public adhérant à ces idées, le livre de Vernes a été réédité à plusieurs reprises sous l’Ancien Régime. Après 1789, pour ce même public, ces écrits qui n’avaient eu de cesse de dénoncer les menées subversives des « philosophistes » seront regardés comme les prophéties de Cassandre qui, si on les avait pris au sérieux, auraient permis d’éviter la catastrophe.

Les historiens ont mis du temps à s’intéresser à cette thématique. Vous évoquez d’ailleurs la réception peu enthousiaste du remarquable ouvrage de Georges Lefebvre   en 1932. Or, ce dernier a très bien montré à travers son étude de la rumeur et des fausses nouvelles comment l’univers mental a participé à la nuit du 4 août 1789. Quels sont les autres travaux pionniers sur cette thématique ?

L’ouvrage de Lefebvre est en quelque sorte l’arbre qui cache une forêt plutôt clairsemée. L’historiographie s’est longtemps méfiée des objets d’étude excentriques. Quel est l’intérêt de se pencher sur des idées, des attitudes qui, avec le recul du temps, apparaissent comme totalement saugrenues ? Outre l’œuvre de pionniers comme Lefebvre, celle, non moins déterminante de Marc Bloch (on ne louera jamais assez ses Rois thaumaturges, qui est une des premières études à prendre au sérieux les croyances, même les plus contestables) et les réflexions pionnières de Lucien Febvre sur l’outillage mental, il faut insister sur ce qui, à mes yeux, constitue une des contributions les plus décisives à notre appréhension de l’univers culturel et mental des dernières années de l’Ancien Régime : je veux parler du livre de l’historien américain Robert Darnton paru en 1968, Mesmerism and the End of Enlightenment (traduit en français en 1984 sous le titre La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution).

Même si certaines de ses conclusions méritent d’être nuancées au regard des travaux historiques publiés depuis sa sortie, le livre n’a rien perdu de sa fraîcheur iconoclaste. Alors que la communauté universitaire restait dubitative devant l’utilité d’une étude d’un phénomène se rapprochant du charlatanisme, Darnton nous invite à regarder d’un même œil des figures éminentes de la science de l’époque, comme Benjamin Franklin, et des représentants de l’ésotérisme tel Cagliostro. Pour Darnton, il n’existe pas en effet de « bonnes » et de « mauvaises » idées. L’historien doit prendre avec sérieux tous les courants de pensée, même les plus exotiques, surtout lorsque ceux-ci, comme c’est le cas du mesmérisme, ont profondément marqué leur époque. Même s’il n’abordait pas les théories du complot, Darnton, par sa démarche, encourageait les historiens à se lancer sur cette piste.

Quatre ans après la sortie de son livre, paraissait la première étude de fond sur le sujet. Dans The Mythology of the Secret Societies (1972), l’historien britannique J. M. Roberts nous offrait un ouvrage qui reste toujours aujourd’hui une référence fondamentale. Roberts n’y abordait cependant que le versant maçonnique du complotisme du XVIIIe siècle. Pour la dimension britannique du phénomène, il a fallu attendre les pages d’un autre historien d’outre-Manche, Norman Hampson. Même si sa thématique est bien plus vaste que le complotisme, son livre The Perfidy of Albion. French perceptions of England during the French Revolution (Macmillan, 1998) est le premier à s’être penché sur le processus de « diabolisation » (l’expression est de N. Hampson) de Pitt pendant la Révolution. Ma propre étude lui doit beaucoup.

Quelle place tient Louis XVI dans ce discours complotiste ? Est-il regardé comme la victime ou comme un agent malgré lui de la conspiration antimonarchique ?

Le discours complotiste royaliste s’apitoie en règle générale sur Louis XVI, victime totalement dépassée par le cours des événements. Il arrive cependant que le roi quitte cette position de martyr pour devenir une victime à demi consentante qui aurait pris part à son corps défendant à l’effondrement de l’ordre ancien. C’est l’opinion de l’abbé Barruel lorsqu’il accuse Turgot d’avoir, par les conseils perfides qu’il aurait prodigués pendant son ministère (1774-1776), fait de Louis XVI un « jacobin » (ce sont ses mots !).

Cette lecture des faits, faisant du roi une espèce d’automate dont les mouvements et la pensée seraient commandés par des conspirateurs antichrétiens et antimonarchiques remonte à l’Ancien Régime comme le montre un écrit très curieux paru en 1776 et dont l’auteur serait le frère du roi, le comte de Provence, qui ne portait pas Louis XVI dans son cœur. Ce conte intitulé Les Mannequins y dépeint Louis XVI sous les traits d’un prince soumis aux directives d’un camp philosophique dont les machinations sont en train de porter le royaume vers un horrible précipice.

Comme le révèle cet exemple, et il est loin d’être isolé, le complotisme prend parfois l’allure d’une fantasmagorie hallucinée. À nouveau, le contexte, ici en l’occurrence le contexte culturel, a pesé de tout son poids dans cette manière d’interpréter les faits. Le complotisme de l’époque révolutionnaire est en effet indissociable de la vague occultiste des dernières décennies du siècle et de l’engouement extraordinaire pour la littérature « gothique » que dévorent les Français des années 1790. Comme l’a fort bien vu le marquis de Sade, très au fait en matière d’horreurs, face à un tel déluge événementiel, « il fallait donc appeler l’enfer à son secours ». C’est dans cet enfer que s’est engouffré plus d’un théoricien de la main cachée. Et c’est dans ce même enfer que je me suis plongé, non sans un certain plaisir, pour écrire mon livre.