À travers l’analyse de l’éthique de la pratique alpine, de la distinction des grands alpinistes et de la composition des clubs, Delphine Moraldo contribue à la socio-histoire des élites britanniques.

Dans ce livre, tiré de sa thèse soutenue en 2017, Delphine Moraldo construit une socio-histoire   de l’alpinisme de sa naissance, au XIXe siècle dans l’Angleterre victorienne, jusqu’à aujourd’hui. En s’intéressant à la manière dont les alpinistes ont fixé les principes et les règles, puis ont construit une éthique de leur pratique alpine, cette étude se trouve au carrefour de plusieurs champs disciplinaires : la sociologie du corps et des pratiques sportives, mais aussi la sociologie et l’histoire des élites et de l’excellence. Si l’ouvrage, objet d’un entretien et déjà recensé sur Nonfiction.fr, semble regorger d’intérêt, ce nouveau porte son attention principalement sur l’étude des élites, et ce qu’elles disent de la société britannique.

En effet, l’alpinisme se trouve au cœur d’un nœud de discours sur l’excellence : l’élite de ce sport est aussi l’élite sociale du Royaume-Uni. L’« esprit de l’alpinisme » étudié dans le livre est donc un esprit de classe et du temps, l’esprit d’un groupe socialement et sexuellement homogène qui construit les valeurs de son excellence et légitime du même coup sa domination sociale. Cet esprit qui donne son titre au livre – reprenant l’expression de Max Weber sur l’esprit du capitalisme   et de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur le nouvel esprit du capitalisme   – c’est la synthèse de l’imaginaire, des représentations, des croyances, des valeurs, des principes, des justifications, mais également des formes de distinction et des modèles d’excellence qui accompagnent la pratique de l’alpinisme. Il désigne ainsi tout à la fois l’éthique, c’est-à-dire les valeurs qui encadrent l’activité, et « l’état d’esprit » dans lequel elle est pratiquée. L’esprit de l’alpinisme, c’est cet élitisme d’un groupe de gentlemen dans une pratique « plus-que-sportive », une pratique des sommets dans une quête de distinction.

L’invention d’une pratique

L’esprit de l’alpinisme se définit comme une éthique, soit « un code de conduite à teneur morale régulant les actions pratique des alpinistes ». Cette éthique est d’autant plus importante dans le cadre d’une activité qui, jusqu’à l’heure actuelle, n’a pas de règlement officiel. Dès l’introduction, Delphine Moraldo montre que malgré une relative démocratisation de l’alpinisme au cours du XXe siècle, son esprit originel, constitué au XIXe siècle au sein d’une élite et impliquant un nœud de dominations raciales, sociales et genrées, est toujours présent dans les règles qui encadrent sa pratique   . Suivant un plan chronologique, son étude commence en présentant la façon dont le modèle de l’excellence alpinistique apparaît, se codifie et de se diffuse au XIXe siècle.

La première ascension du mont Blanc, en 1786, constitue l’évènement fondateur de l’alpinisme moderne. Cantonnée aux Alpes, la pratique de l’escalade des sommets s’inscrit dans un contexte de changement des représentations et de la conception de la montagne. Philippe Joutard, parle ainsi, au moment du bicentenaire de sa conquête, d’« invention » du mont Blanc et de la haute montagne   . Cette première ascension synthétise un nouvel imaginaire fait de goût du risque et d’esthétique de la démesure : un mélange de quête de beauté et d’angoisse. De fait, autrefois terrifiante, inquiétante et interdite, la montagne entre progressivement dans l’imaginaire européen sous l’impulsion des curiosités scientifiques et esthétiques. La première ascension est réalisée par le guide Jacques Balmat et le botaniste Michel Paccard. Horace Bénédict de Saussure, géologue et naturaliste, précurseur de l’alpinisme, gravit le mont Blanc dès l’année suivante, en 1787.

