Au début du XXe siècle, à la croisée du sport et du spectacle, la boxe moderne se constitue comme un « spectacle sportif » en se dotant de règles et d’une organisation.

Sylvain Ville, historien du sport et maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne, publie une version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue en 2016. Le livre affiche dès son titre cette double ambition : saisir l’indissociabilité des codes sportifs et de la mise en scène théâtrale dans le spectacle de boxe. Ainsi l’auteur analyse les conditions d’émergence de la « boxe moderne ». Il met en perspective ses représentations, ses formes de pratique et d’encadrement ainsi que sa publicité, tant d’aspects qui font passer la boxe d’une pratique confidentielle à une culture de masse en l’espace de trente ans. De plus, en se concentrant sur la capitale française, Sylvain Ville étudie l’émergence de la scène parisienne comme l’une des plus actives de la boxe.

L’ouvrage est préfacé par Christophe Charle dont l’influence et les méthodologies se retrouvent tout au long du travail. En effet, Sylvain Ville mêle prosopographie, cartographie et fine connaissance de l’histoire culturelle pour retracer les débuts de la boxe et analyser les liens étroits qu’elle entretient avec le monde du spectacle. Son ouvrage documente les évolutions du groupe pugilistique : on suit alors les boxeurs en eux-mêmes, mais également leur encadrement (coachs et entraîneurs) ou encore organisateurs et journalistes qui gravitent autour de ce milieu. Les espaces de pratiques et de spectacles parisiens sont également mis à l’honneur, notamment à travers une comparaison avec Londres, afin de saisir l’importance de certaines salles dans la structuration du domaine. L’histoire de la boxe présentée est ainsi, non pas l’histoire de la transformation d'une pratique en sport, mais celle d’une lutte et d’une relation intime et privilégiée entre le monde du spectacle et le monde du sport, où promoteurs et membres des fédérations jouent un rôle déterminant pour réglementer la pratique.

Amateur ou professionnelle, sportive ou spectaculaire

Les carnets ethnographiques de Loïc Wacquant   font partie des travaux importants sur la boxe. Ce dernier insiste sur la différence fondamentale qui existe entre la boxe professionnelle et la boxe amateur. Il s’agit de deux sports totalement différents, la boxe professionnelle est ainsi à la recherche du coup marquant, blessant, du K.-O. et multiplie les rounds. De son côté la boxe amateur se déroule en beaucoup moins de rounds, les boxeurs sont protégés avec un casque, et l’objectif même du combat est différent : il s’agit de multiplier les touches et donc les points.

Cette différence entre deux formes du combat pugilistique ne date pas de la fin du xxe siècle et se trouve même en réalité constitutive de l’émergence de la boxe. En effet, si dès 1867 la boxe amateur se codifie, notamment sous l’impulsion de l’Amateur Athletic Club (AAC) qui fixe le port de gants, la durée et le nombre de rounds, ou encore la répartition des points, la pratique ne se diffuse que sous l’impulsion d’une autre organisation nationale, l’Amateur Boxing Association (ABA). Cette dernière organise un championnat annuel, puis se constitue en opposition au professionnalisme et aux combats commerciaux des prize-fighting. Ces derniers sont des combats à mains nues et aux règlements assez flous avec des durées et un nombre de rounds variables. Pour autant, c’est le rapprochement de ces deux pratiques qui constitue l’essence de la boxe moderne, c’est-à-dire « le caractère structuré et réglementé de la boxe amateur et la dimension spectaculaire et lucrative du prize-fighting ». De fait, si elles s’opposent, ces formes de pratiques se confondent souvent dans ces premiers temps et plusieurs compétitions se font pour de l’argent, tout en se déroulant sous le règlement de l’ABA. Certaines rencontres opposent même « amateurs » et « professionnels ».

Dès ses origines, la boxe investit les salles de spectacle et s’éloigne du modèle sportif anglais traditionnel, qui s’apparente à une forme amateur et aristocratique du sport qui permettrait d’éduquer les pratiquants   . Une autre distinction fondamentale apparaît alors dans les pratiques pugilistiques et Sylvain Ville propose de distinguer une « boxe sportive » et une « boxe spectacle », notamment dans une opposition répartie de part et d’autre de la Manche. Dans la boxe française, les assauts sont arrêtés par l’arbitre après chaque touche, et l’enchaînement est interdit. Il en découle un niveau de violence faible et une pratique très codifiée qui rappelle l’escrime. Cette dernière est censée éduquer les Français, en particulier dans une culture virile de l’honneur. Dans la boxe anglaise, de son côté, une des modalités qui se diffuse est le « combat » : les coups ne sont alors pas retenus, les boxeurs saignent et sont marqués physiquement. Bien plus violente, elle apparaît également bien plus spectaculaire. Face à la boxe sportive et dans un contexte d’anglophobie ambiant, elle est considérée comme brutale et « étrangère ».

