La mise en place des États-nations est désormais pensée par l'ensemble de ses acteurs, depuis ses penseurs jusqu'aux anonymes qui ont participé à sa construction.

La construction des États-nations en Europe demeure un axe fondamental pour saisir le XIXe siècle. Objet d’une riche historiographie, ce processus se pense par celles et ceux qui l’ont mené, depuis les instances gouvernementales jusqu’aux classes populaires, par les éléments permettant de forger le sentiment national mais aussi par ceux qui en ont été exclus, au premier rang desquels les « étrangers ». L’historienne Delphine Diaz et l’historien Alexandre Dupont proposent un panorama des plus complets sur le sujet dans la dernière Documentation photographique.

Le XIXe siècle et les processus nationalitaires sont au cœur du programme de première. Ce numéro de la Documentation photographique offre une solide mise au point sur ce programme et en éclaire de nombreux points de passage et d’ouverture.

Nonfiction.fr : L’étude de l’État-nation a connu différentes approches, depuis le prisme national jusqu’à une analyse s’appuyant davantage sur les relations internationales. Quels sont les piliers de l’historiographie actuelle sur ce sujet ? Vous insistez notamment sur la prise en compte de l’ensemble des acteurs, au-delà des seuls États.

Delphine Diaz : L’histoire de l’État-nation, que l’on peut définir comme une entité politique faisant coïncider un territoire avec une communauté politique d’individus se définissant par des caractéristiques communes, a longtemps été écrite selon une perspective « vue d’en haut ». Celle-ci centrait la focale sur les chefs d’États et sur la façon dont ils ont imprimé leur vision de la construction nationale. Or une historiographie nouvelle tend à mettre au jour la pluralité d’acteurs qu’il faut prendre en considération pour comprendre ce processus.

Certains historiens proposent de faire une histoire de la nation « par en bas », mettant au jour le rôle longtemps occulté des classes populaires dans la nationalisation des sociétés, y compris dans celles où les limites de l’État ne coïncident pas avec celles de la nation. Par exemple, Laurent Colantonio a étudié les meetings dans l’Irlande du XIXe siècle, rassemblements de foules immenses de paysans où Daniel O’Connell, le « roi sans couronne », prononçait de fervents discours au son des slogans « Repeal » ou « Ireland for the Irish ».

Alexandre Dupont : De façon plus générale, tout un courant historiographique issu de l’histoire culturelle a proposé de profonds renouvellements dans l’étude de la construction des nations. Dans le sillage des travaux de Benedict Anderson et d’Anne-Marie Thiesse, on s’est aperçu que les identités nationales faisaient l’objet d’une construction culturelle tout au long du XIXe siècle, qui passe par la littérature, le folklore, la consolidation et la promotion des langues nationales, etc.

Cette piste nouvelle croise un vieux débat initié par Eric J. Hobsbawm et Terence Ranger dans les années 1980 : selon eux, les identités nationales au XIXe siècle étaient en bonne partie le produit de politiques délibérées des dirigeants de l’époque, qui y voyaient un moyen de construire une adhésion à un projet politique. Sans nier l’existence de telles constructions étatiques du sentiment national, les recherches actuelles tendent à montrer la multiplicité des acteurs impliqués, y compris des acteurs non étatiques. Une telle perspective met aussi en lumière la participation active et l’influence sur ces processus de groupes d’acteurs habituellement peu visibles, comme les catégories populaires ou les femmes.

Delphine Diaz : On peut aussi remarquer que l’histoire des États-nations est longtemps restée européo-centrée : cela s’explique par le fait que la forme même de l’État-nation s’est implantée et développée dans un premier temps sur ce continent. En réalité, les nouvelles approches offertes par l’histoire connectée, l’histoire impériale ou l’histoire mondiale, montrent qu’il faut prendre du recul avec une vision trop étroite. Tout au long du XIXe siècle, les États-nations européens ont été travaillés par d’autres logiques que celles consistant à faire coïncider une communauté nationale cohérente avec un territoire délimité et approprié, notamment parce que nombre d’entre eux se sont dotés d’empires coloniaux qui les ont conduits à mettre en œuvre à l’outre-mer d’autres logiques de domination. Dans certains cas, les colonies ont même pu influencer la façon dont le corps national était défini et délimité, comme le montre le cas de l’Algérie française sous la IIIe République : l’adoption du « Code de la nationalité » en 1889 a été influencée par la présence sur le sol algérien d’une population européenne, susceptible de dépasser en nombre le groupe des colons français, et qu’il fallait donc tenter de nationaliser au plus vite.

