De manière originale et fouillée, Delphine Moraldo propose un regard sociologique sur l'histoire de l'alpinisme, de ses origines britanniques à nos jours.

L’alpinisme est né il y a près de 200 ans, inventé par des gentlemen britanniques qui consacraient leurs loisirs à escalader les sommets des Alpes. Depuis cette époque, tout ou presque a changé dans l’alpinisme. Il est sorti de son berceau des Alpes et s’étend depuis longtemps déjà à tous les massifs de la Terre, de l’Himalaya aux Andes et du Pamir à l’Antarctique. Les cordes en chanvre, les godillots en cuir et les vêtements en tweed ont été remplacés par du matériel technique hyperperformant, les voies normales, relativement accessibles, ont été délaissées au profit de voies directes ou directissimes toujours plus engagées et difficiles, mais aussi plus dangereuses, et les distingués amateurs ont laissé la place à des professionnels, ou des quasi-professionnels, surentraînés. Mais une chose n’a pas changé, c’est l’esprit de l’alpinisme, c’est-à-dire la manière dont les grands alpinistes, l’élite de la discipline, considèrent leur propre pratique.

L’esprit de l’alpinisme est le titre du livre de Delphine Moraldo, tiré de sa thèse de sociologie soutenue en 2017, qui portait sur la notion d’excellence en alpinisme au Royaume-Uni et en France depuis le milieu du XIXe siècle. L’approche est en fait autant historique que sociologique, mais en adoptant un point de vue original qui fait tout l’intérêt de son travail. Delphine Moraldo ne raconte pas les grandes ascensions ni les drames célèbres qui ont marqué l’histoire de l’alpinisme, même si elle est amenée à en évoquer certains, mais elle s’intéresse à la manière dont les alpinistes ont fixé les principes, les règles éthiques, de leur pratique, et comment cet esprit s’est maintenu, malgré des évolutions imposées par un contexte qui a beaucoup changé depuis l’époque victorienne. Pour cela, se concentrant sur le Royaume-Uni et dans une moindre mesure sur la France, elle a travaillé essentiellement à partir des discours que les alpinistes ont produits sur eux-mêmes : articles dans les revues spécialisées, nécrologies de grands alpinistes écrites par d’autres grands alpinistes, récits d’ascensions et autobiographies, et enfin, pour les générations les plus récentes, entretiens avec des alpinistes, retraités ou encore en activité.

Il ressort de son travail que l’excellence est au cœur de l’esprit de l’alpinisme, et que les alpinistes se considèrent comme constituant une sorte d’élite, dans une triple dimension : dans le rapport à la pratique, à soi-même et aux autres.

Une éthique de l'alpinisme

Au Royaume-Uni encore plus qu’en France, les premiers alpinistes formaient un groupe restreint et très fermé, caractérisé par une triple homogénéité sexuée, sociale et sportive. Il s’agissait tout d’abord de messieurs : l’Alpine club, saint des saints de l’alpinisme britannique, fondé en 1857, n’admettra les femmes qu’en 1974. Ils appartenaient aux classes sociales dominantes de la société victorienne, soit par leur naissance, soit par leur mérite et la réussite matérielle qu’il leur avait permise, et plus que tout par leur éducation, puisqu’ils étaient en général passés par les écoles privées, les public schools, puis les grandes universités, dont celles d’Oxford et de Cambridge, où ils avaient développé un esprit de corps très poussé, qui comprenait le sentiment bien ancré de leur propre supériorité. Enfin, ils accordaient une importance toute particulière au sport, comme instrument de formation et d’endurcissement des corps et des esprits et de préparation à la conquête au service de la grandeur de l’empire britannique, dans la formation des jeunes générations de l’élite sociale.

