En construisant la biographie de Robert « Rocky » Balboa, Loïc Artiaga livre une analyse d’un fantasme collectif états-unien et étudie les liens qu’il entretient avec la société.

Maître de conférences en histoire culturelle à l’université de Limoges, Loïc Artiaga est spécialiste de littérature populaire, des pratiques sportives et de leurs représentations. Dans ce livre, tiré du mémoire inédit présenté à l’occasion de son habilitation à diriger des recherches soutenue en 2021, il mêle ses différentes spécialités et consacre une biographie au boxeur fictif « Rocky ».

Personnage principal de la série éponyme de cinq films, réalisés entre 1976 et 1990   , d’un film en 2006   , puis personnage secondaire au sein d’un nouveau cycle, Creed, composé de deux films actuellement   (un troisième Creed est actuellement en tournage), Robert « Rocky » Balboa permet une approche sociale et culturelle d’un fantasme collectif. Loïc Artiaga, en cinq chapitres, aborde l’histoire de la ville centrale de la saga, Philadelphie, dressant une histoire du monde de la boxe amateure et professionnelle et analysant la construction de l’athlète masculin au croisement des enjeux de genre et de race. L’historien revient également sur les mécanismes de la guerre froide sportive et culturelle, pour ensuite s’intéresser aux retraites des athlètes, ainsi qu’à la façon d’entretenir une mémoire sportive. Enfin, dans un chapitre final, il montre les ressorts de la fiction populaire tout en développant l’intérêt épistémologique de la biographie fictionnelle.

En somme, en considérant la dimension performative des fictions populaires qui « témoignent des frustrations d’une époque », l’historien se livre à l’exploration d’une réalité non advenue, mais bien présente dans l’imaginaire collectif états-unien.

Rocky, un athlète avant tout

Loïc Artiaga met plusieurs fois en parallèle les performances sportives de Rocky Balboa avec celles des véritables boxeurs de l’époque. Ainsi la saga Rocky devient une « histoire dissidente de la boxe professionnelle » et de nombreux boxeurs se comparent au Stalion, en expliquant comment et surtout pourquoi ils auraient gagné face à lui. Rocky devient, selon l’historien, un étalon pour les boxeurs réels qui ont envie de prendre leur revanche symbolique en expliquant leur supériorité. Le Stalion éclipse par exemple la carrière de Larry Holmes, véritable champion des poids lourds entre 1978 et 1985, et dont la carrière se prolonge comme celle de son homologue fictionnel jusqu’au début du XXIe siècle.

Les combats de Rocky et son style de boxe permettent également d’explorer les évolutions de ce sport au cours du XXe siècle. Si Stallone et les films sont souvent critiqués pour l’absence de technique, Loïc Artiaga, reprenant la théorie de Mike Silver, met cela en relation avec le rôle de la télévision. En effet, avec l’arrivée des promoteurs et des retransmissions TV, qui s’accompagnent d’investissements massifs, le combat de boxe gagne en enjeu, mais perd en technique : moins réguliers les matchs doivent être plus impressionnants. La télévision, en cherchant le Knock-out spectaculaire, « brutalise » la boxe au détriment des victoires par points (et donc de l’esquive). De ce fait, les boxeurs contemporains ne feraient pas le poids techniquement avec ceux du début du XXe siècle. Stéphane Hadjeras explique également cela par l’évolution des règles du sport, notamment le passage de 20 rounds à 12, la réduction de la durée des rounds, ou encore l’augmentation du poids des gants qui amortissent davantage les coups   .

Au-delà de ces aspects techniques, Loïc Artiaga analyse la cartographie des combats de Rocky Balboa. En dressant une carte des combats du boxeur et en la comparant avec celles d’autres grands champions, Rocky apparaît comme un « boxeur moyen ». En effet, ce dernier combat dans une forme d’isolationnisme puisqu’à la manière des sportifs états-uniens de la seconde moitié du XXe siècle qui deviennent « champion du monde » sans se confronter à l’extérieur, Rocky sort très peu des frontières du pays. Enfin, tout comme les sportifs de la période, il construit sa carrière autour d’un fief, ici la ville de Philadelphie.

Rocky, un homme blanc de Philadelphie

Cet ancrage local du boxeur fictionnel permet à Loïc Artiaga de développer l’idée centrale du livre : Rocky incarne le « grand espoir blanc » qui change le cours de l’histoire. L’historien analyse cette idée en la déclinant à travers plusieurs thématiques, tout d’abord celle de la ville.