Alexandre Dupont : Un même souci de décentrement a conduit les historiens à sortir du seul cadre national pour comprendre l’émergence des nations au XIXe siècle. Là non plus, ce décentrement n’était pas intuitif – quoi de plus endogène, a priori, que le sentiment national ? – mais le tournant global et connecté de l’historiographie a permis de mettre en lumière que s’était produite une construction transnationale des États-nations. Les processus qui ont mené à la naissance des ensembles nationaux au XIXe siècle sont en partie des phénomènes de circulations, d’échanges, de transferts culturels, qui remettent en cause l’idée que ces ensembles nationaux seraient homogènes et étanches entre eux.

Delphine évoquait les empires coloniaux ; on peut aussi parler des migrations intenses que connaît l’Europe à cette époque, qui donnent naissance à des diasporas, comme celles italienne, irlandaise ou basque. Dans le cas italien, les recherches ont aussi montré que le combat pour l’unification du pays, entre 1815 et 1870, a largement dépassé les limites de la péninsule, parce que des Italiens exilés à l’étranger continuaient le combat depuis leur lieu de refuge et parce que l’opinion publique européenne voire américaine s’est mobilisée autour de cette question de l’unité nationale italienne.

L’équilibre diplomatique et politique recherché par le congrès de Vienne (1815) entraîne plusieurs conflits, notamment pour rétablir certaines dynasties comme en Espagne. En quoi le congrès est-il un accélérateur des mouvements nationalitaires ?

Alexandre Dupont : Après la chute de l’Empire napoléonien, les dirigeants européens réunis à Vienne en 1815 ont un objectif en tête : assurer à tout prix la stabilité du continent et mettre un terme à près de trois décennies de bouleversements. C’est avant tout ainsi qu’il faut comprendre les décisions qui sont prises à ce moment-là. L’objectif est moins de restaurer partout l’Ancien Régime – une telle entreprise apparaît de toute façon impossible – que de redessiner une carte politique et géopolitique de l’Europe qui permette la préservation de la paix et des régimes politiques en place. Pour le dire avec des termes anachroniques, c’est d’une politique de sécurité collective qu’il s’agit. Ce qu’on va appeler le concert européen, c’est-à-dire la régulation des dissensions internationales par une négociation collective entre puissances du continent, un système qui fonctionne bon an mal an jusqu’en 1914, est le produit de cette volonté de stabilité.

Dans l’immédiat, après 1815, cet objectif suppose la négation de deux séries de revendications, qui sont intimement liées : les revendications libérales et les revendications nationalitaires, les premières parce qu’elles remettent en cause les régimes politiques existants, les secondes parce qu’elles contestent les frontières établies à Vienne, dans les deux cas au nom de la souveraineté nationale, c’est-à-dire de ce qu’on n’appelle pas encore le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Le système d’alliances international qu’on désigne improprement comme la Sainte-Alliance, qui réunit à partir de 1818 la Russie, la Prusse, l’Autriche, la France et le Royaume-Uni, doit servir à réprimer les mouvements libéraux et nationaux qui remettraient en cause les équilibres en vigueur. Il entre en action très rapidement, dès 1820, lorsque le bassin méditerranéen est traversé par une vague révolutionnaire qui touche en particulier la péninsule Ibérique et la péninsule italienne. Ces révolutions, d’essence libérale – et nationalitaire dans le cas italien – menacent l’équilibre de Vienne, ce qui conduit les puissances à mettre en place un mécanisme d’intervention pour réprimer ces révolutions. On connaît en France l’expédition d’Espagne de 1823, les fameux Cent Mille Fils de Saint-Louis, qui rétablit la monarchie absolue de Ferdinand VII, mais il ne faut pas oublier qu’elle est précédée par l’intervention de l’Autriche dans le royaume de Piémont et à Naples avec les mêmes objectifs.

On comprend dès lors que le système né à Vienne soit devenu un catalyseur des mouvements nationalitaires : en niant systématiquement les revendications nationales, il a contribué à créer une forme de solidarité à l’échelle européenne entre défenseurs du libéralisme et des nations. Le chansonnier Béranger exalte dès 1818 une « Sainte alliance des peuples » qui répondrait à la Sainte-Alliance des puissances. Une telle solidarité est bien visible lors du Printemps des peuples, et s’incarne dans ce qu’on a appelé « l’esprit de 48 », cette conviction que les nations européennes sont des sœurs qui partagent un même combat pour la liberté, même s’il convient de ne pas idéaliser ni universaliser un tel sentiment.