Les valeurs du sport ont contribué à façonner l'esprit de l’alpinisme. Les alpinistes devaient tout d’abord être des amateurs, c'est-à-dire ne se consacrer à leur passion que quelques semaines par an, lors de leurs congés dans les Alpes, et même ne pas s’entraîner. Comme en rugby, en football ou au cricket à la même époque, cette éthique était une fin en soi, servant à définir les conditions d’une pratique reconnue comme acceptable entre pairs, mais également une manière de barrer aux classes populaires l’accès à l’alpinisme, ou au moins la reconnaissance par le groupe du statut d’alpiniste. C’est ainsi que longtemps, les guides de montagne n’ont pas été reconnus comme des alpinistes. Ce statut leur était refusé en raison de leur extraction sociale très populaire, il s’agissait souvent de paysans des vallées alpines et n’étaient certainement pas des gentlemen, mais aussi parce qu’il s’agissait de professionnels. Les alpinistes britanniques savaient reconnaître la supériorité technique et physique de leurs guides, ils savaient leur rendre hommage, au travers par exemple de récits d’ascension ou de nécrologies, mais ils ne les considéraient pas comme des membres de leur élite.

Un autre point particulièrement intéressant, et parfois surprenant, dans le rapport de l'alpinisme au sport est celui du fair-play. En plus d’une éthique reposant sur l’amateurisme strict, Delphine Moraldo rappelle les débats qui agitèrent le monde de l’alpinisme à propos des moyens acceptables pour réaliser une ascension ou une course, dans laquelle il s’agissait de laisser sa chance à la montagne. Si l’usage du piolet ne fit guère l’objet de débats, il en alla autrement de celui des crampons et même de la corde ! Celle-ci finit par être acceptée, mais uniquement comme sécurité et pas comme une aide à la progression. L’ascension des très hauts sommets de l’Himalaya ou des Andes a renouvelé les polémiques, autour cette fois de l’usage de l’oxygène ou du recours aux porteurs d’altitude ou aux cordes fixes installées à demeure sur la montagne.

Adaptations et invariants

Au total, si l’alpinisme s’inspire du sport, il le dépasse par son engagement et par son objet, au point d’avoir été parfois qualifié de « roi des sports ». Il exprime une forme d’excellence qui réaffirme la supériorité de ceux qui le pratiquent. Le rapport à l’accident et à la mort constitue ainsi un exemple intéressant de la manière dont l’esprit de l’alpinisme s’est construit et renouvelé. Les alpinistes ont toujours su que le danger faisait partie de leur pratique, comme le rappelle par exemple le drame du Cervin en 1865, mais ils considéraient qu’il devait être évité à tout prix, d’une part parce qu’il était vulgaire, indigne d’un gentleman, de risquer sa vie, d’autre part car un simple loisir ne méritait pas qu’on meurt pour lui. Les choses ont bien changé, notamment avec les expéditions dans l’Himalaya où les dangers de la pente et de l'altitude sont partout et sont accrus par la recherche de la vitesse, de la légèreté et de la nouveauté. La liste des grands alpinistes morts en montagne est interminable, mais ceux qui survivent considèrent que ce rapport à la mort, devenue presque un compagnon de cordée, fait désormais partie de leur pratique, et qu’eux seuls ou presque peuvent le comprendre.

L’esprit de l’alpinisme des origines a dû s’adapter aux transformations du XXe siècle. L’alpinisme s’est progressivement mondialisé, il s’est dans une certaine mesure massifié, avec un nombre de pratiquants de plus en plus important, et diversifié. L’alpinisme de haut niveau accepte désormais les femmes et les classes populaires, même s’il reste marqué par une forte présence de pratiquants issus des classes aisées et de diplômés. Il reconnaît une diversité de pratiques, qui s’en sont autonomisées, de la cascade de glace à l'escalade rocheuse en passant par l’escalade en salle. Il est pratiqué par des professionnels, qui en vivent et qui souvent se démènent entre deux expéditions pour chercher des sponsors. Mais si cet alpinisme a donc changé, il a conservé un esprit élitiste et continue à revendiquer sa supériorité, technique cela va de soi, mais aussi morale, sur la masse des profanes ou des pratiquants du dimanche, qui se bousculent dans les refuges des Alpes et sur les vénérables itinéraires qui étaient jadis l’apanage des gentlemen de l’Alpine club.