En réfléchissant au rôle du cinéma et de l’audiovisuel dans l’autofiction contemporaine, Élise Hugueny-Léger dévoile le rôle de l’altérité dans la construction fictionnelle de soi.

Le livre part d’un ancrage de l’autofiction dans le contemporain : elle correspond à une manière spécifique à notre époque de considérer l’individu et son importance par rapport au groupe. Les textes émergent de cet imaginaire social et de nos manières actuelles d’entrer en contact avec des productions culturelles et de les consommer. C’est pourquoi le rapport à l’image est absolument essentiel pour penser l’autofiction. Laissant de côté la photographie, dont les liens avec le genre ont été explorés par ailleurs (les références importantes pour cette question sont rappelées dans la riche bibliographie), Élise Hugueny-Léger se tourne vers la relation avec le cinéma, puis la télévision, tout aussi incontournable.

L’idée de projection est alors centrale : le principe technique fondamental de la diffusion de l’œuvre cinématographique renvoie au geste autofictif, qui consiste à se projeter dans des situations à travers une narration. La projection implique une identité complexe et plurielle en même temps qu’un rapport dynamique à la temporalité. Cette perspective justifie le propos du livre : selon son autrice, l’autofiction s’est laissée difficilement cerner sur le plan théorique parce qu’elle impose une pensée en mouvement de son ancrage dans son contexte culturel.

Textes et images : l’autofiction comme intermédialité

L’objet principal du livre consiste en une exploration des relations entre autofiction et audiovisuel. Celles-ci se déclinent à la fois en termes d’influences et en termes d’intermédialités à proprement parler. Loin de séparer ces deux dimensions, chaque chapitre aborde de front les deux aspects, à propos d’un corpus différent. L’enjeu est de comprendre le rôle des images en mouvement dans la conception que l’on peut avoir du sujet individuel et des possibilités qui s’offrent à lui pour se dire et se raconter.

Dans le premier chapitre du livre, Élise Hugueny-Léger revient sur le rôle central du Nouveau Roman pour le développement actuel de l’écriture de soi. Elle rappelle que Serge Doubrovsky a notablement travaillé sur ce courant littéraire dans ses travaux de recherches et elle établit des ponts avec l’« invention » de l’autofiction sous sa plume. Elle s’arrête en particulier sur deux écrivain·es, Alain Robbe-Grillet et Marguerite Duras, chez qui le cinéma joue un rôle déterminant. Chez l’un comme chez l’autre, l’écriture de soi s’apparente à une forme de déconstruction des langages narratifs et représentationnels communs. Plutôt que de dire le vrai, notamment la vérité d’une vie, l’écriture littéraire ou cinématographique doit mettre en question les structures admises à travers lesquelles l’expérience s’exprime à d’autres. Le chapitre se prolonge aussi dans une réflexion sur la mise en scène de la posture de Marguerite Duras dans ses interventions télévisées.

Par la suite, l’ouvrage propose de réfléchir à la manière dont divers textes usent du langage de l’image cinématographique, chez Camille Laurens, Emmanuel Carrère ou Annie Ernaux, comme d’un modèle que l’écriture met à distance, tout en l’utilisant pour baliser les procédés de fictionnalisation de soi et du réel dans le texte. Le dernier chapitre prolonge la réflexion en l’appliquant cette fois davantage au langage audiovisuel de la télévision, en voyant notamment comment des écrivain·es comme Amélie Nothomb, Chloé Delaume, Jean-Philippe Toussaint ou Delphine de Vigan, entre autres, s’en emparent pour en faire un outil critique de mise à distance des médiations de soi.

En contrepoint, l’ouvrage propose aussi une réflexion sur les incursions de l’autofiction dans le cinéma. Il met ainsi en regard les textes de Sophie Calle ou Georges Perec avec certains de leurs films pour montrer comment s’y reflètent les préoccupations de l’écriture de soi. Cette manifestation se fait en creux, comme si le cinéma captait les échos fantômes de ce que le texte cherche à dire par d’autres moyens. Une recherche similaire semble animer le cinéma documentaire d’Emmanuel Carrère : le film Retour à Kotelnitch apparaît alors comme une sorte de double inversé d’Un roman russe dans la recherche de soi et de sa propre histoire familiale à travers des figures autres et évanescentes.

Enfin, le livre s’intéresse à un phénomène peu étudié, celui de l’adaptation cinématographique d’œuvres autofictionnelles, à travers L’Autre, film de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic tiré de L’Occupation d’Annie Ernaux, et Pourquoi (pas) le Brésil que Laëtitia Masson réalise à partir du livre de Christine Angot. Deux voies très différentes sont choisies. Dans L’Autre, les réalisateurs font le choix d’une adaptation qui figure différemment les thématiques et obsessions dont traite Ernaux dans son récit. Dans Pourquoi (pas) le Brésil, la réalisatrice fait le choix d’une réflexion métatextuelle et métafictionnelle où elle se met en scène dans son travail de cinéaste – et dans sa vie personnelle – aussi bien qu’elle traite du livre d'Angot.

Projections de soi et puissance de l’altérité

Les projections désignées par le titre de l’ouvrage ne sont pas uniquement celles de la cabine de cinéma, technologie aujourd’hui un peu dépassée et qui ne recouvre pas tout le spectre du langage audiovisuel qu’explore l’étude. L’enjeu est aussi de penser l’autofiction comme projection d’une image de soi, sur la page ou sur l’écran. Ce mouvement produit des effets d’altérité qui confère au texte ou au film une dimension fictionnelle. Chez Calle, Laurens ou Perec, il s’agit d’une quête où l’on se cherche sans parvenir à se trouver tout à fait : une part de soi échappe sans cesse à l’effort de consigne, par écrit ou par captures d’images.

Chez Carrère, les structures romanesques infusent le film ou l’écrit documentaire : se saisir soi implique de se projeter en les autres, dans un rapport à l’histoire où l’origine familiale de l’écrivain est intrinsèquement mêlée à l’histoire collective de la Russie. Les adaptations cinématographiques des livres d’Ernaux et d’Angot passent par l’altérité des réalisateurs et de la réalisatrice : les subjectivités se diffractent et la pluralité des textes, qui mettent en scène la complexité des relations humaines, se voit renforcée et complexifiée avec le passage à l’écran. Plus largement, le succès de l’autofiction aujourd’hui amène les écrivain·es, à leur corps défendant ou selon des stratégies maîtrisées, à se construire une image médiatique qui est la projection tout à la fois de leur subjectivité et de leur persona auctoriale.

En d’autres termes, l’écrivain·e d’autofiction se fait des films. Le rapport à l’image permet de complexifier la construction de soi et d’indiquer aux lecteurs et lectrices ce que la démarche peut emprunter à des modèles fictionnels. Au-delà de cette invitation au soupçon, le rapport au réel est interrogé. Se faire des films revient à se mettre en scène dans le monde et à réfléchir au poids du réel et des autres dans la construction de soi.