La nationalisation des sociétés accentue la séparation entre nationaux et étrangers, notamment par la loi, que ce soit dans la France de Louis-Philippe ou la monarchie belge dans les années 1830. Ce rejet de l’étranger s’explique aussi par la crainte d’une guerre avec le voisin. Sous quelles formes s’effectue cette « mise à distance » de l’étranger ?

Delphine Diaz : La nationalisation des sociétés européennes s’effectue d’un côté de manière positive, par l’attribution de droits nouveaux aux nationaux : octroi du droit de vote, qu’il soit censitaire ou universel, mise en place de systèmes de représentation politique, ou encore garantie progressive de droits sociaux. Dans le cas de la France, seuls les nationaux peuvent bénéficier du droit de suffrage (réservé en 1848 aux hommes), ou encore du droit de diriger un syndicat après la reconnaissance de la liberté syndicale par la loi Waldeck-Rousseau de 1884. Le droit social qui se développe sous la IIIe République est ainsi fondé sur une logique nationale.

Mais c’est aussi par des mesures plus négatives que s’effectue au cours du XIXe siècle le partage entre nationaux et étrangers. À partir des années 1830, qui constituent à mon sens un premier moment d’inflexion en la matière, plusieurs États européens adoptent des législations qui permettent de mieux cerner les étrangers et de les isoler de la population nationale. Par exemple, la jeune monarchie belge se dote en septembre 1835 d’une loi qui met en place trois différents statuts pour les étrangers et qui renforce la mesure de l’expulsion utilisée contre les indésirables.

Le milieu du XIXe siècle constitue ensuite un tournant majeur : d’abord en raison des politiques de nationalisation adoptées par les États – par exemple, les Pays-Bas promulguent une loi sur les étrangers en 1849, suivis par le Royaume d’Espagne trois ans plus tard. Mais ces années sont aussi décisives car elles voient s’affirmer des sentiments d’appartenance nationale, doublés, dans certains cas, de formes de rejet xénophobe des étrangers. Dans la France de mars 1848, au temps du Gouvernement provisoire que l’on a longtemps décrit comme une ère de concorde, les Belges sont chassés de Lille aux cris de « À bas les Belges », tandis que des travailleurs britanniques sont renvoyés de l’autre côté de la Manche par des Français qui estiment que ces étrangers volent leur pain.

Plus encore qu’à une « mise à distance » des étrangers, le dernier quart du XIXe siècle, marqué par une dépression économique, contribue à l’enracinement de sentiments xénophobes dans une Europe désormais « nationalisée ». Ce dossier de la Documentation photographique jette ainsi un éclairage sur le rejet des travailleurs polonais en Prusse orientale, également victimes d’une xénophobie d’État qui s’exprime à travers des expulsions de masse décidées dans les années 1880-1890.

Les révolutions de 1848-1849 occupent une place centrale dans le XIXe siècle. Vous insistez sur leur composition sociologique puisque on y trouve davantage de minorités nationales, de femmes et de personnes issues des catégories populaires. Quelles sont leurs motivations ?

Delphine Diaz : Les révolutions de 1848-1849 ont été décrites comme un « printemps des peuples » européens, un moment d’affirmation des sentiments nationaux et de remise en question de l’ordre géopolitique hérité du congrès de Vienne. En réalité, si les insurgés qui ont pris les armes en Europe au cours de ces années ont souvent adopté des répertoires d’action très semblables – érection de barricades dans les centres-villes, notamment –, leurs motivations ont été fort diverses.

C’est ce que cherche à expliquer le dossier qui met l’accent sur les divergences qui ont pu exister entre les insurgés européens : les ouvriers parisiens se battent en juin 1848 pour défendre une République démocratique et sociale, tandis que quelques jours plus tôt, les étudiants et ouvriers insurgés à Prague luttent avant tout contre un Empire multinational et promeuvent le panslavisme. Dans d’autres contextes nationaux, il s’agit tout à la fois de construire un nouvel État et de défendre un régime républicain, comme c’est le cas dans le grand-duché de Bade, où les derniers insurgés sont violemment acculés et réprimés dans la forteresse de Rastatt en juillet 1849.