Cependant, il faut encore attendre pour que la montagne, sortie de ces considérations scientifiques, devienne un véritable « terrain de jeu » pour les gentlemen britanniques. 70 ans après ces premières expéditions se créer, en 1857 en Angleterre, le premier club Alpin : l’Alpine Club. À l’inverse, la France – qui sert de « contrepoint comparatif  » tout au long de l’ouvrage – accueille son premier club alpin, tout à la fois le dernier créé en Europe, en 1874. L’Alpine Club ainsi créé, réservé aux élites alpines, ne compte que 10 % d’aristocrates, pour autant il comprend un ensemble de classes dominantes de la société victorienne. Le club forme un groupe extrêmement restreint, fermé et élitiste, caractérisé par une homogénéité sexuée, sociale et sportive. L’alpinisme est ainsi une « invention de la bourgeoisie »   .

Sa redéfinition élitiste par la bourgeoisie britannique

Pour autant, dans l’alpinisme, gravir le sommet ne suffit pas, il faut la forme et la manière. Cette excellence intrinsèque à l’esprit de l’alpinisme se construit autour d’un triple rapport : un rapport à la pratique et la construction d’« une bonne manière de pratiquer », un rapport aux autres individus pour « se distinguer face aux autres sujets de la montagne », et un rapport à soi-même « se percevoir soi-même comme grand alpiniste ». De fait, le code de l’alpinisme tend à éloigner l’exercice physique et à insister sur la dimension intellectuelle de son exercice. Il témoigne d’une conception « aristocratique » de la pratique, marquée par le détachement, la distance, la stylisation et l’ascétisme, mais repose sur des bases sociales bourgeoises. Les valeurs ainsi transmises dans l’alpinisme – l’indépendance, la maîtrise de soi, le courage – sont constitutives du caractère viril à atteindre. Celui du sportif, du gentleman, de l’entrepreneur capitaliste, ou encore du soldat de l’Empire.

Tout cela conduit à ce que dans l’alpinisme apparaisse, par nature, comme spécifiquement « anglais », notamment à travers discours des pratiquants. L’esprit de l’alpinisme ce sont ces principes qui guident la pratique et qui se trouvent également être au cœur cœur des définitions de l’identité du gentleman britannique. Une identité qui se construit au cours du XIXe siècle et qui articule englishness et manliness   . L’alpinisme apparaît sous la plume de Delphine Moraldo avant tout comme la formation des futures générations de l’élite sociale et politique.

Aussi, il faut revenir sur ces quelques conceptions. Le terme de gentleman est entendu tout au long de l’ouvrage dans le sens élargi qu’il prend au XIXe siècle, c’est-à-dire la « désignation des individus au train de vie aisé et n’ayant pas besoin de travailler ». Au cours du siècle il en vient à désigner plus spécifiquement ceux ayant reçu une éducation dans les public schools, c’est à dire exclusivement des membres de la middle class. C’est au cours du XIXe siècle que le qualificatif de Gentleman devient ainsi un statut. Un statut associé à des valeurs et à un caractère de la manliness des classes supérieures qui « devient plus important que la naissance pour désigner le “véritable gentleman” ».

La manliness, quant à elle, pourrait être traduit en français par « virilité ». C’est une forme d’idéal, une somme de représentations liées à l’idée de performance. Elle est alors l’apanage d’une forme de masculinité enrichie d’autres attributs (comme la classe, la race ou la sexualité)   . La virilité ainsi construite s’inscrit dans ces processus d’éducation des gentlemen. Ce n’est pas une virilité de naissance, elle s’acquiert face aux circonstances   , notamment rencontrées lors d’une ascension des sommets. À ce titre la virilité n’est pas uniquement masculine et peut s’appliquer, à certaines occasions seulement, aux enfants et aux femmes.

