Hicham-Stéphane Afeissa aborde l'œuvre d’Éric Chevillard comme une vaste exploration des liens entre humanité et animalité, toutes deux menacées par l'extinction massive des espèces.

L’œuvre de l’écrivain Éric Chevillard s’inscrit dans le courant que l’on dénomme de nos jours « écopoétique » : il s’agit d’une littérature traversée par les questions écologiques, qui interroge les représentations que les humains se font des autres animaux et de la nature. C’est à cet auteur que le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa consacre une étude, sous la forme de cinq essais proposant une interprétation transversale des écrits publiés jusqu’à présent.

Son attention se porte plus spécifiquement sur les quatre grands romans que sont : L’Explosion de la tortue (2019), Monotobio (2020), L’Arche Titanic (2022) et La Chambre à brouillard (2023). Tous ont pour horizon commun la crise écologique et en particulier l’extinction des espèces, dont l’auteur considère qu’elle entraîne des conséquences massives pour l’humanité et la littérature elle-même.

C’est en ce sens que peut être compris le titre principal de l’ouvrage : « l’apocalypse des animaux » est une référence à l’Ancien Testament et à une section célèbre du livre d’Hénoch, qui livre un récit de l’apocalypse sous la forme d’un songe, dont les personnages apparaissent sous des traits animaux. Ce titre a aussi été emprunté pour une série documentaire réalisée par Frédéric Rossif en 1972 pour la télévision, où l’on entend l’acteur Pierre Vaneck synthétiser ainsi le sens de cette expression : « Juste à l’époque où la merveille du monde animal se révèle à l’homme, pourquoi faut-il qu’il fasse tout pour le détruire dans sa vérité ? »

L'œuvre d’Éric Chevillard

Dès l’Avant-propos, Afeissa précise qu’il se rapporte aux romans d’Éric Chevillard comme à une œuvre, c’est-à-dire comme à une totalité cohérente à laquelle chaque nouvel ouvrage apporte une contribution originale tout en actualisant des virtualités contenues dans les précédents.

La trame de fond qui donne toute son unité à l’œuvre d’Éric Chevillard — toujours en cours d’élaboration, au demeurant — est la question animale, dont Afeissa remarque qu’elle se présente toujours selon un rapport de réciprocité avec l’humanité : si les humains ont participé activement à la naissance des espèces domestiques par la sélection de races, les animaux domestiques ont participé en retour à constituer les humains selon leurs diverses formes culturelles.

À l’inverse, plus les animaux disparaissent, c’est-à-dire s’effacent de l’horizon humain, plus la richesse de notre représentation du monde s’altère — et notre capacité à l’exprimer par la langue et la littérature également. Plus largement, une telle disparition implique un affaiblissement de notre capacité à appréhender les autres en tant qu’autres et à penser des conduites en prise avec l’altérité.

Si nous avons perdu ce rapport d’altérité aux animaux et la positivité de la différence existant entre eux et nous, c’est parce que, d’après Afeissa, cette différence s’est progressivement effacée sous la pression de la « zootechnie industrielle », qui a réduit les animaux à des objets exploitables à merci et qui a opéré comme un véritable « procédé d’invisibilisation ».

L’apport de la littérature

Mais la lecture de Chevillard permet à l’auteur d’ajouter à ce constat une perspective littéraire : la disparition des animaux entraînera avec elle la perte d’un grand nombre de mots et de concepts dès lors vidés de leur substance et de leur vitalité, qui permettaient jusqu’alors de décrire une réalité bien vivante.

Comme pour déjouer ce mauvais sort, Chevillard ne cesse d’invoquer dans ses romans des cohortes d’animaux et prend soin de les énumérer les uns après les autres, afin de les maintenir de cette façon dans notre imaginaire. Afeissa en propose des relevés significatifs, qu’il convient de lire en ayant à l’esprit leur disparition future de notre lexique.

Ces analyses conduisent Afeissa à interroger le sens nouveau que revêt la littérature dans la perspective écopoétique de Chevillard. Elle se mue en véritable expérience de pensée, dont l’objectif est de remettre en question le présent et d’exprimer le désir d’un autre monde. Cette approche littéraire implique un travail important sur l’imagination et une intégration des réflexions scientifiques et politiques sur la crise environnementale.

L’œuvre de l’écrivain a souvent été abordée de ce point de vue. Afeissa rappelle que plusieurs études ont mis en évidence la double visée du style de Chevillard, à la fois critique ou négative et créatrice ou positive. À la première catégorie correspond l’effort, récurrent chez l'écrivain, de déconstruire les codes de la fiction, qu’il s’agisse du statut des personnages ou de la forme romanesque elle-même. La seconde catégorie, pour sa part, renvoie à l’attention particulière qu’il prête au jeu des inversions, au côté loufoque ou incongru de certaines descriptions, et au recours permanent à l’humour. Tous ces traits contribuent, par le biais de l’écriture littéraire, à recréer le monde, à le réordonner.

C’est sans doute sur ce point que repose la démonstration la plus forte d’Afeissa : si fonction de l’écrivain il y a, elle ne peut consister en la répétition d’un état du monde tel qu’il va ; elle doit bien au contraire rendre imaginable une conception différente du réel, suggérer une autre manière de penser notre rapport au monde, « laquelle suppose d’abord et avant tout de pouvoir libérer la langue des usages et des conventions qui l’asservissent ».

De nouveau, l’écriture de Chevillard constitue une illustration édifiante de ces propos : ses textes expriment par la langue différentes façons de vivre et de penser ou d’agir des humains. Par malice, il ne cesse de souligner la manière dont notre langue s’est « animalisée » au contact des animaux : « à pas de loups », « frétiller », « aboyer », « se tapir », « claquer du bec », « porter une queue-de-cheval », « pleurer comme un veau » — et en négatif, comment elle va devoir se défaire de ces expressions lorsque leurs référents disparaîtront. Par exemple, le roman L’Explosion de la tortue donne à voir le désolant spectacle de la disparition des formes de la vie animale, et avec lui le délitement de la communauté mixte que nous formons avec eux, jusque dans la langue.

Sur fond d’apocalypse et d’extinction des espèces animales, c’est donc à une réflexion sur l’appauvrissement de la notion même d'humanité que nous invitent les romans d’Éric Chevillard, comme en écho à l’interrogation que formulait Paul Shepard dans son livre de 1997 : How Animals Made Us Human ? (« Comment les animaux ont fait de nous des êtres humains ? »).