Le présent dossier de la Documentation photographique s’attache à mettre au jour la diversité sociologique des participants à ces mouvements révolutionnaires des années 1848-1849. Certes, le poids des élites reste prééminent – le Vorparlament allemand demeure ainsi constitué en majorité de bourgeois et d’intellectuels –, mais ces révolutions nationales font intervenir d’autres catégories sociales, classes moyennes et classes populaires. Ainsi, les quelque 10 000 exilés républicains allemands qui sont contraints de se réfugier en Suisse à l’été 1849 sont majoritairement dépourvus de ressources et obligés de s’appuyer sur l’aide pécuniaire du pays d’accueil pour survivre.

Les unifications italienne et allemande sont, à juste titre, associées à Cavour et Bismarck. Au-delà de ces deux hommes, l’historiographie actuelle replace ces processus dans une dimension globale, vous rappelez ainsi le rôle de la guerre de Crimée pour internationaliser la guerre italienne. Dans quelle mesure, la construction de ces deux nations se pensent aussi en dehors de leurs frontières ?

Alexandre Dupont : Les unifications italienne et allemande constituent des exemples canoniques de la construction nationale en Europe, d’une part parce qu’elles constituent des processus importants dans l’histoire du continent au XIXe siècle, et d’autre part parce qu’elles semblent dessiner un modèle de ce qu’est la construction d’un État-nation. Dans les deux cas, le récit traditionnel est le même : des tentatives révolutionnaires et populaires d’unification auraient marqué la première moitié du siècle avant d’échouer définitivement en 1848 ; après cette date, le processus d’unification aurait été repris en main par des États existants – le Piémont et la Prusse – et mis en œuvre par les outils traditionnels des relations internationales, la diplomatie et la guerre, grâce à l’action de figures politiques majeures, Cavour et Bismarck, qui auraient décorrélé unité nationale et révolution politique. Pour le dire autrement, 1848 aurait consacré la reprise en main des unifications italienne et allemande dans un sens vertical, endogène et monarchique, renvoyant les tentatives précédentes, révolutionnaires et populaires, au désordre et à l’inefficacité.

Or, comme les recherches des dernières décennies l’ont montré, ce récit est simplificateur et caricatural sur bien des points. En particulier, l’idée que ces unités nationales seraient le produit du talent diplomatique et politique de Cavour et Bismarck respectivement, est simpliste. Bien sûr, la place de la guerre et de la diplomatie dans la naissance de l’Italie et de l’Allemagne est essentielle, et a été soulignée depuis longtemps. L’unification « par le fer et par le sang » prônée par le chancelier Bismarck passe ainsi par le déclenchement de trois conflits successifs, avec le Danemark (1864), l’Autriche (1866) et la France (1870) qui sont autant d’étapes dans la construction d’un État allemand sous l’égide de la Prusse.

Cette perspective centrée sur l’action des États conduit cependant à occulter les acteurs et les processus non-étatiques à l’œuvre dans ces constructions nationales, qui dépassent eux aussi les frontières. Si le Risorgimento italien apparaît encore aujourd’hui comme une étape importante de l’histoire européenne au XIXe siècle, c’est aussi parce que nous sommes les héritiers d’un véritable engouement des opinions publiques de l’époque pour la question italienne, qui s’est matérialisé dans des engagements massifs et variés en faveur de l’unité ou en opposition à celle-ci. De la même façon, la guerre franco-allemande de 1870 n’est pas qu’un « duel de nations », pour reprendre le mot de David Wetzel : elle est aussi un conflit européen, voire global.

Pendant et après ces unifications, les conquêtes et occupations coloniales se multiplient, l’impérialisme prend alors une part plus significative de la politique extérieure des États européens. Le colonialisme modifie-t-il la nature du nationalisme ?

Alexandre Dupont : C’est là une vaste et complexe question, en particulier parce que le colonialisme, tel qu’on l’entend traditionnellement dans l’historiographie, est un phénomène qui ne devient massif qu’assez tardivement. Pour le dire autrement, il y a bien sûr des impérialismes et des expéditions coloniales tout au long du XIXe siècle, mais la course aux empires et la valorisation nationale des ensembles coloniaux ne s’amorcent véritablement que dans les années 1880. Même s’agissant du cas britannique, où l’impérialisme est précoce, les travaux de Bernard Porter tendent à en limiter la portée dans l’identité nationale britannique jusqu’à la fin du siècle. Autrement dit, avant le tournant des années 1880-1890, le colonialisme aurait eu bien peu de place dans le sentiment national en Europe, même s’il faudrait nuancer.