La dérégulation d’une « culture sportive commerciale »

La boxe est intrinsèquement liée au monde du spectacle. À propos des formes contemporaines, Loïc Wacquant parle ainsi de « (re)présentation théâtralisée et hautement codifiée » que les boxeurs donnent d’eux en public et il qualifie les boxeurs « d’artiste de scène »   . Aussi, Sylvain Ville s’attarde à analyser la formulation des liens entre ces deux univers au début du xxe siècle.

À partir de 1907, la boxe anglaise explose en popularité, notamment sous une forme inédite de spectacle qui unifie boxe spectacle et boxe sportive. Relayée par la presse, ce nouveau combat pugilistique est la composante d’une soirée, avec plusieurs numéros, et non pas un spectacle en lui-même. Elle n’est pas soutenue par la Fédération Française de Boxe (FFB) qui considère la boxe « pervertie » par le spectacle. Cette dernière est toujours suspectée de chiqué et de manque à l’éthique sportive. De ce fait la FFB, qui considère avoir le monopole des titres, se refuse à confirmer les évènements de compétition organisés selon ces modalités et à officialiser les titres.

La boxe devient ainsi médiatique, non par ses instances de contrôle ou à la suite d’une volonté particulière, mais grâce au spectacle. La Fédération sportive de Boxe (FSB) tente alors de concurrencer la forme populaire en organisant elle aussi des spectacles. Il découle de cette rivalité un « marché des spectacles de boxe » où plusieurs acteurs et salles bataillent pour le monopole des représentations. Les fédérations s’associent à des salles emblématiques et forment alors plusieurs pôles d’organisation. La boxe et l’industrie pugilistique s’inscrivent parfaitement dans ce que Christophe Charle qualifie de « dérégulation culturelle »   , c’est-à-dire le bousculement des hiérarchies culturelles et leur mise en concurrence à la suite de l’avènement du libéralisme politique et économique, qui entraîne une réorganisation des activités culturelles et notamment du sport.

Progressivement s’opère une stratification des salles de représentation pugilistique : de petites salles avec des boxeurs prometteurs, et de grandes salles de spectacle. La cartographie des salles de boxe se recoupe avec la cartographie des théâtres parisiens   . En effet les salles se situent dans les quartiers bourgeois qui constituent des secteurs géographiques stratégiques par la proximité des gares, des hôtels, mais également du public. Malgré une majorité de places moins onéreuses, cela reste une activité coûteuse. Son succès grandissant s’accompagne d’un cercle vertueux qui se manifeste par la création de goodies.

Fort de ce succès, plusieurs règles sont instaurées pour améliorer l’expérience du public : on interdit de fumer pour éviter les ambiances opaques ou encore on demande aux femmes de ne porter ni chapeaux, ni coiffures qui gêneraient pour voir le combat. C’est entre 1910 et 1914 que la boxe devient le spectacle sportif à grand succès par excellence. Spectacle très prisé des milieux aisés, elle apparaît ainsi comme une pratique « doublement populaire ». Elle s’impose progressivement comme une culture de masse, c’est-à-dire une activité produite et reçue par un public des classes populaires tout autant que par toutes les fractions de la société. Des liens et de la relation étroite que la boxe entretient avec le monde du spectacle – les combats sont souvent annoncés dans la rubrique « spectacles et concerts » – il résulte qu’elle est une « culture sportive commerciale ».

Codifier, structurer, organiser

Pour autant, ce succès ne fait pas taire plusieurs critiques qui continuent de voir dans la boxe un voyeurisme de la violence et des combinaisons financières. De fait, l’exhibition et les pratiques du sport moderne sont un enjeu de lutte entre plusieurs acteurs, notamment pour en faire accepter la pratique   . À titre d’exemple, si la boxe reste une activité moralement réprouvée, la présence de spectatrices permet, toutefois, de banaliser le combat. Elle apparaît ainsi comme un terrain privilégié pour saisir l’influence de différents domaines dans la structuration d’une activité. En effet, les journalistes, les présidents de fédérations ou encore les promoteurs rivalisent d’influence pour donner sa forme moderne à la boxe et c’est la coexistence de ces différentes conceptions qui fait de la boxe cette pratique hybride à la croisée des genres.

