Fort du succès de Liberté, le premier tome de la trilogie Révolution, Égalité (livre I) revient sur l’année 1791, à travers les questions du genre et de l’esclavage.
Véritable coup de tonnerre dans le milieu éditorial du neuvième art, Liberté, le tome I de la trilogie Révolution, signé par le duo Florent Grouazel et Younn Locard, a raflé de nombreux prix. Les aventures du breton Kervélégan ont connu bonne fortune : prix de la BD citoyenne CTHS/Bulles d’Humanité 2019, prix de la BD historique/Blois 2019, et Graal suprême, le fauve d’or au festival d’Angoulême 2020.
Liberté
Grouazel et Locard se sont rencontrés au lycée à Lorient avant de poursuivre un cursus commun au sein de la fameuse école de bande dessinée Saint-Luc à Bruxelles. Cette complicité débouche sur Éloi (2013), autour de la question coloniale au milieu du xixe siècle en Nouvelle-Calédonie. Soutenus par Thierry Groensteen, éditeur chez Actes Sud, et grand connaisseur de la bande dessinée, ils peaufinent la trilogie Révolution (Liberté, Égalité, Ou la mort).
Paru en janvier 2019, le tome I Liberté développe les événements majeurs de l’année 1789. L’introduction tonitruante, avec le dénouement de l’affaire Réveillon, donne le ton. Dans les pas d’Abel de Kervélégan, les auteurs nous font revivre au plus près la prise de la Bastille avant de clore sur les journées des 5 et 6 octobre 1789.
Abel de Kervélégan, noble breton en mal d’amour, débarque à Paris à l’été 1789 et retrouve son jumeau Augustin. Ce dernier nous dévoile les coulisses de la grande Histoire à travers celles de la jeune Assemblée, tandis qu’Abel intègre les rangs de la Garde nationale. Cette immersion dans le bouillonnant faubourg parisien de Saint Marcel amorce la rencontre avec la domestique Louise, égérie en devenir et incarnation de l’idéal révolutionnaire.
Égalité
Sorti en janvier 2023, Égalité annonce la déliquescence du corps politique hérité de l’absolutisme durant l’année 1791. Ce livre I s’achève sur la fuite du roi (21 juin 1791) et la fusillade du Champ-de-Mars (17 juillet 1791). En tête de chapitre, une reproduction de lettres manuscrites signée Madame Gormant du Cabanel ouvre la séquence. L’arrivée de cette jeune veuve, originaire des « îles à sucre », héritière d’une plantation, questionne la place de la femme et le sort des esclaves dans les sphères révolutionnaires.
Les jumeaux évoluent : Augustin stabilise le souffle de 1789 dans l’écriture d’une constitution, en parallèle d’une récente activité d’entrepreneur. Abel a quitté l’uniforme de la garde pour devenir le camelot de son frère. C'est l’occasion de déplacer le récit en province et de souligner le glissement du politique vers l’économique, évoquant les prémices d’une industrialisation en devenir. Louise est employée de maison chez le député Kervélégan. Dorénavant, elle s’émancipe de sa condition de naissance en se rapprochant de madame du Cabanel.
D’un tome à l’autre, cette bande dessinée chorale s’étoffe de nombreux personnages secondaires : Nathanaël Pym, l’observateur anglais, Saint-Roch, le bretteur dandy séducteur de jeune fille à particule, ou encore Marie, gavroche avant l’heure. Encadrant les Barnave, La Fayette et autres figures historiques, ils étirent le récit fictionnel, établissant un équilibre nécessaire avec les séquences politiques très studieuses. Tapie dans l’ombre complotiste, la contre-révolution est omniprésente, personnifiée par l’ignoble Laigret, aux traits zemmouriens, libelliste à la solde de la noblesse « patriote », et que l’on aime détester tant le personnage sonne juste.
Une nouvelle imagerie révolutionnaire
Le sentiment premier en parcourant ces ouvrages est l’abondance d’informations. Au-delà de la pagination (300 pages pour chacun des volumes), le contenu est très dense. La documentation bibliographique et les recommandations académiques sont sérieuses. À ce flux canalisé répond un dessin précis et fouillé. Du rythme, les scènes d’action alternent avec le débat politique, en assemblée ou dans l’intimité des personnages. Avec régularité, la lecture s’arrête sur des doubles pages grandioses, véritable respiration : Paris et ses lieux de mémoire, de la Bastille au Champ-de-Mars, le port et les jardins de Bordeaux, mais aussi un saisissant portrait du sinistre Laigret fuyant ses anciens complices.
Révolution ringardise l’imagerie révolutionnaire d’autrefois. Dès les années 1950, Hugo Pratt promène son œuvre dans l’Histoire. François Bourgeon, en 1980, avec Les passagers du vent, lance le genre du roman historique en bande dessinée. En s’abreuvant à ces sources, le processus de légitimation intellectuelle de la bande dessinée est désormais abouti, comme en témoigne la récente Histoire dessinée de la France, dans laquelle l’écriture graphique du roman national rapproche l’historien de l’artiste.
Révolution marque une nouvelle étape. À l’heure d’une production pléthorique (5 000 titres annuels), Égalité surnage. Si elle approche le même écueil que la Ballade de la mer salée de Hugo Pratt (1975), celui d'une bande dessinée trop intellectuelle, elle parvient à le contourner et à poursuivre sans avarie sa belle traversée de l'Histoire.