En revanche, pour la fin du siècle, on tend en effet à rapprocher l’émergence du nationalisme, entendu comme une conception exclusive, défensive et agressive de la nation, et essor du colonialisme. Précisons les choses. À la fin du XIXe siècle, on voit apparaître et se diffuser massivement une conception nouvelle de la nation : à rebours du sentiment de fraternité entre les nations mis en avant au milieu du siècle, on commence alors à considérer que celles-ci sont des ensembles homogènes et étanches, qu’il convient de préserver des contaminations extérieures et de fortifier face aux menaces qui pèsent sur elles. Cette conception est en partie héritée du darwinisme social : les nations seraient des ensembles vivants qui luttent pour leur survie, et qui pour ce faire doivent adopter une politique de puissance qui les rendra fortes face à leurs voisines contre lesquelles elles sont engagées dans une lutte pour la vie.

Dans cette perspective, la possession d’un empire colonial devient alors un facteur de prestige et de puissance. Au-delà des intérêts économiques et commerciaux que pouvaient revêtir les ensembles impériaux, ils sont alors investis d’une valeur symbolique et politique : s’emparer de possessions coloniales, c’est se faire sa place au soleil, pour reprendre le mot d’ordre de la Weltpolitik de Guillaume II. C’est mettre en évidence la vitalité et la puissance de la nation, raison pour laquelle les rares échecs sur ce terrain déclenchent souvent de véritables crises nationales.

On comprend, dans une telle configuration, que le terrain colonial soit rapidement devenu un terrain de tensions nationales à mesure que les espaces à coloniser s’amenuisaient : après les tensions avec le Royaume-Uni à l’occasion de l’affaire de Fachoda en 1898, la France vit au rythme des crises marocaines de 1907 et 1911 qui l’opposent à l’Allemagne. Si la plupart des historiens s’accordent aujourd’hui pour dire que les questions coloniales n’ont pas été décisives dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il n’en reste pas moins que le colonialisme devient, au tournant du XXe siècle, une composante essentielle du nationalisme.

Giuseppe Mazzini, Cavour, Garibaldi, Bismarck, Metternich…, vous rappelez que cette histoire « a longtemps été écrite sans tenir compte des femmes »   . Vous présentez des parcours individuels dont ceux de Mathilde Franziska Anneke qui fonde un journal féministe en langue allemande aux États-Unis ou Emilia Casanova qui créer un mouvement féminin de lutte pour l’indépendance cubaine. Quels travaux ont mis en avant le rôle des femmes dans les processus nationalitaires ?

Delphine Diaz : On pourrait penser de prime abord que la place des femmes est restée réduite dans les processus d’affirmation des États-nations. D’abord parce qu’elles sont demeurées très largement privées des droits civils et politiques élémentaires dans l’Europe du long XIXe siècle. Par exemple, en France, le Code civil napoléonien de 1804 a réduit les femmes au rang de mineures au regard du droit. Leur place paraît plus importante si on se penche de plus près sur la question.

Soulignons d’abord que depuis l’Antiquité, les communautés politiques sont symboliquement incarnées par des allégories nationales féminines (Roma, Hispania, Gallia…) ; mais c’est durant le XIXe siècle que se multiplient et s’affirment les figures féminines qui incarnent la nation et que l’on trouve représentées à travers des monuments, des caricatures, des pièces de monnaie… En France, la figure de Marianne s’impose dans le second XIXe siècle pour personnifier une nation républicaine. Toutefois, les femmes ne jouent pas seulement un rôle allégorique ou symbolique. Elles assument une multiplicité de rôles plus concrets dans les processus de construction nationale, en participant aux sociabilités politiques, en promouvant les langues nationales, en prenant parfois les armes pour défendre la nation.

C’est le cas notamment lors des révolutions de 1848, où l’on voit de plus en plus communément des femmes monter sur les barricades à Paris, Milan, Vienne ou Prague : l’iconographie les a d’ailleurs abondamment représentées. Si les Européennes peinent à obtenir une reconnaissance de leur rôle politique au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, puisqu’aucun pays européen ne leur octroie alors le droit de vote, elles n’en sont pas moins mobilisées par les États-nations lors de l’entrée dans la Première Guerre mondiale : l’historienne Françoise Thébaud a parlé d’une « nationalisation des femmes », c’est-à-dire d’une mobilisation par l’État du corps des femmes et de leur force de travail.