Si la FSB revendique le monopole de l’organisation et que ce rôle théorique est admis par les organisateurs qui veulent aussi une régulation du marché, dans les faits, le choix du lieu et le choix de l’heure des combats sont une négociation avec les boxeurs et leurs managers : il faut pouvoir combiner le combat avec d’autres matchs ayant lieu dans la capitale. Plus les boxeurs sont reconnus et ont du succès, plus les négociations sur toutes les facettes de l’organisation de la soirée sont autorisées.

Dans le même temps, de plus en plus de boxeurs deviennent « professionnels ». Ce phénomène n’indique pas une réelle professionnalisation du milieu, mais reflète surtout sa dimension commerciale : les boxeurs sont rémunérés donc considérés comme professionnels. De fait, cela se traduit également dans l’encadrement et le terme de « professionnels » qui désigne progressivement tous les « intermédiaires de ring », c’est-à-dire tout autant les combattants d’un soir que les entraîneurs, les professeurs ou les managers. Accompagnant tous ces phénomènes, la boxe est aussi au cœur d’imaginaires d’ascension sociale   qui se trouvent contredit par l’analyse socio-historique de Sylvain Ville. Si les jeunes qui commencent une carrière sont majoritairement issus des milieux artisano-tertiaires, on retrouve à la fin de leur carrière très peu de réelle ascension sociale.

Avec ce succès grandissant de la boxe, la préfecture de police s’empare du sujet et tente d’élaborer un règlement officiel. Considérée comme une ingérence de l’État dans leurs affaires, les organisateurs souhaitent alors codifier eux-mêmes la pratique pour l’uniformiser. A la suite d’un grave accident, le dossier traînant, le préfet de police interdit les combats de boxe. Dès lors, la question de l’autorité légitime à réglementer se trouve très vite au cœur d’une opposition entre deux pôles : la Fédération Française de Boxe Professionnelle (FFBP) et la Fédération Française de Boxe et de Lutte (FFBL), chacune associée à une salle de spectacle et à des journaux. Au terme de plusieurs commissions, un règlement est adopté, il permet à la FFBL de s’imposer en revendiquant le texte comme le leur, même si ce dernier reprend aussi de nombreuses propositions de la FFBP. C’est également à ce moment, dans un « esprit sportif », que se définissent les catégories de poids. Même si cela n’est pas forcément appliqué, car les étrangers n’ont pas les mêmes catégories, c’est cette dynamique qui va permettre de structurer les récompenses et les titres à l’échelle internationale.

Dans les années 20 et 30, la FFB domine, c’est une fédération internationale et l’objectif n’est plus alors seulement de réglementer la boxe, mais également de constituer une éthique sportive. Le sport se dote alors de règles et de codes extrasportifs constituant un ordre éthique et moral. La boxe devient plus qu’un sport ou qu’un spectacle, elle fait du pratiquant un être à part   . L’entente se poursuit entre fédérations et organisateurs pour donner une nouvelle image à la boxe. Une fois ce code moral mis en place, ils luttent contre d’autres formes de combats qui ne le respecterait pas. Suspecte de tricherie, la « boxe foraine » est au centre des critiques. De fait, la boxe n’est pas exempte des jugements sociaux de race et de classe et en reproduit même les mécanismes.

Au terme du livre, on peut regretter que la promesse du titre « Paris-Londres » et la comparaison entre les deux villes ne soit pas pleinement pratiquée. Annoncée dès l’introduction, la ville de Londres ne sert que de contrepoint à différents moments, notamment dans le premier chapitre pour la stabilisation de la pratique pugiliste. Pour autant, l’intérêt du livre est de sortir d’une conception de l’histoire du sport comme le passage d’une pratique élitiste à une pratique de masse et d’une histoire de la boxe comme celle de la transformation d'une pratique en sport. Sylvain Ville montre ainsi comment, dès le début et jusqu’au milieu du XXe siècle, la pratique pugiliste se trouve au croisement des différents registres. C’est ainsi cette coexistence des mondes qui participe de la stabilisation d’une pratique sportive et spectaculaire.