Si l’histoire commence avec une présentation de la crise urbaine et de la pauvreté, le secteur d’habitation de Rocky apparaît également comme « l’un des symboles de la résistance blanche aux programmes de logements sociaux ». De plus, dans la capitale de Pennsylvanie, la boxe est si dure et les affrontements si violents que les matchs locaux empêchent d’atteindre, en bonne santé, la scène sportive nationale ; Rocky, lui, y parvient. Le personnage s’illustre alors comme cette représentation du rêve américain, passant de simple homme de main des quartiers pauvres à champion du monde de boxe.

Rocky incarne, par ailleurs, le reflux des figures sportives politisées. La publicité des années 1970 s’empare de l’identité masculine noire, ces derniers assurant désormais « le spectacle tout en évitant d’aborder publiquement les sujets les plus brûlants ». Apollo Creed incarne alors un Mohammed Ali de façade, bien moins provocateur qui, pour des raisons économiques, n’a pas repris à son compte les revendications politiques des athlètes le précédant. En prenant sa place, Rocky Balboa correspond à l’image d’un self-made man contrecarrant la domination des athlètes noirs sur la boxe professionnelle. Il rompt avec leur tradition de prise de parole et fonctionne comme un anti-Mohamed Ali, un anti-Jack Johnson, ou tout simplement un anti champion noir du XXe siècle.

Cette revanche pourrait aussi se comprendre comme celle de « l’homme blanc » et Loïc Artiaga insiste sur l’analyse du sport comme un prolongement de la domination masculine. Malgré les divers changements depuis 1918 et l’intégration progressive des femmes dans les compétitions sportives, la boxe continue à exclure la moitié de l’humanité. Le succès de Rocky pourrait également être mis en relation avec la « crise de la masculinité » propre à chaque époque et dont tout à la fois la fin du XXe siècle que le début du XXIe ne sont pas exempts   . Cette idée de « crise de la masculinité » permet de mieux saisir les questions de la drogue et du dopage qui accompagnent la quête du corps parfait, à la fois incarnée par l’interprète du personnage Sylvester Stallone que par les autres acteurs de film d’action de cette période.

Heuristique de la biographie fictionnelle

Le livre de Loïc Artiaga ne s’embarrasse pas de l’impasse épistémologique que constitue la recherche de « réalisme » dans les œuvres de fictions, qu’elles soient historiques ou non, et prêche pour une analyse plus fine des rapports que ces dernières entretiennent avec le monde social. Il avait déjà publié avec Mathieu Letourneux, en 2013, une biographie fictionnelle, cette fois-ci sur Fantomas   , prolongeant ici ce type de réflexion historiographique.

S’il ne s’agit pas, pour Loïc Artiaga, de « défendre la supériorité de l’imaginaire sur le réel », mais bel et bien de « constater la capacité de l’imaginaire à prendre place et à faire sens lorsque le réel devient moins visible ». On peut toutefois regretter le peu de mobilisation des approches issues des cultural studies britanniques et des « conflits de réception »   qui accompagnent toute œuvre de fiction. Il aurait également été possible de reprendre la distinction de John Fiske   entre « culture de masse » (produite par une société industrielle) et « culture populaire » (la signification et l’interprétation des publics) pour analyser le conflit entre les producteurs et Sylvester Stallone.

En effet, l’acteur, qui était aussi scénariste (depuis le premier film) et réalisateur (des épisodes II, III, IV et Balboa), voulait faire mourir Rocky dans l’épisode V. Les mécanismes de production et les logiques de studio, ayant œuvré pour la survie du personnage, ont fait basculer Rocky du côté d'une « culture de masse » qui s’adresse (dans ce cas précis) davantage à la droite états-unienne.

Cette absence de mobilisation des approches culturelles étrangères — fréquente dans la recherche française et loin d’être récente   — n’enlève cependant rien à la réussite du livre, lequel répond à son objectif de « travailler sur une œuvre du monde, mais de le faire en tant qu'historien […] avec des méthodes d’historiens très classiques ». Tout en montrant la richesse et les possibilités de l’histoire culturelle, Loïc Artiaga livre l’analyse d’un imaginaire médiatique états-unien partagé: non pas une histoire contrefactuelle — qui se développe de plus en plus en France, sous l’influence anglophone   — mais bien la biographie d’une uchronie, d’un fantasme collectif. Une biographie attentive aux ressorts, zones d’ombres et intersections de la fiction avec la réalité, notamment celles des grands boxeurs de l'époque, occultée par ce cycle à succès.