Qu’il faut renouveler à l’ère de la modernisation technique

Cet esprit de l’alpinisme, cet endurcissement des corps et des esprits, se heurte progressivement à des évolutions techniques facilitant les ascensions. La question se pose alors d’intégrer ces nouveaux dispositifs dans une pratique censée pousser les hommes dans leurs retranchements. Si les débats autour de l’utilisation des cordes, des piolets et des crampons sont rapidement résolus en faveur de leur utilisation, ceux qui entourent les pitons, l’oxygène et les guides apparaissent unenglish (non anglais) par nature et sont donc interdits. L’esprit de l’alpinisme revendique le fair play avant toute chose et les outils paraissent, à ce titre, « unfairs  » (déloyaux). Ce débat n’est toujours pas clos. Il a même été ravivé à l’occasion de l’ascension, en une période record, des 14 sommets de plus de 8 000 mètres que compte l’Himalaya, par Nim Purja, alpiniste népalais. En cause : sa médiatisation avec des sponsors et une diffusion de ses exploits sur Netflix   , son déploiement en hélicoptère en altitude, ou encore l’utilisation de l’oxygène en altitude.

De fait, le fair-play caractéristique de l’esprit de l’alpinisme se traduit également dans une conduite et il faut, notamment, ne pas être professionnel. Ce qui permet de se penser comme « grand alpiniste » c’est de pratiquer cette activité en amateur, d’y consacrer peu de temps. C’est à ce titre que tous les guides, et habitants de la montagne sont évincés des classements et des records. Ils habitent sur place et y consacrent leur vie, ils n’ont donc « aucun mérite ». De plus, issus des milieux populaires, ils ne peuvent correspondre à cet esprit de l’élite des gentlemen britanniques. Par ailleurs, la démocratisation progressive de l’alpinisme et l’arrivée des classes populaires dans les clubs s’accompagnent d’un durcissement de l’éthique alpine. Ceux qui rejoignent l’élite « se convertissent et incorporent autant que possible les dispositions caractéristiques des membres déjà en place. » La démocratisation du tourisme pousse à reconsidérer l’altitude. Elle est désormais pensée comme un éloignement, une distinction d’avec les classes populaires qui passent des vacances en montagne à plus basse altitude. Christophe Charle analyse que le passage d’une classe dirigeante à une classe dominante repose sur « une concurrence généralisée entre les fractions de la bourgeoisie et des classes moyennes pour accéder au sommet »   . L’esprit de l’alpinisme c’est le témoignage sportif de cette concurrence. Les Alpes ne sont plus suffisantes et il faut désormais réaliser des ascensions de sommets élevés dans des massifs éloignés.

Une pratique qui flirte finalement davantage avec le divin

L’alpinisme est « bien plus qu’un sport  », il faut gravir le sommet « de la bonne manière », dans « une bonne éthique » et « avec le bon esprit ». La pratique de l’alpinisme, ritualisée de cette manière, se comprend à l’aune d’une sociologie de la pratique religieuse. En effet, le « roi des sports » se distingue tant par l’engagement nécessaire à sa pratique, que les motivations profondes qui poussent ces hommes à s’engager et de risquer leur vie à la conquête de la montagne. Une « vocation », la « noblesse » d’une pratique, la « grandeur » d’une activité, la « quête intérieure » : comme certains sports requérant une ascèse particulière de ses pratiquants, telle la boxe   , l’alpinisme tient parfois bien plus du rituel religieux que de la pratique sportive.

L’alpinisme entretient un discours d’élection, l’homme libre, supérieur, différent, détaché des contingences, pratique sans artifice l’ascension des sommets. Dans une pratique épurée, un homme entretient un dialogue solitaire avec la montagne. Autant de dimensions que certains auteurs ont bien saisi, pensons notamment à l’œuvre de Jirō Taniguchi, Le Sommet des dieux   , qui dès son titre pointe ces rapports que l’alpinisme entretient avec le mysticisme religieux.

Si, en tant qu’historien, on pourrait regretter que ne soient pas mobilisés davantage les travaux sur la construction de l’identité britannique et anglaise – qui auraient peut-être permis de mieux relier l’entreprise de la conquête des sommets alpins aux processus de définition nationale ; en tant que fils d’un alpiniste décédé prématurément, on regrette que le livre ne soit pas plus long encore pour mieux comprendre l’inscription de ces codes moraux dans sa vie quotidienne. Il n’en reste que Delphine Moraldo livre une vaste enquête qui permet de mieux appréhender cet « esprit des sommets » et qui, nous le pensons, n’a pas fini d’être relue.